Textes/récits/fictions

Isaac Babel

LE VOYAGE ( 1920-1930 ) traduction Adèle Bloch

« J’avais quitté le front démantelé en novembre 1917. A la maison, ma mère me rassembla du linge et des biscuits. Je me retrouvais à Kiev la veille du jour où Mouraviov commença à bombarder la ville. Mon itinéraire devait me conduire à Pétersbourg. Douze jours, nous restâmes dans le sous_sol de l’hôtel de Chaïm Tsirioulnik, dans le Bessarabka. L’autorisation de départ me fut délivrée par le commandant soviétique de Kiev.

Il n’existe pas au monde de spectacle plus affligeant que la gare de Kiev. Des baraquements de bois provisoires profanent depuis de nombreuses années les abords de la ville. Des poux crépitaient sur les planchent mouillées. Déserteurs, des petits trafiquants, des Tziganes étaient vautrés pêle-mêle. Des vieilles de Galicie urinaient debout sur le quai. Le ciel bas était sillonné de gros nuages, gonflé de ténèbres et de pluie.

Trois jours passèrent avant que partît le premier train. Au début il s’arrêtait toutes les verstes, puis il s’en donna à cœur joie, les roues se mirent à cogner avec plus d’ardeur, à entonner une forte chanson. dans notre wagon de marchandises chauffé, cela rendait tout le monde heureux. Rouler vite rendait les gens heureux en 1918. Pendant la nuit il y eut une secousse et le train s’arrêta. La porte du wagon coulissa, le rayonnement vert des neiges nous apparut. Un télégraphiste de la gare, vêtu d’une longue pelisse serrée par une petite courroie, et de bottes caucasiennes souples, pénétra dans le wagon. Le télégraphiste allongea le bras et cogna du doigt dans sa paume ouverte.

Les papiers ici…

La première à partir de la porte, une vieille femme silencieuse, était pelotonnée sur des ballots. Elle se rendait à Liouban, chez son fils, un cheminot. A côté de moi, le professeur Juda Weinberg et sa femme sommeillaient assis. Le professeur s’était marié quelques jours plus tôt et emmenait sa jeune épouse à Petersbourg . Pendant tout le voyage ils avaient discuté en chuchotant d’une méthode complexe d’enseignement, puis ils s’étaient endormis. Jusque dans le sommeil, leurs mains restaient enlacées, imbriquées l’une dans l’autre.

Le télégraphiste lu leur ordre de mission signé par Lounatcharski, tira de dessous sa longue pelisse un mauser au canon étroit et sale, et fit feu dans la figure du professeur.

Le cou délicat de la jeune femme se gonfla. Elle se taisait. Le train était arrêté dans la steppe. Les neiges onduleuses fourmillaient d’un scintillement polaire. On jetait les juifs hors des wagons, sur la voie. Des coups de feu retentissaient, saccadés comme des exclamations. Un paysan coiffé d’un bonnet à trois oreillettes dénoué m’entraîna derrière une pile de bois couverte de glace et se mit à fouiller. La lune en train de se voiler nous éclairait. Le mur lilas de la forêt fumait. Pareils à des baguettes, les doigts raides et glacés courraient sur mon corps. Le télégraphiste lui cria de la plate-forme d’un wagon:

– Youpin ou russe?

-Russe marmotta le paysan en continuant de fourrager sur moi, bon à faire un rabbin…

Il approcha de moi son visage fripé et soucieux, arracha de mon caleçon les quatre pièces d’or de dix roubles que ma mère y avait cousues pour le voyage, m’ôta mes bottes et mon par-dessus, puis me faisant pivoter, le dos vers lui, il me frappa du tranchant de la main sur la nuque et me dit en yiddish:

– Antloïf, Chaïm (sauve-toi, Chaïm)…

Je me mis à marcher, posant mes pieds nus dans la neige. Une cible s’alluma dans mon dos, le centre de la cible traversait mes côtes. Le paysan ne tira pas. Dans les colonnes des pins, dans le souterrain couvert de la forêt, une petite lumière se balançait au milieu d’un halo de fumée pourpre. Je courus jusqu’à la maisonnette d’un garde. Il en sortait de la fumée de fumier séché. Le garde forestier poussa un gémissement quand je fis irruption dans sa cahute. Tout enveloppé de bandelettes découpées dans des pelisses et des manteaux, il était assis dans un fauteuil de bambou couvert de velours, et émiettait du tabac sur ses genoux. Sa silhouette, comme étirée par la fumée, le vieillard gémissait, puis, se levant, il me salua très bas:

-Va-t’en, mon petit père… Va-t’en, mon cher citoyen…

Il me conduisit sur le sentier et me donna un chiffon à enrouler autour de mes pieds. Je me traînai jusqu’à une petite localité où j’arrivai tard dans la matinée. A l’hôpital, il n’y avait pas de docteur pour amputer mes pieds gelés; la salle était dirigée par un aide-médecin. Tous les matins, il se précipitait à l’hôpital sur un court étalon noir, l’attachait à un piquet et entrait nous voir, tout enflammé, les yeux étincelants.Frédéric Engels vous enseigne à vous autres, disait l’aide-médecin, penché à mon chevet, les prunelles luisantes comme des braises, que les nations ne doivent pas exister, mais inversement nous disons qu’une nation est forcée d’exister…

Arrachant les pansements de mes pieds, il se redressait et, grinçant des dents, demandait entre deux tons:

-Où? Mais où allez-vous comme ça…Pourquoi est-elle toujours en mouvement, votre nation?… Pourquoi se tourmente-t-elle et s’agite-t-elle…

Le soviet nous évacua, la nuit, dans une charrette, malades qui ne nous entendions pas avec l’aide médecin, et vieilles Juives à perruques, mères des commissaires locaux.

