Panaït Istrati
PRÉFACE à « La vache enragée » (Bucarest, mars 1935)
Je ne sais pas quel est le genre des romans qu’écrit habituellement Georges Orwell, mais « La vache enragée » est une œuvre rarissime à notre époque, principalement par la pureté de sa facture, je veux dire par l’absence totale de phraséologie littéraire. Dans ce livre on ne trouvera pas une seule page de ce qu’on est convenu d’appeler, d’une manière péjorative, « littérature« . Et, cela, on peut le considérer comme un record de la part de cet écrivain, en même temps que comme une grande chance pour son lecteur.
A première vue « La vache enragée » peut sembler n’être qu’un simple reportage, « un journal de voyage », comme le dit l’auteur lui-même. Ce livre est pourtant tout autre chose. Car il n’existe pas un journal de voyage qui puisse conserver pendant deux cent quatre-vingt-six pages, ce naturel, cette simplicité, cette puissance qui consiste à ne montrer que le fait, le geste, la réalité brutale et dépourvue de toute niaiserie descriptive ou constructive, sans jamais, jamais, tomber dans la monotonie.
Il eût cependant été normal que George Orwell se laissât séduire par ce qui fit jadis la gloire de Gorki, son devancier dans le genre: la création de grandes figures, type Kanavalov; car, à son exemple le monde d’Orwell est celui des chemineaux, que j’ai peu connu, le bassin de la Méditerranée, mon domaine,, étant trop riche de soleil et de déchets nutritifs pour obliger le vagabond de courir comme un fou à la recherche d’un abri et d’un morceau de pain.
Bozo, par exemple, que je considère comme la figure la plus lumineuse de toutes celles qui fourmillent dans ce livre, se fût merveilleusement prêté à la haute création littéraire, et c’est dommage que George Orwell n’ai pas tenté d’en faire un type.
Seulement ce qui fait la grandeur de cette « haute création littéraire », fait également sa misère. En effet, Gorki a épuisé le sujet, a détruit tous les ponts derrière lui. Dans le genre du vagabond-penseur, nul ne l’égalera de nos jours. Il restera le maître sans école. C’est pourquoi je me suis gardé moi-même de le suivre sur ce terrain, malgré l’abondance de belles figures de parias du destin que j’ai réellement rencontré sur mes routes. Et, lorsque je m’y suis essayé, cela ne m’a pas réussi. Le colosse russe avait tout dit là-dessus pour au moins un siècle.(et c’est cet art unique dans la littérature universelle que l’Académie Suédoise, probablement pour des motifs politiques, n’a pas jugé bon de couronner! Pourtant, des œuvres furieusement bolchévisantes de du Gorki actuel, que restera-t-il dix ans après sa mort?)
Cependant le voyou à forte personnalité existe. Vagabond aimable ou fripouille dangereuse, s’il ne s’est pas toujours appelé Villon ou Gorki, ni même Kanavalov, faute de créateur, il n’en est pas moins une magnifique réalité.
Le grand romancier hollandais A.M. de Jong a rencontré l’un de ceux-là. C’était un authentique voleur, qui lui écrivit un jour de sa prison. C’est là que Jong alla le cueillir; il fit la preuve que ce vagabond était un vrai poète et même un brave homme. Et, depuis, celui-ci parcourt la Hollande en racontant sa vie dans des conférences très écoutées. Je ne me souviens plus, en ce moment, de son nom ni du titre de son recueil de poème, mais j’y reviendrai quelque jour. (Panaït Istrati est décédé en avril 1935)
Moi-même, l’année dernière, j’ai découvert le Roumain Petre Bellu. Son livre, « La Défense a la parole », que j’ai préfacé, s’est vendu à soixante-cinq mille exemplaires, malgré ses tares flagrantes.
