Pascal Quignard
UNE GENE TECHNIQUE A L’ÉGARD DES FRAGMENTS – Essai sur Jean de La Bruyère
Chapitre V
Si l’on peut concevoir le dégoût où plonge la forme littéraire du fragment, l’irritation que cette forme suscite, le peu de plaisir qu’elle est capable d’offrir, il faut aussi concevoir la fascination qu’elle exerce, et la nécessité sous laquelle elle tombe, et qui n’est pas si soudaine, ni si neuve, ni si hasardeuse.
Arma antiqua, manus, ungues, dentesque fuerunt
Et lapides, et item sylvarum fragmina rami…
« Les armes antiques, dit Lucrèce, furent la main, les ongles, les dents, les pierres, et aussi les morceaux brisés des branches des arbres des forêts… » Le mot employé par Lucrèce est fragment, – condensant la première figure de l’homme sous forme d’une main tenant un fragment de pierre ou de forêt.
Durant des centaines de millénaires, des mains humaines martelant des petits galets. Mains rompant, brisant la nature, arrachant une sorte de morceau de monde au monde. Dans les carrières anthropiennes, des milliers d’éclats pour chaque petit hachereau.
Chapitre VI
La discontinuité de l’opération de pensée est réelle. Elle confond suffisamment à chaque reprise le penseur, comme l’étrange fatigue non physique qui surprend son corps, à la longue l’accable et s’empêtre dans ses membres et dans les nerfs jusqu’à l’angoisse. Que la brièveté de ce soudain et minuscule effort nerveux soit portée à s’exprimer sous la forme d’un petit spasme rhétorique – une manière de court-circuit, de brusque paradoxe ou d’ellipse -, cette considération paraît avoir sur elle un haut degré de vraisemblance. De même le légendaire et ordinaire déchirement ou rupture dont témoigne la naissance, l’esseulement où astreint la scissiparité de la reproduction des mammifères et qui se redouble et qui claquemure dans la destinée individuelle, la sexuation qui marque le corps et jusqu’à l’espoir lui-même très improviste de plaisir qu’il en tire, enfin l’interruption future, absolue, et si prompte que la mort traduit sans espérance que rien supplée jamais ou la prolonge invraisemblablement, d’une rapidité et d’une brusquerie bouleversante – dont l’appréhension hante l’esprit durant toute son activité -, tout cela de surcroît semble aller dans le sens d’une expression humaine structurellement fragmentaire.
Cependant les œuvres chasseresses, poétiques (puis religieuses, puis philosophiques) les plus anciennes sont portées par une volonté qui paraît très différente: essentiellement continue, unifiée, symétriques. Il semble même qu’une manière de plaisir archaïque, gestuel, chanté, dessaisissant tout le corps à une forme qui paraît presque dédoublée du corps, peut leur être associée: rythme du corps se balançant dans la symétrie renouvelée des pieds et des bras lors de prolifération de la parole, et plus visiblement encore dans les rituels de sa remémoration. On dit des groupes de petits traits qui sont sur les parois des cavernes qu’ils marquaient ces rythmes et sans doute en aident la mémoire. L’espace lui-même du corps et sa différenciation symétrique sont inévitablement liés au regard des bêtes mammifères que nous sommes à la notion de beauté. Georges Dumézil a tenté de déchiffrer certaines des fresques et des statues-stèles du Valcamonica. Ces énigmatiques inscriptions pré-scriptuaires datent du III° millénaire avant Jésus-Christ. Pour trois d’entre elles – publiées par E. Anati – leur disposition est verticale et le texte épouse la forme d’un corps humain. Ces écrivains – ou plutôt ces inscripteurs – ont plus de 5000 ans et leur « page » rocheuse est un corps humain en pied. De façon générale le désir qui nous porte vers un corps ne naît pas avec beaucoup de probabilité de son asymétrie ou de son démembrement. Ce sont son unité, son caractère axial, son intégrité, la proportion contagieuse de sa symétrie, la pudeur qui tend à l’unifier – dont on dit qu’elle est une prodigieuse robe qui n’existe pas dont le corps s’enveloppe et où il se retotalise subitement pour susciter le désir – qui nous persuadent de sa beauté et qui nous donnent l’envie de le connaître, c’est à dire de nous approcher de lui, de le voir, de le toucher, de le lécher, de le flairer, pour enfin jouir de lui.
