Alexandra David – Néel
« Sur la « morale » laïque »
(Allocution prononcée devant le congrès de la Libre Pensée, à Paris, en 1905: texte publié sous le pseudonyme d’Alexandra Myrial)
» Chacun le sait, une des premières accusations lancées contre les libres-penseurs fut celle d’immoralité. Pas de morale possible, disait-on, sans un dieu pour la révéler et pour se faire le juge de ceux qui en transgressent les principes. Toute morale est, par essence même, religieuse; en sapant les bases de la foi, c’est la morale même que vous anéantissez…
A ces déclarations, les libres-penseurs ont surtout répondu par des arguments empruntés aux exemples fournis par le vie quotidienne. Ils n’ont pas eu de peine à relever chez les gardiens de la morale religieuse des faits de la plus flagrante immoralité, tandis qu’ils montraient, avec un légitime orgueil, le grand nombre de ceux qui, dans leurs rangs, avaient mérité, par leurs vertus civiques ou familiales, l’estime, parfois l’admiration, de leurs concitoyens.
La discussion, jusqu’à ce jour, s’est ainsi presque uniquement bornée à ce jeu quelque peu enfantin. Des deux côtés l’on se guettait, s’emparant avec avidité du moindre scandale, se réjouissant presque lorsqu’un détraqué vêtu d’une soutane violait ses jeunes catéchumènes ou, d’autre part, lorsqu’un assassin, portant sa tête à l’échafaud, était convaincu de s’être, dans sa prime jeunesse, assis sur les bancs de l’école laïque.
Parce que nos devanciers ont usé de cette tactique, est-ce à dire qu’il ne nous est pas permis, à nous, d’envisager la question sous une autre face, de la reprendre pour chercher de meilleures, de plus fortes armes de défense ou d’attaque?
Nos pères, honneur à leur mémoire, ont passé par des heures difficiles que nous ne connaissons pas. Le mien, ancien professeur révoqué sur le désir d’un évêque, militant de 1848 proscrit par Napoléon au 2-décembre, m’a maintes fois conté ce qu’était autrefois la situation d’un fonctionnaire ou même d’un simple citoyen noté comme « mal pensant » par les autorités ecclésiastiques. Pressés de toutes parts, en butte aux vexations les plus iniques, les militants d’alors ne jouissaient guère du calme que nécessitent les méditations philosophiques, aussi n’avons-nous aucun reproche à leur faire s’ils se sont bornés à jeter dans les controverses relatives à la morale l’argument de leur vie probe, loyale et digne. Mais il nous appartient à nous de creuser plus profondément les problèmes qu’ils n’ont pu aborder, de nous efforcer de trouver des solutions rationnelles aux questions résolues pratiquement pas eux, ce qui est suffisant, sans doute, pour notre satisfaction intime, mais peut-être insuffisant pour l’œuvre de propagande que la plupart de nous poursuivent.
J’ai souvent été frappée de cette affirmation de certains libre-penseurs: « La morale laïque et celle enseignée par les religions sont identiques. » La morale laïque?… Existe-t-elle? Peut-elle rationnellement exister?… Pour ma part, -et je vous prie d’attendre pour protester que j’ai développer toute mon idée- pour ma part, je réponds non. La morale tient étroitement aux religions; elle n’a de raison d’être que par elles et, si l’on veut conserver le terme morale pour l’accorder au terme laïque, il convient de lui donner une toute nouvelle acception, de lui faire désigner non plus un ensemble de dogmes et de commandements impératifs, mais une science avec ses lois propres, discutables, perfectibles; une science comme l’hygiène, basée sur l’homme, faite pour lui, en vue de son plus grand bien.
Qu’a été la morale jusqu’à ce jour? Une somme de dogmes qu’on ne pouvait discuter sans sacrilège, un code arbitraire cataloguant les actes et les pensées humaines sous les rubriques de Bien et mal, sans daigner s’expliquer au sujet de ce bien et de ce mal.
Toute la morale, telle que nous la concevons, réside dans la distinction des choses licites et des choses non permises. Il y a ce qu’on doit faire et ce qu’on ne doit pas faire. Lorsque l’enfant d’un croyant lui demande pourquoi il doit s’abstenir de tel acte auquel il se sent porté qui lui causerait du plaisir, celui-ci n’a qu’un mot à répondre: « Dieu l’a défendu! » La raison est sans réplique.