Où est-il dit, en effet, qu’un homme n’est grand que lorsqu’il écrit ou peint magnifiquement? La grandeur de la belle personnalité humaine ne se mesure pas avec l’aune de l’art. Je pourrais même soutenir la thèse contraire, et chacun de nous a peut-être eu le bonheur de connaître et d’aimer des hommes d’une valeur morale, d’une originalité de caractère, d’une profondeur d’esprit rarement égalables. Et, naturellement, il arrive que nombre de ces êtres-là sombrent dans l’océan de notre injustice sociale.
Je ne demande pas: qui les sauvera de leur détresse? Je demande: qui, au moins, nous les montrera, et surtout, par quel moyen?
Pour le génie de Gorki, ce ne fut qu’un jeu de nous révéler cette nouveauté dans une forme impeccable. Mais, je l’ai dit ce chemin-là est fermé, même pour Gorki. Depuis la guerre, la littérature est vraiment devenue « de la littérature ». Qui est sincère s’en apercevra pour son compte, à ses dépens. Presque tout devient illisible. Et, en dépit de la production et de la consommation toujours croissante, le mépris de la « littérature » est universel aujourd’hui, chez ceux qui écrivent bien plus que chez ceux qui lisent. Pour ma part, j’avoue que mon âme d’écrivain n’est plus celle d’il y a dix ans. Je me rends compte que cet art n’est qu’une profession qui n’a point de noblesse, que notre verbe est faux et que la sincérité de l’émotion artistique se trouve rarement dans les livres de ce temps.
George Orwell semble tourner la difficulté en se passant de l’émotion artistique. Il écrit sans façons. Il ne décrit rien, ou peu, ne pérore jamais, évite le détail le plus inévitable, ne s’emballe devant aucun cas et glisse sur les moments les plus propres à devenir du grand art, mais aussi de la « littérature ». Et pourtant, d’un bout à l’autre sa « Vache enragée » se lit comme le roman le plus passionnant et de la plus haute qualité artistique.
Est-ce parce que tout y est vécu? Mais le « vécu » aussi nous le camelotons. Nous abîmons les plus beaux moments de notre « vécu » en voulant en faire de l’art. Nous ne nous contentons pas de ce qui est grand sans phrases, du fait nu. Nous suivons les chemins battus de la grandiloquence littéraire et nous tombons dans le pharisaïsme artistique. Le naturel, le beau naturel qui fait toute la valeur de l’existence, nous le chassons de notre cœur en courant après son ombre.
C’est le naturel qui est le miracle de ce livre. Nous suivons Orwell, comme si nous étions ses compagnons, dans cette atroce vie des bas-fonds de Paris et surtout de Londres, qu’il nous montre, en la partageant. Ici, personne ne pose, ni lui, ni nous. Point de ces fantoches qui sont, l’un en face de l’autre, l’écrivain et son lecteur, et, devant tous les deux, les personnages du roman moderne. Point de conventionnalisme, point de mélodrame. Pas même du dramatique littéraire. Nous vivons tous, dans ce livre, sans trop souffrir, sans trop nous révolter, quoique tout y soit épouvantable souffrance et sainte dévolte.
Comment Orwell a-t-il fait pour établir cet équilibre? ainsi qu’il le dit encore lui-même, « c’est une bien banale histoire ». Et facile à tourner en mélodrame. Sujet archi-connu, divinement illustré parfois, très exploité toujours. Il m’est familier sauf pour ces horribles asiles de nuit anglais que, Dieu merci, mon Orient ignore, sans toutefois s’en porter plus mal. J’ai été plongeur en Égypte et en Suisse, pas à Paris; mais dans cette ville, à laquelle je dois tant, je n’en ai pas moins mangé ma part de « vache enragée ». J’ai hanté, moi aussi, des rues « du Coq d’or » à Belleville, aux Batignolles et dans la banlieue.
Je n’oserais pourtant raconter mes aventures tout au long d’un aussi gros livre que celui que George Orwell a écrit, comme on boit un verre d’eau. Il y a plus: « La Vache enragée » est une œuvre qui nous fait penser, méditer sur les tristesses de l’existence, comme un roman de Balzac, mais sans vous faire avaler ce que Balzac a de fastidieux.