Ainsi ce désir d’unité et de totalité qui habite l’expression et qui hante la plupart de temps les formes de la beauté tient encore largement à la polarisation d’un corps dédoublé dans ses deux yeux, dans ses deux oreilles, dans ses deux mains, dans ses deux pieds – dépend encore largement des comportements oraux qui ont précédé durant des millénaires les œuvres écrites. Avec hâte, très rapidement la tradition du livre, beaucoup plus brève et presque récente, a imposé concurremment sa propre autonomie: son individualisation progressive est aussi étrange que celle qui a extrait peu à peu l’individualité singulière d’un homme – inquiète et jalouse de ce sentiment de singularité – de l’individualité plus spécifique, plus nettement agroupée où elle a pris sa forme. On n’a point beaucoup souligné que ce qui ponctue le texte nettement individualisé – et qui régit par ailleurs l’invention relativement tardive des signes de la ponctuation – accompagne la sorte de progression de la honte et non plus l’ardeur ou l’empressement de son extériorisation. Nous hantent la honte du corps, le plaisir de cette honte c’est à dire la naissance vertigineuse sur le vide, c’est-à-dire la mort vertigineuse sur le vide, – et il paraît désormais difficile qu’il en soit autrement. La limitation, la mort, comme on veut dire, par une manière d’insistance ou de rétroaction – par une suite de petits coups de marteau du fini, du naissant, de la carence, de l’éphémère, du désir retombé, de la destruction, de la structure même du temps – sont la source profonde de toute ponctuation. Et non les reliefs, les traces nostalgiques d’une apparence de rythme oral. Or, le silence, le blanc, est la plus forte ponctuation. La mort est aussi un rythme. A l’égard des hommes elle est le rythme le plus fort, le plus insistant, le plus terrible. Désormais, sur ce coin de terre, dans cette petite portion du temps, on tombe inévitablement au sein du livre tout à la fois typographique et lié aux guerres de religion chrétienne, à la merci du nettement ponctué, c’est à dire du fragmentaire – contre lequel on lutte ou auquel on cède. La période en ce sens n’est pas première, elle résulte d’une volonté de tisser, de tistre, de coudre désespérément tout le fragmentaire que l’écrit n’a pas encore aggravé, contracté – et consiste de façon très rudimentaire dans un refus panique et volubile opposé à la mort.
Mais c’est peut-être bien ce refus qui est premier.
La reconnaissance du fragmentaire est peut-être une lucidité mais elle est aussi une défaite. Et les réserves de Boileau, de Racine, de Donneau de Visé, de Th. Corneille, de Fontenelle empourprent de nouveau un peu le visage, qui ne voient dans ce procédé que l’effet d’une sorte de paresse et même l’indice d’une sorte d’incapacité.
Chapitre VII
Encore qu’il faille aussitôt montrer du doigt dans quelle flasque, épaisse soupe, masse vague, depuis vingt ans nage le mot de fragment.
On cherche à en comprendre le sens. On évoque certaines des formes qu’il a épousées dans le temps, et qui sont elles-mêmes équivoques, quand elles ne sont pas contradictoires.
Les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango, briser, rompre, fracasser, mettre en pièces, en poudre, en miettes, anéantir. En grec le fragment, c’est le klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tirer violemment. Le spasmos vient de là: convulsion, attaque nerveuse, qui tire, arrache, disloque.
La plus large part de l’art moderne est asservie à une violence qui incite à extirper toute liaison, toute cheville qu’il a d’ailleurs cessé de supporter; qui pousse à tout contraster plutôt qu’à tout unifier; qui conduit à la brutalité et à l’assertion et à l’originalité plutôt qu’à l’harmonie, plutôt qu’à l’insinuation où à la douceur, plutôt qu’à une maîtrise plus remémorante ou plus affiliée dans le temps; qui conduit au reniement plutôt qu’à la tradition, à l’amour de soi et à l’expression de cette complaisance plutôt qu’à l’astreinte technique et anonyme du métier, quitte à s’enfermer dans la néologie, dans la détresse de l’autos, dans les rets des langues de bois techniques, politiques, religieuses, philosophiques, psychanalytiques, poétiques – qui sont toujours complicité de sectes, de masses apeurées, lallations de familles -, quitte à suçoter l’ongle de son pouce dans la nostalgie enfantine des calembours, dans la souffrance de la folie ou dans l’ébriété du sabir plutôt que de ne pas se démasquer et s’assembler à ceux qui furent, ajouter à l’art et au raffinement, voire même poursuivre et défier ce qui fut beau et qui émeut encore.
