POÈMES

GUILLAUME APOLLINAIRE   

  - Le Bestiaire -

La carpe
Dans vos viviers, dans vos étangs
Carpes, que vous vivez longtemps!
Est-ce que la mort vous oublie
Poissons de la mélancolie?

L'écrevisse
Incertitudes, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s'en vont les écrevisses

OMAR KAYYYÂM

Quatrains
Traduit du persan sur le manuscrit de la Bodlein Librairy d'Oxford par Charles Grolleau

LVII
Ceux dont les croyances sont basées sur l'hypocrisie
Veulent faire une distinction entre l'âme et le corps.
Moi, je sais que le vin seul a le mot de l'énigme
Et qu'il donne conscience d'une parfaite unité.

LVIII
Les corps qui peuplent cette voûte du ciel
Déconcertent ceux qui pensent.
Prends garde de perdre le bout du fil de la Sagesse,
Car les guides eux-même ont le vertige.

LIX
Je ne suis pas homme à craindre le non-être,
Cette moitié du destin me plaît mieux que l'autre moitié;
C'est une vie qui me fut prêtée par Dieu;
Je la rendrai quand il faudra la rendre.

CXVII
Moncoeur ne sait plus distinguer entre l'appât et le piège;
Un avis me pousse vesr la mosquée, l'autre vers la coupe;
Pourtant, le vin, l'aimée, et moi
Nous sommes mieux cuits dans une taverne que crus dans un monastère.

CXVIII
C'est le matin, humons un instant le vin couleur de rose,
Et brisons encore une fois sur la pierre ce vase de bonne renommée et d'honneur.
Cessons de haleter vers ce qui fut longtemps notre espoir
Et jouons avec les longues boucles et le manche sculpté du luth.

CXIX
Nous avons préféré au monde un petit coin et deux pains,
Et nous nous sommes sevrés du désir de sa fortune et de sa magnificence.
Nous avons acheté la pauvreté avec notre coeur et notre âme;
Nous avons, dans la pauvreté, découvert de grandes richesses.

CXX
Je connais le dehore de l'être et du non-être,
Je connais l'intérieur de tout ce qui est haut et bas:
Pourtant, quelle honte de mon savoir
Si je ne connaissais quelque chose de plus haut que l'ivresse!

CXXI
Jeunes, nous avons quelque temps fréquenté un maître,
Quelque temps nous fûmes heureux de nos progrès;
Vois le fond de tout cela: que nous arriva-t-il?
Nous étions venus comme l'eau, nous sommes partis comme le vent.

CXXII
Poue celui qui comprend les mystères du monde, 
La joie et la tristesse sont identiques;
Puisque le bien et le mal doivent tous deux finir,
Qu'importe que tout soit peine, à ton choix,
ou que tout soit remède.


WILLIAM SCHAKESPEARE
Mesure pour mesure - Acte III Scène 1
(Traduction Jean-Michel Déprats)
( ... )
Le Duc:
Soyez entièrement à la mort, et mort ou vie:
N'en seront que plus douces. Raisonnez ainsi avec la vie:
Si je te perds, je pers une chose
Que seuls des bouffons voudraient garder. Tu n'es qu'un souffle,
Assujetti à toutes les influences astrales
Qui affligent à toute heurs
L'habitacle où tu demeures. Tu es totalement le bouffon de la mort;
Car tu t'efforces en la fuyant de l'éviter,
Et cependant tu cours toujours à sa rencontre. Tu n'es pas noble
Car toutes les commodités que tu enfantes
Sont nourries par la bassesse. Tu n'es pas du tout courageuse;
Car tu as peur de la douce et tendre langue fourchue
D'un pauvre serpent. Ton meilleur repos est le sommeil;
Lui, souvent tu l'invoques, et stupidement tu as peur
De ta mort, qui n'est rien de plus. Tu n'es pas toi-même;
Car tu n'existe que grâce à des milliers de graines
Issues de la poussière. Heureuse tu ne l'est pas;
Car ce que tu n'as pas, tu luttes sans cesse pour l'acquérir,
Et ce que tu as, tu l'oublies. Tu n'es pas stable;
Car ton tempérament change et subit des effets étranges
Suivant la lune. Si tu es riche, tu es pauvre;
Car, comme l'âne dont l'échine ploie sous les lingots,
Tu ne portes ton fardeau de richesses que le temps d'un voyage,
Et la Mort t'en décharge. D'amis tu n'en as pas;
Car tes propres entrailles qui t'appellent leur père,
Pure effusion de tes propres reins,
Maudissent la goutte, l'herpès et le catare
Qui ne t'achèvent pas assez vite. Tu n'as ni jeunesse, ni vieillesse,
Mais un vague somme d'après-midi
Qui rêve des deux; car toute ta jeunesse bénie
Se fait semblable à la vieillesse, et mendie l'aumône
Comme le grand age perclus; et quand tu es vieux et riche,
Tu n'as plus chaleur, passion, vigueur, ni beauté
Pour rendre tes richesses agréables. Que reste-t-il alors
Qui porte le nom de vie? Cependant dans cette vie
Se cachent encore mille morts; cependant nous craignons la mort
Qui rend ses destinées toutes égales.
Claudio:
Humblement je vous remercie.
Demandant à vivre, je vois que je cherche à mourir.
Et cherchant la mort, je trouve la vie. Qu'elle vienne.
( ... )