Tous ceux qui attribuent à une divinité la révélation des préceptes moraux n’ont pas à discuter la valeur ou le bien fondé de ceux-ci. Le dieu a fait connaître sa volonté, il est mystère dans son essence et mystérieux aussi sont ses ordres. Il n’y a qu’à s’incliner et à obéir en silence. En agissant ainsi, on se conforme à la plus rigoureuse logique.
Toute autre est la situation du non-croyant. Celui-là n’admet pas de législateur surnaturel ayant dicté ses volontés aux mortels. Il sait les multiples contradictions des différents codes moraux – tous prétendument d’inspiration divine – selon la race qu’ils régissent, la latitude sous laquelle ils ont pris naissance. Lors donc que des hommes, se déclarant affranchis du joug des religions, lui proposent un ensemble de règles de conduite et lui affirment qu’il est de son devoir de s’y conformer, qui donc osera s’étonner si ce non-croyant leur répond: « Ce devoir, qui donc me l’impose? Ces lois morales, qui donc m’en fait une obligation?… Vous, mes ainée, votre émancipation est de trop fraîche date pour être bien complète. Vos genoux, que cent générations antérieures ont disposés aux faciles agenouillements, votre esprit gardant la marque héréditaire de longs siècles de soumissions, tout votre être conserve passivement l’habitude des pensées et des gestes ataviques. Vous avez détrôné le souverain dont vos pères étaient les sujets tremblants, mais vous avez remplacé le mythe par d’autres mythes, l’idole par d’autres idoles. Vous avez continué à enseigner la loi après avoir proclamé la déchéance du législateur. Vous ne dites plus: « Ceci est la volonté du maître de la terre et du ciel »; mais: « Ceci est la Morale, ceci est le Bien. » Qu’est-ce donc que ces mots sonores par les quelles vous prétendez soumettre ma raison?
Je sens en moi des appels puissants; la vie qui bouillonne en mes artères m’incite à mille actes que vous proscrivez. Au nom de quoi m’opposeriez-vous des entraves? Qu’est-ce que ce bien au nom duquel vous prétendez m’empêcher de poursuivre mon bien, de m’élancer pour étreindre à pleins bras, à plein cœur, ce qui pour moi sera joie, bonheur, épanouissement de tout mon être?
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Que répondre? Non, n’essayons pas comme certains de nous aveugler. Nous n’avons pas à le faire. Devons-nous vraiment avoir honte d’avouer que, sur le terrain de l’arbitraire, nos adversaires sont nos maîtres, qu’ils sont plus forts que nous dans l’art d’asservir les esprits, d’obtenir l’obéissance passive, la suppression du raisonnement? Qui oserait l’affirmer? Est-ce là le but que nous avons poursuivi?
Partiellement affranchis, ne cherchons-nous pas à nous affranchir chaque jour davantage, à susciter autour de nous des consciences libres et, par cela même, décidées à n’accepter pour loi que celle dont la nécessité humaine, dont l’utilité pour eux-même et pour autrui leur aura été démontrée? Démontrer!… J’ai dit le mot qui exprime le mieux ma pensée. Les libres-penseurs ne doivent point imposer une morale, ils doivent en faire la démonstration raisonnée et scientifique.
Quelles seront-donc les bases de cette nouvelle morale, quel en sera l’objet?
L’un et l’autre seront simples et purement humains. La nouvelle morale ne fera pas appel à je ne sais quelle voix intérieure, quel sens spécial que l’habitude seule a créé en nous. Elle ne cherchera pas à opposer à l’autorité des dieux de nos adversaires une autorité nébuleuses. Non! Nous saurons convenir que nulle part dans la nature, nous ne voyons inscrite la loi qui ordonne aux êtres de réprimer leurs désirs, de faire violence à leurs instincts… Nous reconnaîtrons que l’individu isolé, sans attaches aucunes avec ses semblables, que cet individu, s’il pouvait exister, serait entièrement libre de ses actes et que nul autre bien, nul autre bien n’existerait pour lui que la jouissance et la douleur. Mais un tel homme ne peut exister. L’espèce humaine est essentiellement sociable. C’est à la nécessité d’adopter, dans les groupements sociaux, un mode de conduite capable d’assurer à chacun de leurs membres la plus grande somme de sécurité et de bonheur possible que doit se rapporter notre morale laïque. Nous ne feront appel, pour l’établir, à aucune invention métaphysique; nous nous contenterons de la baser sur l’homme, sur ses besoins, sur son organisme, sur les influences qu’exercent sur lui le milieu ambiant.