Mes pieds guérirent. Je repris mon itinéraire misérable vers Jlobine, Orcha, Vitebsk.

Le canon d’un obusier me servit de protection pendant le trajet Novo-Sokolniki – Loknia. Nous voyagions sur une plate-forme découverte. Mon compagnon de hasard, Fédioukha, qui parcourait la grande route des déserteurs, était un conteur, un diseur de bons mots et un boute-en-train. Nous dormions sous le canon puissant et court, relevé vers le ciel, et nous nous réchauffions l’un contre l’autre dans un creux de toile, tapissé de foin comme la tanière d’une bête sauvage. Après Loknia, Fédioukha vola ma mallette et disparut. La mallette m’avait été donnée par le soviet de la petite localité et contenait deux sous-vêtements militaires, des biscuits et quelque argent. Deux jours – tandis que nous approchions de Pétersbourg – passèrent sans nourriture. A la gare de Tsarskoïé-Sélo je subis ma dernière fusillade. Un détachement de barrage tirait en l’air, à la rencontre d’un train qui approchait. On fit sortir des petits trafiquants sur le quai, on commença à leur arracher leurs vêtements. Sur l’asphalte, à côté des hommes véritables traînaient des hommes en caoutchouc imbibés d’alcool.. Entre huit et neuf heures du soir, la gare m’éjecta de sa prison hurlante dans la perspective Zagorodnaïa. Sur un mur, de l’autre côté de la rue, près d’une pharmacie barricadée avec des planches, un thermomètre indiquait vingt-quatre degrés au-dessous de zéro. Le vent grondait dans le tunnel de la rue Gorokhovaïa; un bec de gaz se balançait au-dessus d’un canal. La Venise de basalte gelée se dressait, immobile. J’entrais dans la rue Gorokhovaïa comme dans un champ couvert de glace et encombré de rochers.

La Tchéka était installée au numéro 2, dans l’ancien immeuble du gouverneur de la ville. Deux mitrailleuses, deux chiens d’acier, la gueule levée, étaient debout dans le vestibule. Je montrais au commandant les lettres de Vania Kalouguine, mon sous-officier au régiment Chouïski. Kalouguine était devenu juge d’instruction à la Tchéka; dans ses lettres, il me demandait de venir.

– Va au palais Anitchkov, dit le commandant, il est là-bas maintenant…

– Je n’y arriverai pas, et je lui souris en guise de réponse.

La perspective Nevski coulait au loin, pareille à une voie lactée. Des cadavres de chevaux la marquaient, de place en place, comme des bornes kilométriques. De leurs pattes levées, les chevaux soutenaient le ciel qui tombaient bas. Leurs ventres ouverts étaient propres et brillaient. Un vieillard qui ressemblait à un officier de la garde passa près de moi en tirant une petite luge sculptée. Avec de gros efforts, il enfonçait dans la glace ses pieds chaussés de cuir; un chapeau tyrolien était posé au-dessus de sa tête, une ficelle nouait sa barbe enfouie dans un châle.

– Je n’arriverai pas au bout, dis-je au vieillard.

Il s’arrêta. Son visage léonin et raviné était plein de sérénité. Il pensa à lui et continua à traîner sa luge.

– Ainsi disparaît la nécessité de conquérir Pétersbourg, me dis-je et j’essayais de me rappeler le nom de l’homme écrasé par les sabots des coursiers arabes au terme de son voyage. C’était Juda Halévy.

Deux Chinois en chapeau melon, des miches de pain sous le bras, étaient debout au coin de la rue Sadovaïa. D’un ongle frileux, ils marquaient de petites parts sur le pain et les montraient à des prostituées qui approchaient. Les femmes passaient en paradant silencieusement devant eux.

Au pont Anitchkov, près des chevaux de Klodt, je m’assis sur le rebord d’une statue.

Mon coude se replia sous ma tête, je m’allongeai sur la dalle polie, mais le granit me brûla, me projeta comme une balle, me frappa et me précipita en avant, vers le palais.

Dans une aile latérale, couleur d’airelle rouge, une porte était ouverte. Un bec de gaz bleu brillait au-dessus d’un laquais endormi dans un fauteuil. Dans son visage ridé, livide comme de l’encre, la lèvre inférieure pendait; sa vareuse sans ceinture, inondée de lumière, couvrait un pantalon de livrée, un galon brodé d’or. Une flèche tracée à l’encre et empâtée de bavures indiquait le chemin à suivre pour aller chez le commandant. Je montai l’escalier et traversait des pièces vides et basses. Des femmes, peintes en couleurs sombres et lugubres, dansaient des rondes sur les plafonds et les murs. Des treillis métalliques étaient tendus devant les fenêtres, aux croisées pendaient des espagnolettes cassées. Au bout de l’enfilade, éclairé comme une scène de théâtre, Kalouguine était assis à une table dans une auréole de cheveux filasse, pareils à ceux des paysans. Devant lui, sur la table, s’entassaient des jouets d’enfants, des bouts de tissus multicolores, des livres d’images déchirés.

-Te voilà aussi, dit Kalouguine, en levant la tête, salut… On a besoin de toi ici…

J’écartais de la main les jouets éparpillés sur la table, me couchai sur sa surface étincelante et… me réveillait, après des minutes ou des heures, sur un divan bas. Les rayons du lustre chatoyaient au-dessus de moi dans une cascade de verre. Mes haillons que l’on avait coupés pour le les ôter, traînaient sur le plancher dans une petite mare.

-Un bain, dit Kalouguine, debout près du divan; il me souleva et m’emporta dans la baignoire.

