Textes/récits/fictions

André Breton

Préface au « Concile d’amour » de Oscar Panizza

L’abîme du Mal en tant que problème, pour peu qu’on se penche sur lui, frappe de précarité la corde que les hommes se passent pour y descendre et, si possible, en remonter. En toucher le fond, ce n’est jamais que prendre contact avec son foisonnement gluant et en éprouver l’horreur sans pouvoir, aux rayons d’une lampes vacillante, lui assigner de limites ni se convaincre, sans un captieux artifice, de sa nécessité. Cet artifice tient dans l’inculcation de l’idée de Faute, originelle ou non, dont on ne saurait trop s’étonner et s’affliger qu’elle puisse être tenue communément comme raison admissible et suffisante en dépit de ce qu’elle laisse subsister d’iniquité criarde: monstrueuse disproportion entre, d’une art, un prétendu délit ancré dans l’immémorial, le mythique et, tout compte fait, l’indéterminable (par suite de l’ambiguïté symbolique) et, d’autre part, sa répression sous la forme des pires peines corporelles et autres infligées sans discernement et sans recours à l’ensemble de l’humanité. Ce goût de la vendetta éperdue et sans risques ne pouvait assurément trouver d’apologistes plus zélés que les ministres d’une religion qui a tendu se plus en plus à confondre son dieu avec l’instrument de son supplice, attribuant à celui-ci un sens de « rachat » sur quoi prendre exemple et aux calamités un sens d' »épreuves » qu’il fallait tenir pour la marque péremptoire de la sollicitude divine.

Le fond de l’abîme: pourquoi le Mal?… Conjugué dans cette interrogation qui part d’eux à la façon de tourbillons de feu et de matières embrasées, ils sont là, tous les Grands – d’un bord comme de l’autre – tous ceux qui s’y sont trouvés précipités, qu’ils en aient rapporté à la surface qui, par impossible, un rameau fleuri (l’amour, à défaut d’intelligence de la vie), qui une non moins belle branche foudroyée. Certains d’entre eux, c’est l’imposition dogmatique qui les a plongés là, qui leur a enjoint d’y aller voir par eux-mêmes et, coûte que coûte, d’en offrir une solution qui engage leur propre conscience. Les autres, la hideur de ce Mal, appelé à conditionner la vie, est ce qui les a assailli d’emblée, les braquant à tout jamais contre un dogme qui, sur l’existence de ce Mal et son reflet en nous, prétend fonder la liberté humaine et trouve ainsi moyen de le nécessiter. Ce ne sont pas forcément les moins grands cœurs. Ente ceux-ci et ceux-là, seule l’étroitesse d’esprit pourrait vouloir imposer un ordre de préséance. C’est bien la même nuée fouillée d’éclairs qui, à leurs heures, porte vers nous Dante et Milton, Bosch et Swift, certains gnostiques, Gilles de Retz et Sade, Lewis et Maturin, le Goethe du Second Faust et le Hugo des derniers recueils, Lequier, Nietzsche, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud. La poésie, qui se complait instinctivement en eux, ne permet pas de faire deux parts de leurs accents, portés au diapason de la tempête. Avant que nous ayons pu songer à nous reprendre, qu’il puisse être question de nous replier sur nos positions préalables, ils nous projettent au cœur du drame essentiel.

Sur cette nef battue des plus hautes lames, dont les plus sombres ne sont pas les moins resplendissantes, il est temps de reconnaître aussi Oscar Panizza. Eu égard à la partition qu’il attaque, l’orchestre qui nous occupe n’est pas sans nécessiter certaines stridences dont son instrument seul est capable. Devant le Mal et sa tentative de justification sur le plan théologique, Sade et Lautréamont érigent l’homme cabré, faisant flèche en tous sens de l’éréthisme sexuel, intellectuel, pour dissiper les leurres et briser les entraves séculaires. Ils manient avant tout l’imprécation et le défi, l’humour ne leur étant que d’une suprême ressource alors que la tension prolongée qu’ils exigent de nous pourrait être cause de rupture. Au contraire, avec Panizza – bien plus encore qu’avec son compatriote Christian-Dietrich Grabbe – c’est la dérision qui mène le jeu, emportant tous les nimbes à la fois d’une seule bourrasque saturée de sel. Dès le départ, elle s’en prend aux personnifications du « sacré » que nombre de nos contemporains persistent à révérer, forts rares parmi les incrédules étant ceux qui croient devoir enfreindre ce tabou. Dans la défense qu’il présentera de sa pièce devant le Tribunal royal de Munich, l’auteur du Concile d’amour aura beau s’autoriser de précédents dans cette voie, il ne parviendra pas à désarmer le grief majeur: celui d’avoir disposé de bien d’autres ressources et d’être allé beaucoup plus loin que ses devanciers. Convenons que l’esprit de sédition est par lui tout abruptement porté à un tel période et brave de tels interdits que, de nos jours encore, il est présumable que la réaction des spectateurs imposerait le baisser du rideau avant la fin de la première scène.