Le bien que nous proposerons alors à la jeunesse, ce ne sera plus cette vertu d’ordre abstrait, pénible à réaliser, dont l’utilité pratique est souvent fort douteuse; nous lui dirons les qualités d’esprit et de cœur que doit posséder un homme pour que ses co-associés en la société puissent entretenir avec lui des rapports empreints de mutuelle confiance. Nous lui vanterons la probité, la loyauté, et nous lui indiquerons les conséquences heureuses pour chacun. Nous lui proposerons comme idéal l’union, la solidarité régnant parmi les hommes, chacun d’eux étant toujours sûr de trouver en son semblable un allié prêt à l’aider, à le défendre contre les forces adverses de la nature.
Enfin, nous lui ferons comprendre, après nous en être persuadés nous-mêmes, que vertu efficace est synonyme de savoir. Nous ferons justice de la bonté inintelligente, de la sainteté des pauvres d’esprit. Les intentions les plus généreuses, si elles ne sont guidées avec intelligence, aboutissent souvent aux plus lamentables résultats.
D’autres peuples ont compris cette vérité. Ni l’Inde ni la Chine ne conçoivent l’idée du saint ignorant tel qu’il existe par centaines dans les catalogues de l’église romaine. Le saint brahmaniste, le saint bouddhiste, le saint taoïste est toujours un savant. Les légendes renchérissant, avec l’exagération orientale, sur cette conception absolument ancrée chez les masses, nous dépeignent tous les personnages quelles offrent à notre vénération comme ayant passé de longues années dans l’étude et la méditation. Tous sont experts en toutes les sciences, habiles à tous les arts. En somme, la vertu entendue de cette manière n’est que l’effet d’une compréhension étendue de l’humanité et des lois qui régissent l’univers. Elle est, si l’on peut s’exprimer ainsi, la meilleure utilisation des forces mentales et psychiques de l’homme, la meilleure utilisation de son activité matérielle en vue de son plus grand bien.
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Il me paraît que cette conception ne craint pas le rapprochement avec la morale enseignée par les croyants. Osons donc déclarer nettement à ceux qui nous interrogent sur l’essence de notre morale: « Non! Elle n’est pas semblable à celle des Églises. Celles-ci imposent des formules arbitraires; nous, nous enseignons une science, nous la démontrons, nous la discutons et, avant de réclamer leur obéissance, nous voulons convaincre nos jeunes gens de l’utilité des règles que nous leur proposons. Vous êtes des conducteurs de troupeau; nous, des éducateurs!…
Soyez sûrs qu’en entendant ce langage, les prêtres et leurs dévots vous taxeront d’orgueil insensé. Sans la révélation surnaturelle, l’homme pourrait-il discerner le bien et s’y attacher?… Peut-être, en effet, ne saurions-nous atteindre aux extraordinaires aberrations dans lesquelles ils ont parfois incarné leur expression du bien, mais il me monte aux lèvres les paroles de hautaines sérénité d’un antique philosophe que je nomme respectueusement « mon maître », c’est par elles que je veux terminer:
« Soyez à vous-mêmes votre propre flambeau et votre propre recours. Celui qui fait de la vérité son flambeau et ne cherche pas d’autre recours, celui-là poursuit la bonne manière de vivre. »

Louise Labé
« Épitre dédicatoire »
(Transcription en orthographe moderne dans le respect des sons de la langue du XVI° siècle par Karine Berriot, d’après les éditions originales de 1555 et 1556.)