C’était une baignoire ancienne, à bords bas. L’eau ne coulait pas des robinets. Kalouguine m’arrosait avec un seau. Sur des poufs de satin de couleur paille, sur des chaises cannées sans dossier étaient étalés des vêtements: une robe de chambre fermée par des agrafes, une chemise et des chaussettes de soie. Je disparaissait tout entier dans le caleçon, la robe de chambre avait été taillée pour un géant, je marchais sur ses manches.

-Tu as l’air de t’amuser avec lui, hein, avec Alexandre Alexandrovitch, dit Kalouguine en me roulant mes manches, le garçon faisait dans les dix pouds…

Nous raccourcîmes tant bien que mal la robe de chambre de l’empereur Alexandre III et revînmes dans la pièce que nous avions quittée. C’était la bibliothèque de Marie Fiodorovna, une bonbonnière parfumée avec des armoires dorées, à rayures cramoisies, appuyées contre les murs.

J’énumérai à Kalouguine ceux des nôtres, au régiment Chouïski, qui avaient été tués, ceux qui avaient été élus commissaires, ceux qui étaient partis au Kouban. Nous buvions du thé; entre les parois de cristal de nos verres nageaient des étoiles. Nous les faisions passer avec du saucisson de cheval, noir et à moitié cuit. La soie épaisse et légère des rideaux nous séparait du monde; le soleil enchâssé dans le plafond se morcelait et resplendissait; une chaleur étouffante émanait des tuyaux du chauffage à la vapeur.

– Advienne que pourra, dit Kalouguine, lorsque nous en eûmes fini avec la viande de cheval.

Il s’en alla quelque part et revînt avec deux boîtes, cadeau du sultan Abdul-Hamid au souverain russe. L’une était en zinc, l’autre était une boîte à cigares fermée par des rubans et des médailles en papier collés dessus. Sur le couvercle de zinc était gravée l’inscription suivante:  » A Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies, de la part d’un cousin bienveillant… »

La bibliothèque de Marie Fiodorovna était pleine d’une senteur qui lui avait été familière, un quart de siècle plus tôt. Des cigarettes, longues de vingt centimètres et épaisses comme le doigt, étaient roulées dans du papier rose; je ne sais si quelqu’un d’autre au monde, à part l’autocrate de toutes les Russies, fumait des cigarettes pareilles, mais je choisis un cigare. Kalouguine sourit en me regardant.

-Advienne que pourra, dit-il, peut-être ne sont-ils pas comptés… Les laquais m’ont raconté qu’Alexandre III était un fumeur invétéré: il aimait le tabac, le kvas et le champagne… Mais sur sa table, figures-toi, c’était des cendriers de terre à cinq kopecks qu’il y avait, et sur ses pantalons, des reprises…

Et en effet, la robe de chambre dont on m’avait revêtu était graisseuse, elle brillait et elle avait été reprisée bien des fois.

Nous passâmes le reste de la nuit à trier les jouets de Nicolas II, ses tambours et ses locomotives, ses chemises de baptêmes et ses cahiers couverts de gribouillages enfantins. Les photos des grands-ducs, morts en bas age, des mèches de leurs cheveux, les journaux intimes de la princesse danoise Dagmar, les lettres de sa sœur, la reine d’Angleterre, imprégnés d’une odeur de parfum et de décomposition, s’éparpillaient sous nos doigts. Sur les pages de titre des évangiles et de Lamartine, les amies et les dames d’honneur, les filles de bourgmestres et de conseillers d’État, faisaient, en lignes penchées et soigneuses, leurs adieux à la princesse qui partait pour la Russie. De petite noblesse, la reine Louise, sa mère, s’était souciée d’établir ses enfants; elle avait donné l’une de ses filles en mariage à Édouard VII, empereur des Indes et roi d’Angleterre, l’autre à un Romanov; son fils Georges fut roi de Grèce. La princesse Dagmar devint Marie de Russie. Ils étaient bien loin, maintenant, les canaux de Copenhague et les favoris chocolat du roi Christian. Mettant au monde les derniers souverains, la petite femme se débattait avec une rage de renard à l’intérieur de la palissade formée autour d’elle par les grenadiers de la Garde Préobrajenski, mais le sang de ses couches coula sur un sol de granit implacable et vindicatif…

Jusqu’à l’aube nous ne pûmes nous arracher à ces annales obscures et funestes. Le cigare d’Abdul-Hamid était consumé. Au matin, Kalouguine m’emmena à la Tchéka,, au 2 de la rue Gorokhovaïa. Il parla avec Ouritzki. Je me tenais derrière une tenture qui tombait en vagues de drap jusqu’à terre. Des bribes de paroles parvenaient jusqu’à moi.

-C’est un gars à nous, disait Kalouguine, son père est boutiquier, fait du commerce, mais lui, il a rompu avec eux… Il sait des langues…

De sa démarche chaloupée, le commissaire aux affaires intérieures des communes de la région du Nord sortit de son cabinet. Derrière les verres de son pince-nez, ses paupières tombaient, bouffies, distendues, brûlées par le manque de sommeil.

On me nomma traducteur à la section étrangère. Je reçu un uniforme militaire et des coupons de repas. Dans le coin de la salle de l’ancienne administration urbaine, qui me fût assigné, je me mis à traduire les dépositions faites par des diplomates, des incendiaires et des espions.

Une journée n’était pas passée que j’étais déjà pourvu de tout.: vêtements, nourriture, travail et camarades, fidèles dans l’amitié et dans la mort, des camarades comme il n’en existe nulle part au monde, sauf dans notre pays.

Ainsi commença, il y a treize ans, ma vie merveilleuse, riche de méditations et de gaieté. »

Charles Baudelaire

LA FAUSSE MONNAIE ( « petits poèmes en prose » )

« Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux triage de sa monnaie; dans la poche gauche de son gilet il glissa de petites pièces d’or; dans la droite, de petites pièces d’argent; dans la poche gauche de sa culotte, une masse de gros sols, et enfin, dans la droite, une pièce d’argent de deux francs qu’il avait particulièrement examinée.