L’iconoclaste est celui qui brise les images, les représentations divines. Le phonoclaste est l’écrivain; c’est celui qui brise la voix et le cercle oral, la ronde des corps humains mimant la proie, en induisant le renouvellement infini et la mort surabondante, c’est-à-dire sacrifiant et chantant, fondant sur l’espace de leur corps échangé au corps qui les hante, qu’ils tuent, qui les nourrit, c’est-à-dire fondant sur l’origine de l’espace dans leur corps les cadences binaires ou symétriques des proverbes, des vers, des syntaxes, des mythes. Il faudrait dire logoclaste pour noter l’écrivain qui brise la voix qu’il a déjà amuïe en écrivant sous le coup de la préméditation préalable d’un livre. Il redouble la passion de briser jusqu’à meurtrir l’espace du texte, et à ne traduire sa pensée que sous forme initiale, spasmée, abstraite, fragmentaire. En ce sens les modernes ne traduisent plus leur parole; il ne représentent plus une argumentation parlée lorsqu’ils écrivent. Il transcrivent plutôt une manière d’écrit mental, et non plus une palabre, elle-même accompagnée des séquelles d’une sorte de dans mimétique ou gestuelle. Pensée qui, comme elle a laissé derrière elle tout l’art transitif et corporel de la voix, n’exige plus ni le comportement, ni le développement, ni l’accentuation et le dédoublement des gestes, ni la répétition didactique, ni la symétrie, ni la polarisation de l’espace oral, social, d’une incitation au sang, d’un plaidoyer, d’un effet de toge, d’un redressement du buste. Souffle coupé. Pensée qui est devenue quiescente. Mirifiquement abrupte, livresque.
Dans les manuels de littérature le fragment est présenté de façon nationale, assez rétrécie (je songe tout à coup à ce qu’écrivait Li Yi-chan en Chine en 843 ou Sei Shônagon en l’an mille à Kyôto), comme une forme littéraire aristocratique qui serait apparue en France au cours du XVI° siècle, blessée ou déchirée par les troubles religieux et civils, et conçue en réaction à la théologie, à la philosophie, à la scolastique s’essoufflant, phraseuses, peureuses, viles. Forme mondaine tout-à-la fois anti-pédante, anti-systématique, anti-philosophique et anti-théologique. Provocation de pensée et non pensée achevée, c’est-à-dire espèce de petite convulsion noétique ou linguistique liée au scepticisme, à la conversation plus hardie, au jeu brillant, à l’empirisme nihiliste pour lequel tout système, toute révélation, toutes références médiates sont devenus insupportables; enfin lié au refus aristocratique du travail et de l’apparence de l’œuvre.