« A Madamoiselle Clémence de Bourges Lionnoise
Étant le temps venu, Madamoiselle, que les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et disciplines: il me semble que celles qui [en] ont la commodité, doivent employer cette honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée, à icelles apprendre: et montrer aux hommes le tort qu’ils nous faisaient en nous privant du bien et de l’honneur qui nous en pouvaient venir: et si quelqu’une parvient en tel degré, que de pouvoir mettre ses conceptions par écrit, le faire songneusement et non dédaigner la gloire, et s’en emparer plutôt que de chaînes, anneaux et somptueux habits: lesquels ne pouvons vraiment estimer nôtres, que par usage. Mais l’honneur que la science nous procurera, sera entièrement nôtre: et ne nous pourra être ôté, ne par finesse de larron, ne force d’ennemi, ne longueur du temps. Si j’eusse été tant favorisée des Cieux, que d’avoir l’esprit grand assez pour comprendre ce dont il a eu envie, je servirai en cet endroit plus d’exemple que de conseil. Mais ayant passé partie de ma jeunesse à l’exercice de la Musique, et ce qui m’a resté de temps l’ayant trouvé court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouvant de moi-même satisfaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou égaler les hommes: je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d’élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenoilles et fuseaux, et s’employer à faire entendre au monde que si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons-nous être dédaignées pour compagnes tant ès affaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir. Et outre la réputation que notre sexe en recevra, nous aurons valu au public, que les hommes mettrons plus de peine et d’étude aux sciences vertueuses, de peut qu’ils n’aient honte de voir [les] précéder celles, desquelles ils ont prétendu être toujours supérieurs quasi en tout. Pour ce, nous faut-il animer l’une l’autre à si louable entreprise: de laquelle ne devez élongner ni épargner votre esprit, jà de plusieurs et diverses grâces accompagné: ni votre jeunesse, et d’autres faveurs de fortune, pour acquérir cet honneur que les lettres et sciences ont accoutumé porter aux personnes qui les suivent. S’il y a quelque chose recommandable après la gloire et l’honneur, le plaisir que l’étude des lettres a accoutumé donner nous y doit chacune inciter: qui est autre que les autres récréations: desquelles quand on en a pris tant que l’on veut, on ne se peut vanter d’autre chose, que d’avoir passer le temps. Mais celle de l’étude laisse un contentement de soi, qui nous demeure plus longuement: car le passé nous réjouit, et sert plus que le présent: mais les plaisirs des sentiments se perdent incontinent et ne reviennent jamais, et en est quelquefois la mémoire autant fâcheuse, comme les actes ont été délectable. Davantage les autres voluptés sont telles, que quelque souvenir qui en vienne, si ne nous peut-il remettre en telle disposition que nous étions: et, quelque imagination forte que nous imprimions en la tête, si connaissons-nous bien que ce n’est qu’une ombre du passé qui nous abuse et trompe. Mais quand il advient que mettons par écrit nos conceptions, combien que puis après notre cerveau courre par une infinité d’affaires et incessamment remue, si est-ce que, longtemps après reprenant nos écrits, nous revenons au même point, et à la même dispositions où nous étions. Lors nous redouble notre aise, car nous retrouvons le plaisir passé qu’avons eu où en la matière nous écrivions, ou en l’intelligence des sciences où lors étions adonnés. Et outre ce, le jugement que font nos secondes conceptions des premières nous rend un singulier contentement. Ces deux biens qui proviennent d’écrire vous y doivent inciter, étant assurée que le premier ne faudra d’accompagner vos écrits, comme il fait tous vos autres actes et façons de vivre. Le second sera en vous de le prendre, ou ne l’avoir point: ainsi que ce vous écrirez vous contentera. Quant à moi tant en écrivant premièrement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n’y cherchais autre chose qu’un honnête passe-temps et moyen de fuir oisiveté: et n’avais point intention que personne que moi les dût jamais voir. Mais depuis que quelqu’uns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceux qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les devais mettre en lumière: je ne les ai osé éconduire, les menaçant cependant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendrait. Et pource que les femmes ne se montrent volontiers en public seules, je vous ai choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit œuvre, que ne vous envoie à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir lequel de long temps je vous porte, et vous inciter à faire venir envie en voyant ce mien œuvre rude et mal bâti, d’en mettre en lumière un autre qui soit mieux limé et de meilleure grâce.
Dieu vous maintienne en santé.