« Singulière et minutieuse répartition! » me dis-je en moi-même.

Nous fîmes la rencontre d’un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant. – Je ne connais rien de plus inquiétant que l’éloquence muette de ces yeux suppliant, qui contiennent à la fois, pour l’homme sensible qui sait y lire, tant d’humilité, tant de reproches. Il trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment compliqué, dans les yeux larmoyants des chiens qu’on fouette.

L’offrande de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dit: « Vous avez raison; après le plaisir d’être étonné, il n’en est pas de plus grand de causer une surprise. – C’était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité.

Mais mon misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures (de quelle fatigante qualité la nature m’a fait cadeau!) entra soudainement cette idée qu’une pareille conduite, de la part de mon ami, n’était excusable que par le désir de créer un évènement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverse, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la vie d’un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces vraies? Ne pouvaient-elles pas aussi le conduire en prison?Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire arrêter comme faux monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour un pauvre petit spéculateur, le germe d’une richesse de quelques jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à l’esprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles.

Mais celui-ci rompît brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles: « Oui, vous avez raison; il n’est pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu’il n’espère. »

Je le regardais dans le blanc des yeux et je fus épouvanté de voir que ses yeux brillaient d’une incontestable candeur. Je vis alors clairement qu’il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire; gagner quarante sols et le cœur de Dieu; emporter le paradis économiquement; enfin attraper gratis un brevet d’homme charitable. Je lui aurait presque pardonné le désir de la criminelle jouissance dont je le supposait tout à l’heure capable; j’aurais trouvé curieux, singulier, qu’il s’amusât à compromettre les pauvres, mais je ne lui pardonnerai jamais l’ineptie de son calcul. On n’est jamais excusable d’être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise.« 

Louis-Ferdinand Céline

CARNET DU CUIRASSIER DESTOUCHES

 » (1) Je ne saurait dire ce qui m’incite à porter en écrit ce que je pense. (2) A celui qui lira ces pages. (3) Cette triste soirée de novembre me reporte à treize mois plus tôt au temps de mon arrivée à Rambouillet, loin de me douter de ce qui m’attendait dans ce charmant séjour. Ais-je donc beaucoup changé depuis un an, je le crois, (5) car la vie de quartier au lieu de me plonger dans un état d’où je ne sortais alors que l’esprit bourré de résolutions, hélas, jamais réalisables, alors qu’aujourd’hui, (7) complètement façonné à la triste vie que nous menons, je suis empreint d’une mélancolie dans laquelle j’évolue comme l’oiseau dans l’ait où le poisson dans l’eau. Je n’ai jamais fait preuve d’érudition en aucune matière aussi. (9) Ces notes qui sont comme on en peut juger d’une pâleur diaphane ne sont que purement personnelles et c’est à seule fin de marquer dans ma vie une époque (peut-être remplie), la première vraiment pénible que j’aie traversée, mais peut-être pas la (11) dernière. C’est au hasard des jours que je remplis ces pages. Elles seront notés et empruntes d’un état d’esprit différent selon les jours ou les heures, car depuis mon incorporation j’ai subi de brusques sautes physiques et morales. (13) 3 octobre – Arrivée – Corps de garde rempli de sous-offs aux allures écrasantes. Cabots esbroufeurs. Incorporation dans un peloton, le 4°, Lt Le Moyne bon garçon, Coujon méchant faux comme un jeton – (15) le baron de Lagrange (officier sincère et bon mais légèrement atteint au moral par une nervosité et sujet à attaques dont il faudrait je crois rechercher les causes dans les libations excessives de la jeunesse). (17) C’est entouré de cet état-major bigarré que je fais mes premiers pas dans la vie militaire. Sans oublier Servat, un ancien cabot cassé… faux et brute, mêlant à un bagout de méridional vantard (19) une roublardise et un égoïsme étrange. Aucune gentillesse ne lui sera trop, et combien de fois j’ai mêlé à mes ennuis particuliers les siens ou ceux que je me crée pour lui ou pour lui en éviter, (21) depuis les dettes jusqu’aux vols dont je ne voulais pas m’apercevoir – mêlée à tout cela une nostalgie profonde de la liberté, état peu préparatoire à vous faciliter une instruction militaire. (23) Que de réveils horribles aux sons si faussement gais du trompette de garde vous présentant à l’esprit les rancœurs et les affres de la journée d’un bleu. (25) Ces descentes aux écuries dans la brume matinale. La sarabande des galoches dans l’escalier, la corvée d’écurie dans la pénombre. Quel noble métier que le métier des armes . Au fait les vrais sacrifices consistent (27) peut-être dans la manipulation du fumier à la lumière blafarde d’un falot crasseux?… Au cours des élèves brigadiers, pris en grippe par (29) un jeune officier plein de sang, en butte aux sarcasmes d’un sous-off abruti, ayant une peur innée du cheval, je ne fis pas long feu, et je commençais sérieusement à envisager la désertion qui devenait la seule échappatoire de ce calvaire. (31) Que de fois je suis remonter du pansage et tout seul sur mon lit, pris d’un immense désespoir, j’ai malgré mes dix-sept ans pleuré comme une première communiante. Alors j’ai senti que j’étais (33) vide, que mon énergie était de la gueule et qu’au fond de moi-même il n’y avait rien, que je n’étais pas un homme – je m’étais trop longtemps cru tel – peut-être beaucoup comme moi avant l’age, peut-être beaucoup (35) le croient encore quoique plus vieux, et en de mêmes circonstances sentiraient aussi leur cœur partir à la dérive comme une bouteille à la mer ballottée par la vague des injures (37) et la croyance que cela ne finira jamais – alors là vraiment j’ai souffert, aussi bien du mal présent que de mon infériorité virile et de la constater. J’ai senti que les grands discours que je tenais un mois (39) plus tôt sur l’énergie juvénile n’étaient que des fanfaronnades et qu’au pied du mur je n’étais qu’un malheureux transplanté ayant perdu la moitié de ses facultés et ne se servant de celles qui restent (41) que pour constater le néant de cette énergie. C’est alors dans le fond de mon abîme que j’ai pu me livrer aux quelques études sur moi-même et sur mon âme, que l’on ne peut scruter je crois (43) à fond (que) lorsqu’elle s’est livrée combat. De même dans les catastrophes on voit des hommes du meilleur monde piétiner les femmes et s’avilir (45) comme le dernier des vagabonds. De même j’ai vu mon âme se dévêtir soudain (de l’) illusion de stoïcisme dont ma conviction l’avait recouverte pour ne plus opposer que sa pauvre [interrompu] (47) qu’est-il au monde de plus triste qu’un après-midi de décembre un dimanche au quartier? Et pourtant, cette tristesse qui me plonge dans une mélancolie profonde, il me (49) coûte d’en sortir et il me semble que mon âme est amollie, que je peux seulement en de telles circonstances me voir tel que je suis. Sui(-je) poétique (?) Non! Je ne le crois pas – seul (51) un fond de tristesse est au fond de moi-même et si je n’ai pas le courage de le chasser par une occupation quelconque, il prend bientôt des proportions énormes, (53) au point que cette mélancolie profonde ne tarde pas à recouvrir tous mes ennuis et se fond avec eux pour me torturer en mon for intérieur. (55) Je suis de sentiments complexes et et sensitifs – la moindre faute de tact ou de délicatesse me choque et me fait souffrir car au fond de moi-(57)même je cache un fond d’orgueil qui me fait peur à moi-même – je veux dominer non par un pouvoir factice comme l’ascendance militaire, mais je veux (59) plus tard ou le plus tôt possible être un homme complet – le serai-je jamais, aurai-je la fortune nécessaire pour avoir cette facilité d’agir qui vous permet de vous éduquer? Je veux obtenir par mes propres (61) moyens une situation de fortune qui qui me permette toutes mes fantaisies. Hélas serai-je éternellement libre et seul, ayant je crois le cœur trop (63) compliqué pour trouver une compagne que je puisse aimer longtemps? Je ne le sais pas. Mais ce que je veux avant tout c’est vivre (65) une vie remplie d’incidents que j’espère la providence voudra placer sur ma route, et ne pas finir comme beaucoup ayant placé un seul pôle de continuité (67) amorphe sur une terre et dans une vie dont ils ne connaissent pas les détours qui vous permettent de se faire une éducation morale – (69) si je traverse de grandes crises que la vie me réserve peut-être, je serai moins malheureux qu’un autre car je veux connaître et savoir, (70) en un mot je suis orgueilleux – est-ce un défaut? Je ne le crois, et il me créera des déboires ou peut-être la Réussite.« 