Si on peut dater de janvier 1688 l’apparition d’une sorte de système délibéré de la fragmentation volontaire dans la prose française, et aussi bien l’introduction du blanchiment ou, si l’on préfère, de l’usage de pieds de mouche, certaines œuvres qui la précèdent ou qui l’entourent demeurent sous ce jour très particulières, encore que d’une forme rebelle et le plus souvent incertaine. Montaigne écrivit un texte ni suivi ni fragmentaire, mais crémentaire, anthologique, citateur, digressif. Pascal nota des pensées mais la forme qu’épousa l’œuvre n’eut pas d’autre maître d’œuvre que la mort et les préventions des éditeurs posthumes. Nous ignorerons éternellement quels en eussent été les traits. Les fragments de Nicole ne sont pas séparés à l’aide de pieds de mouche mais par trois lignes laissées blanches. A vrai dire, dans le cas de La Bruyère, l’ambiguïté de cette tradition est recherchée comme un masque, et ces textes dus au dépeçage ou à l’émiettement sont amoncelés sans qu’ils forment système. L’aphorisme, l’adage, le proverbe, la sentence, le dicton, la devinette, l’apophtegme, la formulation gnomique, l’énoncé paradoxal, le haïku, le précepte, l’énigme, l’épigramme à Paris au XVII° siècle, le trait d’esprit à Rome au premier siècle, etc., ces tours sont anciens et divers, et difficilement perméables les desseins particuliers qui les portent, et autonomes leurs techniques, et singulières les histoires qui les ont dispersés. Ces traditions sont le plus souvent, entre elles, sans lien. Quand Nietzsche écrit : « L’aphorisme où je suis le premier des maîtres allemands est une forme d’éternité. Mon ambition est de dire en dix phrases ce que cet autre dit en un livre – ne dit pas en un livre », voilà une considération qui pourrait en détourner. Le fragment est conçu ici comme concentration, noyau de pensée, plénitude essentielle, idéale, platonicienne, autarcique, limée, fourbie. On voit mal le pluriel, le mortel, le rompu et le discontinu que certains modernes affirment y découvrir. Fr. Nietzsche rêve d’une petite boule extrêmement dense et non déchiquetée.
Au bout du compte un grain éternel, circulaire, inséparable, un atomos.
Rien ici de la bribe, de la loque, du copeau – des charpies que nous ne cessons pas d’écrire ni de lire.
D’autre part le proverbe, la devinette, la comptine, la sentence, sont des genres d’autant plus distincts de celui du fragment que ce dernier est impuissant à se fonder sous forme de genre. Ainsi emploie-t-on souvent le terme de fragment de façon très abusive. Sous ce jour, une large part des textes fractionnés que nous lisons sont des « fragments d’Héraclite ». Non pas œuvres volontaires. Il s’agit simplement d’extraits d’œuvres perdues, ou non aboutis. Dans le cas d’Héraclite: la collection érudites des citations d’un livre dont l’existence est attestée mais dont on est impuissant à imaginer qu’elle fut la nature et quelle fut la forme.
Fragment veut dire ici « morceau, débris d’un livre qui est perdu ». Aucun témoignage ancien ne laisse deviner sous quelle apparence ce texte était offert à la lecture. Le style propre à ces coupons d’un texte, si particulier et saisissant et brusque et elliptique qu’il fût – quoi qu’aient pu dire les grands éditeurs modernes de ces morceaux choisis, ou du moins que ces bouts de citations que les livres des Anciens, le temps, le goût de quelques hommes qui lisaient et le hasard ont conservé jusqu’à nous -, ne permet pas de conclure à une forme inévitablement discontinue. L’œuvre d’Héraclite n’était pas quelques traits épars. C’est un visage défiguré. C’était un visage.
De même je suis loin de penser qu’on puisse soutenir avec beaucoup de jugement, comme le fit Maurice Blanchot, que Blaise Pascal « impose l’idée du fragment comme cohérence ». A la mort seule et aux éditions posthumes, et non à la volonté de B. Pascal, sont imputables les apparences fragmentaires et singulièrement ordonnées qui se sont saisies de sa pensée.
Je suis ici plus volontiers la tradition qui s’est choquée de l’œuvre de La Bruyère, publiée et accrue du vivant de son auteur, – par ailleurs lecteur de Pascal et de La Rochefoucauld.
De même les références aux diverses formes qu’empruntèrent les pensées égyptienne, ou biblique, ou chinoise, ou présocratique, ou indienne, ou japonaise paraissent aussi discutables que La Bruyère nommant Salomon ou Théophraste pour masquer précisément les noms de Pascal ou de La Rochefoucauld, comme Pascal masquant le nom de Montaigne, comme La Rochefoucauld celui de B. Gracian. Opposer l’exigence d’une discontinuité radicale à l’exigence d’une continuité absolue, c’est faire preuve d’un dualisme à vrai dire scolaire, et trop achronique, et trop sidéré par d’incroyables essences.
Comme on dit niaisement des présocratiques, il eût fallu dire des préfragmentaires.