« De Lyon, ce 24 juillet 1555. Votre humble amie, Louise Labé«
Sonnet I Ni Ulysse, ni personne plus sage encore N'eût pu prévoir les peines et les souffrances Que j'endure pour cette divine image Pleine de grâce, d'honneur et de respect. Ainsi, Amour, par ces beaux yeux as ouvert Telle blessure en mon cœur innocent Déjà proie et séjour de ta flamme Que de toi seul peut venir le remède. Cruel destin qui me faisant pareille Au dard d'un Scorpion, veut que je demande aide Contre son venin à l'animal même. Je te prie seulement d'ôter le tourment, Mais n'éteins pas le désir, il m'est si cher Qu'à le perdre hélas! il faudrait que je meure. (Nouvelle traduction de l'italien par Myriam Tanant et Karine Berriot) Sonnet II Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés, Ô chauds soupirs, ô larmes épandues, Ô noires nuits vainement attendues, Ô jours luisant vainement retournés. Ô tristes plaints, ô désirs obstinés, Ô temps perdu, ô peines dépendues, Ô mille morts en mille rets tendues, Ô pires maux contre moi destinés! Ô ris, ô fronts, cheveux, bras, mains et doigts: Ô luth plaintif,, viole, archet et voix: Tant de flambeaux pour ardre une femelle! De toi me plains, que tant de feux portant, En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant, N'en ait sur toi volé quelque étincelle. Sonnet III Ô longs désirs, ô espérances vaines, Tristes soupirs et larmes coutumières A engendrer de moi maintes rivières, Dont mes yeux sont sources et fontaines: Ô cruautés, ô durtés inhumaines, Piteux regards des célestes lumières: Du cœur transi ô passions premières, Estimez-vous croître encore mes peines? Qu'encor Amour sur moi son arc essaie, Que nouveaux feux me jette et nouveau dards: Qu'il se dépite, et pis qu'il pourra fasse: Car je suis tant navré en toutes parts Que plus en moi une nouvelle plaie Pour m'empirer ne pourra trouver place. Sonnet X Quand j'aperçois ton blond chef couronné D'un laurier vert, faire un luth si bien plaindre Que tu pourrais à te suivre contraindre Arbres et rocs; quand je te vois orné, Et de vertu dix mille environné, Au chef d'honneur plus haut que nul atteindre: Et des plus hauts les louanges éteindre: Lors dit mon cœur en soit passionné: Tant de vertus qui te font être aimé, Qui de chacun te font être estimé Ne te pourraient aussi bien faire aimer? Et ajoutant à ta vertu louable Ce nom encore de m'être pitoyable, De mon amour doucement t'enflammer? Sonnet XIV Tant que mes yeux pourront larmes épandre, A l'heur passé avec toi regretter: Et qu'aux sanglots et soupirs résister Pourra ma voix, et un peu faire entendre: Tant que ma main pourra les cordes tendre Du mignard luth, pour tes grâces chanter: Tant que l'esprit se voudra contenter De ne vouloir rien fors comprendre: Je ne souhaite encore point mourir. Mais quand mes yeux je sentirai tarir, Ma vois cassée, et ma main impuissante, Et mon esprit en ce mortel séjour Ne pouvant plus montrer signe d'amante: Prirai la Mort noircir mon plus clair jour. Sonnet XVII Je fuis la ville, et temples, et tous lieux, Esquels prenant plaisir à t'ouïr plaindre, Tu peux, et non sans force, me contraindre De te donner ce qu'estimais le mieux. Masques, tournois, jeux me sont ennuyeux, Et rien sans toi de beau ne me puis peindre: Tant que tâchant à ce désir éteindre, Et un nouvel objet faire à mes yeux, Et des penser amoureux me distraire, Des bois épais suis le plus solitaire: Mais j'aperçois, ayant erré maint tour, Que si je veux de toi être délivre, Il me convient hors de moi-même vivre, Ou fais encore que loin sois en séjour. Sonnet XVIII Baise m'encor, rebaise-moi et baise: Donne m'en un de tes plus savoureux, Donne m'en un de tes plus amoureux: Je t'en rendrai quatre plus chauds que braise. Las, te plains-tu? ça que ce mal j'apaise, En t'en donnant dix autres doucereux. Ainsi mêlant nos baisers tant heureux Jouissons-nous l'un de l'autre à notre aise. Lors double vie à chacun en suivra. Chacun en soi et son ami vivra. Permets m’ Amour penser quelque folie: Toujours suis mal, vivant discrètement, Et ne me puis donner contentement, Si hors de moi ne fais quelque saillie.