La trouvaille de génie, de nature à passionner au possible l’atmosphère, tient ici dans la détermination du point ultra-névralgique où faire jouer – assez près de nous dans le temps pour que nous nous sentions quelque peu concernés – le rapport de « conséquence », donné religieusement pour « établi » entre la faute humaine et la colère divine s’exprimant sous forme de fléaux qui s’abattent sur terre. Du fait, aussi, que l’amour soit par excellence ce qui peut arracher l’homme aux misère de sa condition, il était du plus poignant intérêt de situer l’action en ce point précis où le témoignage des chroniqueurs veut que la vindicte du ciel s’en soit prise à lui pour le souiller. Il était tentant au plus haut point, à partir des mobiles humains les seuls que nous puissions saisir, de débrouiller – aux étages supérieurs, inférieurs(?) – les fils dont une machination si abominable pouvaient être ourdie. Que le désir et le plaisir soient loin d’être tout l’amour et qu’en leur donnant toute licence l’homme s’aliène l’amour en tant que principe unique de transmutation, clé du merveilleux, c’est probable. Le désir et le plaisir n’en sont pas moins parti intégrante de l’amour; rien ne peut faire que la chaire ne soit une et que l’arrêt qui les frappe, y introduisant pour toujours la suspicion, n’attente à l’amour même. Les souverains que nous nous sommes donnés, ce n’est pas trop qu’ils soient sommés, à cette occasion, de comparaître. Le scandale n’est pas dans la délibération bouffonne que Panizza leur prête; il est tout entier dans le verdict que nous voulons ou tolérons qu’ils aient rendu.

Sous les décombres qu’il amoncelle persiste à croître une plante dont nous nous assurons que la racine reste saine et qui n’est autre que la sympathie. Cette sympathie, en quoi réside tout le principe humain de la pièce, se fixe irrésistiblement sur le Diable. S’il en est ainsi, c’est que lui seul, de toute l’imagerie demeure entreprenant et efficient. Même lorsqu’il médite contre nous – sur commande – le plus effroyable traquenard, nous sommes ainsi faits que nous ne laissons pas d’être fascinés par sa pensée comme si c’était la nôtre passé au vif-argent. Et aussi parce que ses méandre se calquent sur les nôtres, nous sommes accessible à ses doléances et à ses revendications, si minimes soient elles, en fonction de son indéniable capacité. Jamais le Diable ne nous était apparu plus proche que dominant de tous les prestiges de l’intelligence un olympe aussi décati. En matière de déduction et de supputation, il nous force à reconnaître sa maitrise. La tradition qui le présente comme voué à exécuter les basses besognes du Créateur e montre ici on ne peut plus à la hauteur de sa tâche. Qui plus est, il parvient à nous toucher dans ses défaillances et jusque dans ses faiblesses, comme de rêver d’être dans le Gotha alors que l’exploit que nous le voyons accomplir suffirait à le consacrer comme Prince de l’astuce et archonte de ce monde-ci.

L’éternel féminin garde chez Panizza toute sa valeur attirante, même s’il s’en faut que l’attraction s’opère comme pour Goethe en direction ascensionnelle. De Marie aux diverses créatures que tour à tour le Diable appelle à se lever du champ des morts, toutes – à la si émouvante exception d’Héloïse – rivalisent d’inconscience et fleurent l’accueil. Pour ces dernières, c’est là le secret de la séduction persistante qu’elles exercent, à la mesure des ravages qu’elles ont fait subir. Parmi elles, le Diable ne saurait se monter trop difficile dans le choix de sa partenaire – celle dont la beauté doit s’allier à la perversité la plus gratuite – pour réaliser, dans les limites prescrites, ce chef-d’œuvre de perdition: la Femme d’autant plus captivante que nocive jusque dans sa chair, comme absente d’elle-même et associant toutes les gloires du soir à son somptueux négligé.

Marguerite Duras

LA VIE MATÉRIELLE

– Bonnard –

Non… ce n’était pas un Monet ni un Manet. C’était un Bonnard. C’était chez des gens à Berne, des grands collectionneurs de tableaux. Un tableau de Bonnard: c’était une barque avec la famille de cette femme. Il avait toujours voulu modifier la voile. A force d’insistance les gens lui ont permis de reprendre le tableau. Quand il l’a rendu, Bonnard a dit qu’il la considérait comme terminée. La voile avait tout envahi. Elle l’emporte maintenant sur la mer, sur les gens dans la barque, sur le ciel. Çà arrive dans un livre, à un tournant de phrase, vous changez le sujet du livre. Sans vous en apercevoir, vous levez les yeux vers votre fenêtre: le soir est là. Vous vous retrouvez le lendemain matin devant un autre livre. Les tableaux, les écrits ne se font pas en toute clarté. Et toujours les mots manquent pour le dire, toujours.