Il n’y a ni « texte oral » et développé par le corps pour sa diction et pour sa remémoration, ni textes fragmentaire définitivement tranché ou consumé par l’écrit. Il n’y a qu’une insistante tension entre un souvenir et un désir qui demeurent l’un à l’autre enchevêtrés et obscurs.
Chapitre VIII
Quelques réserves et difficultés que suscitent l’usage du texte continu traditionnel (si imprégné de la voix et de son comportement social, répétitif, bilatéral comme ses pages, comme les yeux qui le lisent, comme les mains qui le tiennent, démonstratif, puéril, verbeux) et l’usage du texte fragmentaire (éperdu, brusque, nerveux, précis, elliptique, angoissé, enfantin, narcissique, tranché, sec), reste une difficulté propre au texte fragmentaire et qu’il est difficile de lever.
Les idées communes concernant le fragment, mille bouches les portent: ses étincelants, sonores, automates, appauvrissant petits blocs binaires ou conjugaux; le clinquant de cette « dialectique »; dénuée de centre c’est-à-dire errant; individuel c’est-à-dire pluriel; carence d’unification c’est-à-dire absence d’œuvre; non totalité, non sens, non système… Or, toutes ces attributions qui passent pour avantageuses sont sur-le-champ vivement contredites par l’espoir d’une forme avant tout ivre d’autarcie absolue.
Aussi les mots d’ordre paraissent-ils très vite contradictoires: le désassujetti, le ruiné, l’inachevé, l’explosé, le pulvérisé, le désastreux, le désorienté… En fait le fragment traduit plus de circularité, d’autonomie et d’unité que le discours suivi qui masque vainement ses ruptures à force de roueries plus ou moins manifestes, de transitions sinueuses, de maladroites cimentations, et expose finalement sans cesse à la vue ses coutures, ses ourlets, ses rentraitures. C’est trop souvent le rêve du petit tout, du petit morceau blotti et enveloppé sur lui-même. De même l’archaïsme formulaire du proverbe, de même l’espérance de l’aphorisme. Ils étaient liés au rêve d’autarcie et presque de monnaie linguistique. Ils rêvent d’un petit cercle de métal ou de voix valant à jamais et pour tous.
Contradictoirement, par la pose mélancolique qui a particulièrement affecté les hommes et les arts du XVI° siècle au XX° siècle, le fragment fascine sans doute aussi par ce caractère un peu ruiniforme, dépressif. Il est ce qui s’est effondré et reste le vertige d’un deuil. Il est la citation, le reliquat, le talisman, l’abandon, l’ongle, le bout de tunique, l’os, le déchet d’une civilisation trop ancienne ou trop morte. Morceaux où se lit quelque chose de séparé par la mort, par le temps, isolé, désolé pathétiquement dans la relique. Il convient plus que toute autre forme littéraire à la confession de soi, à la complaisance à soi, à la suffisance, au journal intime, au sentiment d’usure et d’antiquité d’une civilisation sans doute trop endurante ou du moins de toutes parts blettie, au refuge de plus en plus subjectif, abstrait, abandonné, à ce regard tendu vers les bouts de reste. Il est détritus et il est singularité. Mélancolie et individualisme accrus: le fragment est la réplique du tout qui devient brusquement serve de l’individualisation exacerbée de soi. Symbole insistant dans le deuil natif où tout baigne.
Minuscule catastrophe, minuscule épave, et minuscule solitude.
CHAPITRE X
Ils sont comparables à ces petites flaques d’eau qui sont déposées sur le chemin après l’averse et que la terre n’a pas bues.
Chacune d’entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau.
Une grande mare ou tout l’océan n’auraient répété le ciel qu’une fois. Dans le même temps les fragments sont voués formellement au choc, à l’antithèse plus ou moins mécanique, à la symétrie sonore, à un dualisme qui est plus ou moins réflexe, mettant tout dos à dos, à une sorte de toc, dont la régularité devient vite uniforme, monotone, de là fastidieuse. Alternent imperturbablement, comme le pied gauche et le pied droit dans la marche, droite et gauche, bien et mal, feu et eau, blanc et noir, jour et nuit, chaud et froid, femelle et mâle, oui et non. Mais qu’il y ait au cœur du mouvement qui incite à écrire quelque chose de vengeur et d’intense, d’extraordinairement coupant et singulier, qui aime follement ce qui est blessé, ou qui saigne, qui ne réassemble pas, qui ne cherche jamais l’apaisement, qui agit comme une sorte de hargne ou de rage tournant à vide, compulsif comme une espèce d’angoisse bondissante, ou de désir de reste, rebelle à l’unité, contraire presque absolument, comme soumis à une revanche dénuée d’objet, pareil à un être, à une figure, à une manie parfaitement antagonistes, insociables, destructrices et ouvertes qui rappellent cette exigence ou plutôt cette passion qui s’est portée assidûment en chacune d’elles.