YVES PEYRE
D’UN ACCÈS DE VISION – Sur la peinture de Bram van Velde
Passage du vivant
A Paris, Bram regardait la Seine, à Genève, le lac et les montagnes alentour, à Grimaud, il s’abîmait en songe devant la fuite des collines. De tout cela qui était peu ou prou l’impression de l’immensité physiquement éprouvée, il tirait la matière d’un rêve et d’une action. Il y a de lui des toiles étourdissantes où un contre-monde entier se voit établi dans un espace serré, plein, intense, voluptueux, d’autres s’allègent et s’épèlent la fluidité des formes, la beauté de la source et celle de la nappe dernière y sont d’un seul tenant, mais nul ne dira où est la ténèbre. Toutes ces gouaches aussi, alors qu’il reprenait un chant si haut que l’on pouvait penser au néant, au sacrifice, à la sanguinolence parfois, non, c’était un dévalement très souple, un hymne à la vie, un vertige au cœur de l’équilibre, c’était parfait, c’était très pur, le large frisson des feuilles punaisées qui claquaient comme des saisons avides de paraître, lui, présocratique comme jamais, semblait s’effacer devant le chant anonyme des sphères les plus inaperçues. Il était digne et droit, il indiquait une direction mais ne s’adressait de fait à personne, son doigt pointait le début d’une chute, le rebond d’un silence, l’étranglement d’un cri, il soulignait encore plus l’appel de l’ailleurs.
Bram se retranchait, il se coulait en lui-même, épris de la seule mutité, après cette audace dans l’apnée, il revenait la tête légère, épanchant une étrange gaité. Il voyait très bien le monde et aussitôt il ne voyait plus rien, l’attente de la peinture l’avait repris. Il allait au grès de ses intermittences, à Grimaud, il était libre et comme malheureux de l’être. Partout, en tout lieu et temps, se creusait pour lui un manque. Les anecdotes sur le supermarché (monde qu’il ignorait et auquel il prêtait mille exubérances), la visite de la Chartreuse, toutes ces pierres érigées en vue du seul calme, les longues promenades dans les collines, les stations sur la terrasse, le café pris au soleil, et surtout ne jamais commencer, laisser le temps s’écouler, souffrir de ne pas percevoir la minute favorable et en même temps de toutes ses forces la refuser, telle était la journée idéale jusqu’au soir où l’angoisse monterait que seul le rire atténuerait et la présence de l’autre, saugrenue et nécessaire. Je me souviens d’un jour où le soleil tapait très fort et où Bram, pour se justifier devant moi qui écrivais tous ces jours des poèmes, ce à quoi il m’encourageait toujours au prix de cette invite répétée: « Au feu les pompiers! » qui nous portait invariablement au fou rire, me mena, moi qui n’aurais pas songé à lui adresser le plus petit reproche, à la resserre, ouvrant la porte, et, là, les feuilles de papier punaisées sur le contreplaqué, toutes tragiquement vierges, sauf une, éclatante, sublime, la dernière gouache, alors Bram qui triomphait, disant qu’il n’était pas tout à fait un fainéant et que du reste cela viendrait. Du rouge, du noir, un peu de blanc, des incertitudes au milieu, une splendide dégoulinure tombée d’un autre monde, mais qui était cet ici, ce Grimaud, parfaitement, absolument. La vérité de ce dernier acte, sur lequel le rideau allait bientôt se refermer à jamais, m’est resté en tête. Une musique de nouveau exultait, égale à la roche, à l’être végétal que nous étions aussi, à l’effacement que nous espérions. Je sus à cet instant précis, dans la rapidité possessive de ma vision, que Bram ne s’y remettrait plus. Ce n’était qu’une dernière fois, qu’un ultime mouvement avant l’adieu.
La peinture de Bram ne fut pas seulement en butte à la négligence ou même à un rejet, sur elle s’abattit très vite une haine qui fut durable, elle fut condamnée par insoumission, de par la différence radicale qu’elle proposait, elle était vraiment inassimilable, on voulait une peinture propre, carrée, finie, ce genre de débâcle n’avait pas chance de plaire, c’était picturalement une erreur et moralement une faute. Bram maintint le cap, il ne transigea jamais, ses adversaires se trompaient lourdement, lui et eux ne poursuivaient pas le même but. Cette incompréhension ne doit néanmoins pas ouvrir la voie au pathos, elle ne peut que donner de l’altitude à un destin.