CASSE-PIPE

« C’était le brigadier Le Meheu qui tenait le fond du corps de garde,les coudes sur la table, contre l’abat-jour. Il ronflait. Je lui voyais de loin les petites moustaches aux reflets de la veilleuse. Son casque lui cachait les yeux. Le poids lui faisait crouler la tête… Il relevait encore… Il se défendait du roupillon… L’heure venait juste de sonner…

J’avais attendu devant la grille longtemps. Une grille qui faisait réfléchir, une de ces fontes vraiment géantes, une treille terrible de lances dressées comme ça en plein noir.

L’ordre de route je l’avais dans la main… L’heure était dessus, écrite.

Le factionnaire de la guérite il avait poussé lui-même le portillon avec sa crosse. Il avait prévenu l’intérieur:

« Brigadier! C’est l’engagé

-Qu’il entre! Ce con-là »

Ils étaient bien une vingtaine vautrés dans la paille du bat-flanc. Ils se sont secoués, ils ont grogné. Le factionnaire il émergeait juste à peine, le bout des oreilles de son engonçage de manteau… ébouriffé de pèlerines comme un nuageux artichaut… et puis jusqu’aux pavés encore pleins de volants… une crinoline de godets. J’ai bien remarqué les pavés plus gros que des têtes… presque à marcher entre…

On est entré dans la tanière. Ça cognait à défaillir les hommes de la garde. Ça vous fonçait comme odeur dans le fond des narines à vous renverser les esprits. Ça vous faisait flairer de travers tellement c’était fort et âcre… La viande, la pisse et la chique et la vesse que ça cognait, à toute violence, et puis le café triste refroidi et puis un goût de crottin et puis encore quelque chose de fade comme un rat crevé plein les coins. Ça vous tournait sur les poumons à pas terminer son souffle. Mais l’autre accroupi à la lampe il m’a pas laissé réfléchir:

« Dis donc l’enflure, tu veux mes pompes pour te faire bouger?… Passe-moi ton nom!… ta nature!… Tu veux pas t’inscrire tous seul?… Veux-tuque je t’envoye une berouette?… « 

Je voulais bien me rapprocher de la table mais y avait tous les pieds des autres en travers du chemin… toutes les bottes éperonnées… fumantes… de tous les vautrés dans la paille… Ils ronflaient tous empaquetés dans le roupillon… Roulés dans les nippes. Ça faisait un rempart compact. J’ai enjambé tout le paquet. Le brigadier il me faisait honte.