Reste que ce n’est pas l’éclat qui se voit par là justifié, ni exalté, mais l’éclatement qui s’est porté sur l’œuvre, et dont il résulte, presque secondairement. Il y a une sorte de paradoxe insoutenable et même sans aucun doute d’imposture à fabriquer directement des débris, à façonner la fracture pour elle-même, à polir les arêtes, à en aiguiser le tranchant fallacieux, à feindre la violence, ou la sauvagerie, ou le génie, ou la folie, ou le hasard: bref à ne pas se fier au bris lui-même, à faire l’économie du mouvement destructeur dont la fracture ne devrait être qu’une trace résiduelle. On voit sur les marchés méditerranéens, dans les pays particulièrement riches en vestiges et en fouilles, des fabricants de faux débris d’antiques. Si faussaires et mercantiles qu’ils soient, par pur souci d’une vraisemblance plus persuasive et par la convoitise d’un gain qui lui soit proportionné, ce sont des vases entiers que ces boutiquiers brisent, et des statues intègres qu’ils mutilent.
C’est ce point qui fait la difficulté. On peut supposer – de même que les différenciations sexuelles, linguistiques vestimentaires, morales, sociales, etc., requièrent un fond de ressemblance plus vaste qu’elles pour que la variété et la hiérarchie des différences soient reconnues comme telles et paraissent se détacher vivement sur ce fond pour ainsi dire soustrait à l’apparence – que d’une même façon la puissance et la reconnaissance du fragment supposent une sorte de flux où il puisse surgir comme tout à fait imprévu et inattribuable. Tombé du ciel. Il faut la surface continue d’un sol lui-même coutumier pour que l’aérolithe soit. Encore que les petits écrits des hommes ne tombent pas d’un lieu qui soit aussi haut.
La comparaison avec les pierres fichées dans la terre. Ces roches fragmentées qui n’affirment plus rien que leur présence et que l’air sépare prodigieusement. Mais plus avant encore. Durant près de quatre cent mille ans l’homme se sera attaché plus que tout à la fabrication d’objets tranchants. Des mondes d’éclats entourant les merveilles:un racloir, une pointe, un couteau. Il y a dans cette obsession millénaire que l’espèce ressentit à l’égard d’objets qui tranchent ou qui sont tranchés, quelque chose qui cherche à s’en protéger à force d’usage.
Cette obsession du fragment n’est même pas humaine.
Il y a quatorze millions d’années, au Kenya, les ramapithèques taillaient des cailloux de basalte.
C’est la solution de Virgile jadis à Mantoue, de Chateaubriand dans la Vie de Rancé, de certaines pages de Montaigne aussi, qui est à cet égard sans doute la plus remarquable: des lambeaux totalement disparates tissus en apparence de continuité.
Au contraire dans les livres modernes, qui sont faits d’une sorte de juxtaposition de fragments souvent artificieux placés les uns à côté des autres tels les livres eux-mêmes s’accumulant sur les rayonnages des bibliothèques ou les pots de fleurs sur les rebords des fenêtres, la discontinuité poussée jusqu’à la roue s’efface, élance et insupporte comme une mélopée ou comme une scie. Les fragments eux-mêmes sont curieusement peu étanches, trop solidaires les uns des autres. Mais, dans ce sens, c’est la solution de Jean de La Bruyère qui paraît inégalée. C’est par la disparité des attaques qu’il assure une discontinuité entre les fragments. Cette absolue variété (Ce qu’il présente dans les Caractères sous forme d’irrégularité) aboutit à une sorte d’hétérogénéité radicale du texte lui-même: tous les genres paraissent représentés, tous les tours semblent présents, et le pouvoir de chacun d’entre eux, concentré à l’extrême, et par le contraste avec ceux qui l’entourent, prend tout à la fois un relief rhétorique extraordinaire et un rythme extrêmement violent et divers. Cette juxtaposition est un peu à l’image de la succession des tempos dans une suite baroque, au siècle suivant. Une liberté de pur contenu n’est rien si sa forme ne la prouve pas. En d’autres termes les bienfaits du fragment sont au nombre de deux. L’un de ces bénéfices n’est que personnel; l’autre est purement littéraire: le fragment permet de renouveler sans cesse 1) la posture du narrateur, 2) l’éclat bouleversant de l’attaque.