Nul gémissement qui ne soit adéquat à Bram, quand bien même lui se serait plaint souvent, ne conviennent à son aventure que la grandeur et le détachement ou encore l’ironie et l’aphorisme. Il était là, il regardait, il voyait très bien toute chose et pourtant ne s’y attardait qu’à peine tant il se tenait au-delà, avec lui le temps de la démesure trouvait un bon vecteur. Plusieurs fois déjà, il avait été lui-même et grand, dans les années vingt par exemple, à Majorque aussi, en 1939 encore, quand il atteignait à un secret délicat à percer, mais la guerre le ramena aux balbutiements, il perdit beaucoup pendant ces années blanches, il ne put reprendre au même point, l’élan avait été brisé. Il finit par se dégager, il donna toute sa force et asséna une formidable légèreté qui eut raison de tous ceux qui voyaient. Bram fut cet assourdissant silence et cette irrémédiable lumière qui vrillèrent le ciel de la peinture. Il avançait en sage, clochard de toute première élégance, dandy fauché, le regard voilé par la vision, ponctuant ses vérités d’un arrière-rire espiègle, il continuait. Jusqu’au bout il fut à chercher, à recommencer, de grands ciels, des neiges éperdues, des éléments marins, des volutes, des ravissements, il s’entêtait, il guettait le moment du passage et il s’accrochait à la toile comme un lutteur ivre de son combat tangue un instant au plus haut de sa force. Une musique venait, tout était près d’éclore, lui n’abdiquait pas, il ajoutait au monde ce qui lui était propre: son souci de la beauté et sa terreur. Cette décharge le calmait, il s’éloignait, désormais tout serait encore à reprendre à zéro. L’orée pour finir lui semblait la dimension du temps et de l’espace la plus agréable et la plus crédible. Il s’y tiendrait tel un veilleur jamais lassé. Savourait-il quelque outre réel, le simple trait du ciel, un murmure de paix? Pour moi il ordonnait le divers, il répliquait à l’impossible, il était dans la déraison de son égalité avec le monde.

L’œil de l’aveuglement
L’effroi fasciné face au rien, c’est bien certain, mais tout autant la peinture la moins ascétique. Vigueur, saveur. La couleur, violent retour de vivre.
Peu à peu l’élargissement du champ, le refus de toute rigidité. Tourner le dos aux structures, en faire la vibrante paix de la toile, sa violence. L’infini qui naît de cette liberté. Maitrise, non maîtrise. Mouvement de pus en plus rapide, pensée de plus en plus vive, intelligence de plus en plus débordée. Main, œil. L’infini qui trace le fini du regard. Couleur à force d’infinitude. Le saisissement, le rapt, le regard le plus libre.
Le visible. L’invisible n’est pas son contraire mais son dedans, le battement le plus lent du visible, venu du plus loin du visible. Contre-regard.
La surface s’est recouverte, le ciel est exact, la couleur a fusé. Barres d’appui, cercles du vide, cernes de la vision. La couleur ou plutôt, par flot, les couleurs. Ça et là, parcelles de rien qui surnagent comme pierres, qui affleurent le sol du dedans.
Le non-dessein, le non-dessin. Pas de mouvement sous-jacent au mouvement. L’élan pur, nulle antériorité, la course de la main.

Rupture. Situation de guetteur. L’homme qui voit. Position précaire. Nulle assiette. Entre abîme et sol. Plutôt du côté de l’abîme que du côté du sol;.? Ou bien alors le sol s’inverse jusqu’à l’abîme.
Inévitablement, sans espoir de cesse, le jeu rebondit: la contradiction veut advenir qui enveloppera tout et rien;
Quelque chose qui balaye l’espace. De l’ordre d’un vent. L’esprit du Nord qui souffle. Comme le vent du même nom. Mais au diable les repères géographiques à propos d’une peinture qui, même au plus fort de la tempête, ne s’est jamais embarrassée d’une boussole. Tout calcul étant alors déjoué, il faut bien finir par s’abandonner au ballottement, à la déraison du mouvement.
Ce qui semble aller de soi et qui constitue tout au contraire un fait assez rare: à chaque tableau Bram est vide de tout, comme primitif. Il réapprend même à peindre. Admirable oubli qui fait de cette œuvre une sorte d’absolus dressés.
Vertige, ce n’est que l’aboutissement du désir, pas de voix pour cela.
Le regard follement voyant, l’œil désespérément aveugle – rien ne les oppose, ils ne font qu’un, ne sont qu’un même moment où vision et aveuglement coïncident. L’excès de cela, le dépassement de la contradiction, courir sur l’abîme d’un abîme: voir et ne pas voir.
De la justesse des début à l’acuité du grand âge, du désarroi des débuts à la fraîcheur du grand âge, la genèse d’une peinture comme absolu de peinture.

Bram: ce questionnement du dedans, cet inachèvement du dedans, ce tressaillement du dedans. Visage comme paysage, c’est-à-dire portrait au-delà de tout portrait. Seul – de rien à rien, le signe suppose le signe.