– La parole chanceuse –

Ma mère avait peur des gens qui avaient des fonctions publiques, des fonctionnaires, des trésoriers, des huissiers, des douaniers, de tous ceux dont la fonction était de faire respecter la loi. Toujours fautive avec cet incurable mentalité de pauvre. Elle n’en est jamais tout à fait sortie. Je suis sortie de cette peur de ma mère avec les oraux des examens. Après chaque oral réussi j’avais le sentiment d’un progrès sur la pauvreté endémique de la famille. La parole chanceuse. Il en était comme d’une confrontation entre mon corps et le corps social qui était là pour me perdre. Les chanteurs, les acteurs doivent vivre la même partie avec le public. Les gens qui payent pour vous entendre chanter ou parler sont des ennemis qu’il vous faudra « avoir » pour vous pouvoir vivre. Quand ça vous est arrivé une fois, de dominer la parole, d’emporter la salle avec vous, ça vous arrive tout le temps ensuite. On prétend se faire un devoir de ne pas décevoir ces gens qui se sont déplacé pour vous entendre. Mais c’est un peu plus que ça, ça déborde un peu sur le meurtre de celui qui vient vous juger.

Louis Aragon

Poémes publiés dans le n°1161 des « Les lettres Nouvelles » (1966) à l’occasion d’une exposition d’oeuvres de Kandinsky à la Galerie Alexandre Iolas.

Letzter Schnee (1923)
Tous les paysages où passe un fantôme
N'expliquent pas le secret de ce peintre
Et le silence qu'il établit

Les premiers pas que j'ai fait dans l'univers de Klee
C'était quand la guerre venait de tomber à genoux
Allemagne Allemagne et j'étais jeune alors
comme une feuille emportée

Cela ne ressemblait à rien de ce qui se tait sur la toile
Personne ainsi n'avait jamais mis le doigt sur la bouche de Dieu

Plus tard je me suis promené dans des jardins et des champs
Où j'ai compris ce mystère de peindre qu'il y a
Dans chaque chose soumise pour un instant à l'ordre inventé

Mais nulle part je n'ai senti comme ici l'haleine de l'homme
L'haleine qu'on ne voit d'habitude qu'aux miroirs
Dans cette dernière neige d'une saison lente à mourir
Ce moment suspendu de l'hiver qui sait bien n'en avoir plus pour longtemps à vivre
Et sent partir le fard blanc de sa lèvre
Der Wind streut Samen (1933)
Nous qui marchons dans l'invisible
Sans trop savoir ce qu'y faisons
Avec ce haut rire terrible
Comme un oiseau sur la maison

Voici le peintre qu'il nous faut
Pour la première fois j'ai vu le vent
Non par les arbres dans le vent mais le vent même

Il aurait pu porter au loin dans sa paume
Des journaux déchirés des mots en miettes des chapeaux
Mais

De toutes les choses de la terre
Il a préféré les semences
Les signes mobiles que se font les plantes enracinées

O sémantique de la poussière
Algèbre de vivre écriture ou musique
Le doigt du vent sur les murs traces
Une usure de mots perdus

C'est un chant qui n'a pas de bouche
Un toucher qui n'a pas de main
D'où viens-tu toi qui bats les portes
Et fait l'amour avec les champs

Vers des fourmis et des virgules


Vögel versammeln sich (1937)
Monde couleur d'herbe et de blé
Ce lieu n'est plus qu'un frémir d'ailes
Désert des yeux soudain peuplé
Où ressemblant à des ratures
Les oiseaux se sont rassemblés

Les uns encore écrits dans l'air
Les autres déjà mis à l'aise
Ont la transparence du verre

Qui vont-ils condamner à mort
A qui déclarer quelle guerre
Rotes Raubtier 
Il faut tout le sang du meurtre à la bête pour
Qu'on la distingue de la toile où elle est peinte
Les loups ne sont que de pauvres dévoreurs pâles
J'ai vu passer quelque part ce ce rouge de proie
Je connais ces yeux qui m'en percent
A ses dents je connais la peur
Regie bei Sturm
Le cavalier commande au coeur
D'un charroi de traits et de roues
Il dispose ce thhéâtre où
L'éclait est rose Et vert le temps
Traversé par les pas des bêtes

Mais ce qui est de l'homme est noir
Car telle est la loi du spectacle
La mise en scène nous fait voir
Son autorité sur l'orage.