Chapitre XI
On lit souvent des sites d’affirmations particulièrement incroyables. On affirme du blanc qui sépare les fragments qu’il ne les sépare pas. Sorte de matière incertaine, soit le jour, soit l’espace, soit l’air, soit le silence, soit une substance plus énigmatique et neutre, à l’exemple de la matière incertaine et inqualifiable de l’aube, dont l’indétermination ne saurait être maîtrisée par la pensée, parce que cet âge naissant de la lumière ni ne disjoint ni ne réunit. Espèce de blanc sans rapport. Mais affirmer: « Les fragments sont posés les uns à côté des autres sans rapport », c’est nier la lecture, son temps, la succession des pièces linguistiques fragmentées, l’ordre qui en résulte. Une succession d’irréconciliables fait un ordre.
Or, quelque ordre qu’ils configurent, les fragments sur-le-champ non seulement forment système, mais ils délivrent un sens. Je songe à B. Pascal et à M. Blanchot.
La difficulté peut se résumer alors de la sorte: comment assurer une réelle non-solidarité entre des fragments qui tombent inévitablement sous le coup de la succession. Par lui-même le blanc qui les sépare n’a pas une puissance suffisamment caustique. Il est assimilé le plus couramment à une sorte de silence par soi indéterminé et, partant, capable de recevoir n’importe quelle détermination. L’ordre de la succession bâtit une architecture qui aussitôt subjugue et, si je puis dire, tient les rênes. En terme de petit solfège: le changement de chapitre constituerait la pause, l’alinéa le soupir, le point le demi-soupir, etc. Resterait le blanc ou le pied de mouche ou la petite étoile alors assimilables à des espèces de demi-pauses. Mais on peut aisément imaginer des lecteurs qui passent ces blancs et font se succéder les fragments comme des paragraphes. Je vois ici la source de la ruse de Virgile, ou de Fontenelle, ou de Chateaubriand dans la Vie de Rancé et dans certaines pages des Mémoires d’outre-tombe. Soit on s’oblige au contraste, à faire se succéder des bouts de prose ennemis, d’un âge différent, des incompatibles. Il y a là un caractère d’abord saisissant, déroutant, mais vite excessif, mécanique – qui est ressenti peu à peu comme une sorte de brusquerie arbitraire, de tapage. Soit on se contraint à une véritable prouesse technique par la dismorphie des fragments, par la variété de l’attaque – et je vois ici la naissance de l’innovation technique de Jean de La Bruyère. De ces deux ruses, la première est la plus souple et la plus riche, la seconde la plus périlleuse et la plus avare, à la limite du mutisme qui la ronge ou qui la tente. Sauf dans le cas de Jean de La Bruyère peut-être – qui l’a affrontée avec la conscience formelle la plus grande. L’art en est totalement expressif; l’œuvre est obsédée par la hantise de rajeunir une matière que des légions d’hommes et des cents de siècles ont bornée et cependant d’attirer sur soi vivement l’attention, de toucher, de capter de pétrifier celui qui tient le livre. Théophraste n’usait que de l’énumération. Les modernes sont admirablement enlisés, de S. Mallarmé à M. Blanchot, – à l’égale de disciples de Nâgârjuna – dans une sorte de négation automate ou de renversement. La Bruyère s’efforce d’attacher celui qui le lit à force de richesse dans les tours. Ce sont des petits problèmes curieux posés tout à coup laissant la réponse incertaine, un emportement brusque, une remarque tendre, ou une confidence mélancolique, un cri violent qui paraît arraché, une maxime plus sentencieuse, une définition sèche, une allusion réaliste, une petite dissertation grammaticale, une hébétude qui se révèle une lourde malice, une argumentation philosophique plus scolaire, une petite scène de roman, une objurgation morale, une métaphore longuement filée, une question