« Visez-moi ça l’empoté! Une demoiselle! Jamais vu un civil si gourde! Merde On nous l’a fadé spécial! Arrive bijou! »

Comme j’ai butté sur un sabre toute la portée de viande a râlé… Ça fit des hoquets de ronflements. J’avais dérangé tout le sommeil. « Vos gueules, brutes! qu’a hurlé le cabot. »

Ils se sont soulevés les gisants, un par un, pour voir ma poire, mon demi-saison, celui de l’oncle Édouard par le fait… Ils avaient tous eux des tronches rouges, cramoisies, sauf un qu’était plutôt verdâtre. Ils bâillaient tous des fours énormes. A la lumière, par les grimaces, ils montraient tous leurs dents gâtées, brèches, travioles. des pas belles dentures de vieux chevaux. Des faces carrées. Ils ricanaient ces affreux de me voir comme ça devant le brigadier, un peu perdu, forcément.

Ils se parlaient râpeux ensemble, ils se faisaient des réflexions. Comprenais pas ce qu’ils me demandaient… des meuglements. Le brigadier avait du mal à ouvrir ma feuille… Elle lui collait entre les doigts… puis à lire mon nom. Fallait qu’il recopie sur un registre… Tout ça s’était très ardu… Il s’appliquait scrupuleusement.

Juste au-dessus de lui sur l’étagère, toute une ribambelle de casques, plumets tout rouges, gonflés, crinières énormes à la traîne, faisaient un effet magnifique.

Le brigadier toute langue dehors il est tout de même parvenu à recopier mon nom.

« Planton! hop! sautez choléra! que ça fume! et hop! Que le Parisien est arrivé! Au margis tout de suite. L’engagé! Compris? »

Le planton il est sorti de sa couche, du fond de la paille, il a rampé dans la litière. Il était tout empêtré dans les autres ronfleurs, il avait pas envie de bondir. Non. Il s’est retrouvait à la fin mais il vacillait sur ses bases. Il se trifouillait la mite des yeux. Il a cherché son ceinturon. Il perdait son sabre. Il arrivait à rien boucler… Il a tout de même atteint la porte… Il a démarré dans la nuit, tout voûté, comme bossu de fatigue… Dans le corps de garde, ça n’allait plus, j’avais dérangé les sommeils… J’avais réveillé tout le troupeau…

Et puis voilà juste à l’instant que s’amène tout un renfort… Vlang! La porte qui rebondit dans le mur… Ils devaient bien être une dizaine… Ils rentraient de ronde… Ils devaient arriver de très loin… et à vive allure à la façon qu’ils soufflaient.

« Ça va à la poudrière? le brigadier leur a demandé… Et aux écuries du troisième? »

Ils ont répondu des choses que j’ai pas comprises… toujours par des grognassements…

Ils ont arrimé leurs mousquets dans une crédence après le mur… Dans le petit espace entre la table et la porte, avec les nouveaux arrivants, on se trouvait maintenant si coincés qu’on pouvait plus bouger du tout. Y avait de quoi étouffer tout le monde dans la compression des pèlerines, à plus pouvoir remuer un doigt, des ricanants ours mouillés.

Ils ont lampé un coup quand même, « comme ça », debout, deux litres à la régalade et puis un bidon.

Ils se parlaient d’avatars, de chevaux, qu’étaient échappés de l’écurie. C’était le grand tintouin, semblait-il.

« Merde! faut que je pisse! » qu’il a gueulé celui devant moi. Je le voyais bien dans ses frusques, dans ses épaisseurs. Il était trop dissimulé entre ses volants, dans la compression, entre son casque et le fond de l’ombre.

« Va chier hé poireau! »

Ce fut là unanime. Il a voulu passer quand même. Il a poussé à force dans le tas. Il s’est filtré jusqu’à la porte. Alors un terrible ramponneau l’a soulevé, envoyé au diable… Il a rebondi sur les pavés… avec sa quincaille, son sabre, son armure. Il a fait un terrible boucan.

« C’est l’engagé celui-là? » Une voix bien pointue qui posait comme ça la question d’en haut d’un étage.

« Fixe! » qu’il braille alors Le Meheu.

Je lui ai aperçu la figure, au questionneur… un képi… une trace d’argent… Il sortait de l’ombre, un sous-off, d’un escalier le long du mur. Il descendait marche à marche, pas pressé. Ceux qui étaient debout restaient transis, figés en bloc, au garde-à-vous. Y en avait encore dans la paille, ronflant affalés, leurs pieds dépassaient le bas-flanc. Il est rentré dedans à coups de bottes, à droite, à gauche. Bang! Vlang! Ils étaient en travers du chemin. Il voulait me regarder de plus près.

En pleine face maintenant qu’il me hurle: « Fixe! Fixe! »

Il me rote dans le nez pour finir. « Là! » qu’il fait… Il est content. Je bouge pas.

« Maréchal des logis Rancotte! » Il s’annonce. Je remue toujours pas. Les autres tout autour, ils se marrent.

« Meheu c’est un bordel votre poste! Le désordre et l’anarchie! » Et tout de suite une rafale d’injures, de menaces, avec forts rotements. Je pouvais pas lui voir bien les yeux à ce Rancotte à cause de la lampe fumeuse, un tison, et puis surtout de son képi, en avant, en éventail, une viscope extravagante.