L’art littéraire retrouvera ce naturel là, ou bien il mourra pour longtemps.
Czeslaw Milosz
« La pensée captive – Essai sur les logocraties populaires »
La bêtise, c’est à dire l’incapacité de comprendre le mécanisme des évènements, peut être à l’origine d’immenses souffrances qu’un homme inflige à ses proches. (…)
Ce qui distingue la science vulgarisée, c’est qu’elle donne le sentiment que tout est expliquée. Elle rappelle un système de ponts lancés par-dessus des abîmes. On peut aller bravement sur ces ponts, avec l’illusion que les abîmes n’existent pas. (…)
Les sculptures de Michel-Ange sont un acte qui, une fois accompli, se perpétue. Il y a eu un temps où elles n’existaient pas. Entre leur inexistence et leur existence se situe l’acte créateur, qu’il est impossible de comprendre comme une simple docilité à « la vague de l’histoire ». En effet, l’acte créateur s’accompagne d’un sentiment de liberté, et celui-ci à son tout naît de la lutte victorieuse contre une résistance qui se présente comme absolue. Celui qui crée vraiment est seul.(…)
Quand on a du métier, composer une louange bien rythmé en l’honneur d’un grand homme n’est pas particulièrement difficile. (…)
Les ordres qui tombent de ses lèvres sont prononcés par des prêtres astucieux dissimulés dans son ventre vide. Les yeux de l’idole sont construits de telle façon qu’ils suivent l’homme partout où il va. Nul n’est jamais à couvert. Les amants, dans leur lit, accomplissent leurs rites d’amour sous son regard ironique. L’enfant joue dans le sable sans savoir que la suite de sa vie a été pesée et portée sur le compte général. Seuls les vieillards que quelques jours séparent de la mort, ont un certain droit à prétendre qu’ils se sont presque arrachés à son pouvoir. (…)
Les mauvaises têtes, la police de sécurité en fait son affaire; elle ne peut pas se plaindre de manquer de délateurs en un temps où accuser son voisin est l’unique manière de se protéger soi-même. (…)
La délation est et fut pratiquée dans des civilisations diverses. En général, on ne l’élevait pas cependant au rang d’une vertu. Dans la civilisation de la Nouvelle Foi, elle est considérée comme la vertu fondamentale du bon citoyen (bien qu’on évite le mot avec soin, lui substituant des périphrases). A cause d’elle chacun tremble de peur devant tous. Si le travail au bureau ou à l’usine est pénible là-bas, ce n’est pas seulement à cause de l’effort à fournir. on y est fatigué bien d’avantage par l’attention qu’il faut sans cesse prêter à des yeux, à des oreilles d’une vigilance et d’une ubiquité accablante.
Autrefois, pour les sciences naturelles, une forêt se présentait comme un ensemble d’arbres soumis à quelques lois élémentaires. Il semblait qu’en abattant une forêt et en y semant des graines d’arbres on obtiendrait, dans un certain nombre d’années, une nouvelle forêt semblable à la première, conformément aux intentions humaines. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien: la forêt est un organisme qui se constitue par suites de combinaisons chimiques complexes, par l’interaction des mousses, des substances du sol, des lichens, des arbres, des herbes, etc. A partir du moment où, dans la forêt abattue, ces mousses et ces lichens sont détruits, le principe de la symbiose des genres se trouve compromis, et la nouvelle forêt sera un organisme entièrement différent de ce que supposerait quelqu’un qui négligerait la sociologie des plantes.
Le monde est inépuisable dans sa richesse, et plus grand est l’effort pour ne rien laisser perdre de la vérité, plus on découvre de choses miraculeuses qui échappent à la plume.