délicate, un morceau de patois, une notation pédante ou ingénieuse, une description fidèle, un trait qu’inspire une méchanceté pure, une liste d’objections réfutées point par point, des petits tableaux hallucinés de la campagne ou de la ville, une lourde construction morale, une mise à nu cinglante ou cynique, une anecdote tirée de l’histoire ancienne, une oraison funèbre, un court compte rendu de voyage, un pastiche, un monologue intérieur, une vieille inscription romaine, une harangue, des dialogues, enfin mille sortes de portraits, miniatures, en pieds, rébus, comédie, biographie, etc. Dans La vie de Rancé, c’est une étrange continuité sans convergence, un bout à bout qui laisse sans appréhension dans une stupeur, une admiration sans autre objet que purement littéraire. Dans ce sens c’est bien la discontinuité qui paraît portée par une sorte de convergence obsessionnelle, piétinante, ressassante, circulaire, se suffisant à soi. En d’autres termes ni la continuité ni la discontinuité ne peuvent être désirées comme système pour peu qu’on conserve le souci de s’attacher un lecteur et de l’émouvoir en l’associant à sa pensée. Pour que le fragment apparaisse, il faut qu’il tranche sur ce qu’il interrompt. Pour que le style paraisse soutenu, il faut que la phrase tout à coup se fasse plus prompte, plus rude, et brise la période qu’elle met en relief. Dans ce sens je vois peu d’exemples d’une écriture systématiquement fragmentaire; avec beaucoup plus de conséquence et beaucoup plus de rupture dans La Bruyère que dans Joubert, Valéry, Alain, Cioran, Leiris, Blanchot, moins d’unité, des procédés plus variés et plus riches, moins de réitération, moins de posture, moins de facilité, de piétisme, de truquage, de badauderie. Rien de plus continu, de plus mécanique, de plus obsessionnel, de plus rabâchant que la plupart des livres qui paraissent de nos jours et qui affectent une apparence fragmentée.
On s’irrite aisément de la nature si verbeuse, si croulante, épuisée, boueuse, diserte du texte suivi, et de son débit incroyable ainsi lancé dans l’air, et ne se soutenant que de la prétention de son souffle ou du bavardage qui le gonfle. La plupart des articles, la plupart des mémoires et des essais, la plupart des livres qu’on publie, ce sont des clapettes du moulin. Dans les meilleures pages fragmentaires, on chercherait avec avidité quelque chose qui serait non seulement cassé mais qui aussi serait cassant. Une attaque intense, arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie. Sa densité même la replonge dans le néant tout à coup. Son interruption doit bouleverser autant que son apparition a surpris. En ce sens l’usage doit en être extrêmement circonspect, et rare, à l’instar du cri, qui n’a d’efficace et de terrible puissance que quand rien ne le prépare et quand rien ne le répète.
Chapitre XII
Le terme de déchirure exprime relativement bien le fragment et plus que tout le verbe désunir.
Alors l’opposition cesse d’être celle de l’infrangible et du fragment.
Jamais d’exception nue: elle ne contrasterait pas.
Et jamais d’unité pure: si une et si suivie qu’elle tournerait sur elle-même comme les totons jadis sur les tables en cédrat.
Les petites toupies de buis à six faces, dans l’ancienne Rome – interdites – ue les joueurs lançaient avec l’index et le pouce, portaient le nom de totum.
La lettre initiale de ce « tout » – tel le « tau » de la croix – gravée sur l’une des faces, marquait l’enjeu absolu, le gain sans réserve.
L’opposition la plus profonde est celle du lié et de l’épars, du système et de l’intrus.
Vase soudain égueulé – falaise dans la mer – adversaire que l’épée éventre..;
Mais d’abord le vase intact; d’abord la mer étendue, anhumaine, et immense; d’abord l’adversaire vivant.
( … )