Il s’est retourné pour prendre ma feuille… Il a lu mon nom… Ça l’a fait grogner aussi: « Munnh! Mmrah!…  » Comme ça. Il a reboutonné sa tunique. Il devait être à pioncer là haut dans une autre cagna… Il se dandinait un peu en mirant ma feuille de biais en travers, comme si je la lui donnais falsifiée. Il grognait toujours…

Sûrement que c’est une tête de lard, j’en avais déjà vu beaucoup moi des figures rébarbatives, mais celui-là il était fadé comme impression de la pire vacherie. Ses joues étaient comme injectées de petites veines en vermicelles, absolument cramoisies, des pommettes à éclater. Ses petites moustaches toutes luisantes, pointues et collées des bouts… Il se mâchonnait un mégot dans le coin de la lèvre… Je l’énervais évidemment… Il allait me dire quelque chose… Il soufflait fort de tout son nez comme un chien. Quand une question lui a passé d’un seul coup… comme ça brutalement…

« Et la poudrière, Le Meheu? Vous y pensez pas? Non? Des fois? » Ça l’a fait sursauter aussi Meheu ce rappel. Il s’est jeté sur la lanterne, il a fait qu’un bond vers la porte…

« Oui, Maréchaogi! Oui, Maréchaogi! Voilà! Voilà! »

Il était dehors, il courait…

Le margis est revenu vers moi, il m’a reniflé d’encore plus près…

« Mais il pue cet ours ma parole! »

C’était trouvé! Il exultait!

« Mais il cogne abominable! »

Ça m’étonnait comme réflexion, vu que ça tapait si infernal dans l’endroit où nous nous trouvions que c’était un terrible effort pour pas abandonner les choses et tout simplement défaillir. Y avait donc de la prétention.

« Mais il va me faire dégueuler! » qu’il annonce alors à tue-tête. Il rappelle Meheu.

« Emmenez-moi cet ours dehors Brigadier tout de suite! Je veux pus de ça ici! De l’air! de l’air! nom de Dieu! Il est pas possible ce sagouin! Je peux plus respirer! Y a de quoi faire crever tout le poste! En l’air! en l’air! allez oust! Emmenez-moi tout ça Meheu! Faites-moi lui voir du quartier! »

C’était évident ce Rancotte rien qu’à ma dégaine qu’il me prenait en antipathie…

« Fixe! » qu’il me hurle avant de sortir. Je regarde les autres. Je fais de même. Je joins les deux pieds, les talons. Je redresse la tête.

« Ah! Ça peut boucaner un ours! Ah! ça foisonne un civil! Pardon! » Il me considérait de plus loin.

« Au réveil quand ça sonnera vous le conduirez à l’habillement Brigadier! Compris, n’est-ce pas?… Il a pas l’air manche…. non… non… non… C’est un petit rêve! Ah, mais alors mordez le profil! il a plus de couleurs ma parole! il est déjà dans l’hôpital! Qu’est-ce que ça va être mon oiseau quand on va vous faire envoler! Ah! pardon alors la voltige! Ah! le joli colibri! Vous allez en voir du pays! Attendez, ma superbe recrue. Que je vais vous remettre du rouge dans le tronc! Que t’en baveras des chambrières! »

Avec sa toute mince cravache il se tapotait les basanes. Il se promettait bien du plaisir. Il me soufflait toujours dans le nez.

« Pourquoi donc tu t’es engagé? T’as jamais été cocher? Tailleur des fois de ton état? Voleur, mon petit homme? Acrobate par hasard? T’es pas palefrenier non plus? Parfumeur au bout du compte? Charbonnier alors? Rémouleur?

-Non, monsieur. »

Ils se désopilaient les autres de la façon dont je me trouvais cul devant les questions. Ils s’en tortillaient dans leur paille, ils s’en convulsaient de rigolade. ( … )

René Crevel

LE CLAVECIN DE DIDEROT

« Post-scriptum« 

"Relevant leurs jupes de mensonge,
les grosses molles républiques
désignent comme des puits de vérité,
au fond des forêts publiques
leurs trous à virginités,
puis disent: tiens prends mon pouvoir public.
Elles parlent à ceux dont le sang est poussière, 
la verge, un tire-bouton philanthropique
et les couilles, deux pauvres lampions
ramassés dans les poubelles du libéralisme, 
un lendemain de quatorze juillet.
Le cerveau c'est couleur de sperme
et Jean-Jacques Rousseau déjà,
celui dont le cercueil genevois
devait servir de berceau à la Société des Nations,
à chaque masturbation,
annonçait, pour le bonheur des précieuses à fanfreluches,
les belles,
dont il était la coqueluche
"Mesdames venez voir couler une cervelle."
Mais on a beau être conservateur, le foutre ne veut
pas se laisser mettre en bouteille, tandis qu'un cerveau, 
si on ne le porte que le Dimanche, jour de repos,
pour ne pas l'user trop vite,
la semaine, on le rage sous le globe jumeau
de celui qui, entre deux candélabres, 
pour le plus bel ornement des cheminées vertueuses
abrite la symbolique couronne de fleurs d'oranger.
Car la vieille pucelle
est digne de Monsieur l'Intellectuel
puisque, si le pucelage vaut son pesant d'or
et vaut son pesant d'or aussi l'intellectualité,
sur le pont des pesants d'or
ne peuvent que se rencontrer
la vieille pucelle
et M. l'intellectuel.
Et voilà comment toute grosse molle république
prend pour maquereau un pseudo philosophique.
Elle le donne en successeur à Dieu.
Or Dieu dit à Adam
"Tu travailleras à la sueur de ton front",
et c'est l'abominable histoire du paradis perdu
qui se répète,
quand sont offertes
des petites écoles, en guise d'éden provisoire
tandis que M. l'Intellectuel réserve à sa jouissance
les fruits de l'arbre de la science.
Il veut qu'on apprenne, simplement,
à le vénérer lui et son caprice
et la boite à malice
qui sert d'écrin à ses délices.
Homme des rues, homme aux poings durs
casse les vieilles garnitures
toutes les porcelaines des raffinements
écrase lobe par lobe
puis jette au fumier les cerveaux sous globe.
Arrache à toutes les marionnettes leurs nerfs pourris,
fais-en des cordes pour les violons de leurs si distinguées mélancolies
et souviens-toi que si M. l'Intellectuel
pense avec ses bretelles, et le Monsieur de la psychologie
avec son parapluie, 
le gracieux poète
avec ses tire-chaussettes
leurs compères
Messieurs les militaires
avec quoi pensent-ils donc
sinon
avec mitrailleuses et canons?" 

« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve »

« Les crasses du passé, puisque, de ces crasses, ils se prévalent, comment accepteraient-ils de les voir balayées par le souffle du devenir? Ils ont prétendu enchaîner les quatre vents de l’esprit, et le mouvement qui, bientôt les aura emportés eux et leurs résidus, ils le nient, par suffisance d’abord. Et même vaincus, ils ne cesseront de le nier, par dépit, par rage de n’avoir pas su, avec lui, se mettre d’accord.

Les conservateurs entendent conserver par tous les moyens. Rien ne leur semble tragique, désespérant comme cette compréhension propre, animée du monde, qui valut à Héraclite de constater: « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. »

Mais il ne saurait être question de bains pour ces amateurs de mauvaises odeurs, d’odeurs personnelles.

Puisque l’eau coule, ils nieront l’eau. Puisque l’eau en coulant a raviné la terre, ils nieront la terre. De négations en négations, vont ainsi les idéalistes, ces « philosophes qui – selon Diderot – n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent en eux n’admettent pas autre chose. Système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, dévoiler sa naissance qu’à des aveugles, système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, et le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous. »

Or, ces êtres qui ont tiré sur leurs sens les rideaux du renoncement, qui ont fermé les fenêtres par où le monde extérieur venait jusqu’à eux, ils ont beau se réjouir de penser que pas un écho, pas un reflet ne viendra troubler l’obscur silence de leur orgueil, chaque pore de leur peau ne s’en ouvre pas moins à la rencontre dont ils ne veulent pas. Se fussent-ils couverts du plus imperméable enduit, que la mémoire encore, ressusciterait l’univers qu’ils refusent. Mais regardez les plutôt jouer les orchidées du désespoir. Antenne par antenne ils se sont déchiquetés. Et maintenant, leur suffisance se met à déifier, sous le nom de vie intérieure, une cénesthésie qui crie famine. Ils prennent pour l’annonce d’une naissance le premier râle de tout ce qu’ils ont, en eux, condamné à mourir d’inanition.

Une malade, couchée depuis des années, parce que tout était blanc autour d’elle, l’hiver, les draps, les murs, son linge, ses mains, ses nuits, n’affirmait-elle pas qu’elle commençait à sentir son âme?

Ainsi, des êtres spoliés, par leur faute ou non, ce qui leur eût été naturel, sont en quête de surnaturel et ne craignent pas d’expliquer, de très consolante et compensatoire manière, cette répercussion intime des infinitésimaux dont le monde extérieur ne cesse d’émouvoir l’engourdissement.

Souvent, ne sursautons-nous point, avant d’avoir pris conscience du bruit qui a décidé de ce sursaut. Les idéalistes enchantés de leurs propres sursauts, ou n’accordent nul intérêt au bruit, ou ne lui en accordent qu’en fonction de ce sursaut. Chacun d’eux cherche des preuves de soi dans tout ce qui a filtré au travers des muqueuses, papilles, rétines tympans assez exténués ou experts en hypocrisie pour oser prétendre ne s’être point aperçu de ce qu’ils ont perçu.

Un certain somnambulisme, pour surprenantes qu’aient pu sembler à son propre réveil,, ou à la contemplation d’autrui, ses promenades au sommet des toits, n’en a pas moins, de sa marche, foulé la matière. Bien mieux! que l’aube, au moment de son retour à la conscience, ait mis un reflet gorge-de-pigeon sur cette ardoise où tout à l’heure, sans savoir il batifolait, il ne lui en faudra point davantage pour prétendre que sa route a suivi quelque impondérable arc-en-ciel.

Que rien de lumineux ne le sollicite, et l’homme divinisera la nuit, sacrera ectoplasme ce brouillard à claquer des dents, qui abolit toute chance d’y voir clair. C’est du reste parce que sa terreur atavique confond avec une menace la chance d’y voir clair que l’idéaliste refuse d’être « le clavecin qui se laisse pincer. » Il ne s’intéresse qu’à ses sensations, mais comme pour des raisons métaphysiques il leur refuse les nourritures légitimes, il se fait une vie, des idées impossibles. Les contraires, de leur rencontre, de leur choc, ne risque certes guère de produire cette flamme, légitime, brûlante et précaire, identité de l’homme. »

« De très dérisoires thérapeutiques individuelles » ( … )

« Un monde ne convient-il pas de son imbécilité et de sa platitude, à l’instant qu’il accepte d’expliquer par quelque pénurie, hypertrophie ou morbidesse qui fait en sorte de n’être ni plat, ni imbécile.

La culture bourgeoise commence toujours par se rire des recherches qui visent plus loin que l’habituel. Les audacieux, on les qualifie de têtes brûlées, comme si le bûcher, que l’Inquisition destinait aux hérétiques, attendait encore ceux que n’ont point retenus les barrières orthodoxes.

Nos officiels, en fait soumis à l’Immobile, malgré leur profession de laïcité, ne proposent qu’une connaissance passive de l’humain. Les sciences sociales et morales se contentent de démonter théoriquement un monde, sans même songer à un nouvel et meilleur assemblage des pièces détachées.

Aux soigneurs et philanthropes, amateurs et professionnels des états capitalistes, je demande: Pourquoi accorder et raccorder ce clavecin sensible, comment s’étonner qu’il ne réponde pas juste, s’il continue d’être touché, pincé injustement. »