Aldous Huxley
« LES DESSINS DANS LE DICTIONNAIRE »
(Traduction de Jules Castier)
Je n’ai qu’un seul point de ressemblance avec Shakespear: je sais peu de latin et moins de grec. Jadis, il y a longtemps je connaissais assez bien ces deux langues. J’y étais obligé, car j’ai été élevé dans ce qu’il est maintenant de bon ton d’appeler la tradition occidentale, le système d’éducation qui égalait la sagesse à une connaissance des auteurs classiques dans l’original, et définissait la culture comme une aptitude à écrire une prose grecque et latine grammaticalement correcte. Et non seulement une prose car à Eton, de mon temps, nous méditions strictement la Muse ingrate. Le jeudi tout entier, de sept heure du matin à dix heure du soir, était consacré à la tâche épuisante et absurde de traduire trente ou quarante vers de poésie anglaise en vers latins, ou, lors des grandes occasions, grecs. Pour ceux qui réussissaient le mieux à produire des pastiches d’Ovide, d’Horace ou d’Euripide, il y avait de forts beaux prix. Je possède encore un Matthew Arnold en marocain cramoisi, un Shelley en mi-veau, pour témoigner de mes prouesses de jadis dans ces bizarres domaines d’efforts. Aujourd’hui, je ne pourrais pas plus faire un pastiche de vers iambiques grecs, ou même d’hexamètres latins, que je ne pourrais voler. Tout ce dont je me souviens de ces arts jadis indispensables, c’est l’ennui intense dont était accompagné leur pratique. Aujourd’hui encore, la vue du shorter Latin Dictionary, de Mr. Smith ou du Greek Lexicon, de Liddell et Scott, a le pouvoir de rappeler cet ennui ancien. Que d’heures lugubres j’ai passées à feuilleter frénétiquement ces pages, à la recherche d’un mot pour « vache » qui pût se scander comme dactyle, ou pour m’assurer que ma mémoire des verbes irréguliers et des accents grecs n’était pas en défaut. Il m’est odieux de songer à tout ce temps perdu. Et pourtant, étant donné que la plupart des êtres humains sont destinés à passer la majeure partie de leur vie à des travaux auxquels il leur est impossible d prendre le moindre intérêt, i se peut que cette formation « vieux-jeu » à coup de dictionnaire ait été extrêmement salutaire. Au moins il nous apprenait à connaître et à attendre le pire de la vie. Tandis que l’élève d’une école « progressiste », où l’on s’arrange pour que tout paraisse divertissant et important, vit dans un pays de cocagne. Comme préparation à la vie, non pas telle qu’elle devrait être, mais telle qu’elle est en effet, les horreurs de la grammaire grecque et l’imbécilité systématique des vers latins étaient parfaitement appropriées. D’autre part, il faut admettre qu’elles avaient tendance à laisser chez leurs victimes un dégoût tout à fait irrationnel pour le pauvre Mr. Smith.
Récemment, par exemple, j’ai reçu un appel téléphonique urgent de mon ami Jake Zeitlin, le libraire. « J’ai quelque chose à vous montrer », dit-il, « quelque chose de fort passionnant ». Je me rendis sans délai dans son magasin. Mais lorsque, triomphalement, il souleva un petit dictionnaire latin, mon enthousiasme tomba, et je me trouvai ressentir – telle est la force du réflexe conditionné – un peu de cette lassitude d’esprit que de semblables objets avaient suscitée pendant mes jours de classe, il y a près d’un demi-siècle. Certes, ce dictionnaire-là était l’œuvre d’un agrégé des classes de grammaire des lycées, et les équivalents des mots latins étaient en français. Mais la ressemblance avec Mr. Smith était suffisamment étroite pour déclencher ma réaction coutumière. En le regardant, je me sentis soudain pareil à quelqu’un qui vient de respirer une poumonnée d’air vicié à l’entrée d’une station de métro. Mais alors le livre fut ouvert et posé révérencieusement devant moi. Sur la page de garde presque blanche, il y avait un exquis dessin à la plume, représentant trois chevaux en tandem tirant sur les traits d’une lourde charrette à deux roues. C’était une merveille d’expression, de conformité à la nature, d’économie de moyens. Comment cette chose charmante avait-elle trouver le moyen d’entrer dans le lugubre équivalent de l’abrégé de Smith? La réponse quand elle vint, fut aussi simple qu’elle était surprenante. Ce dictionnaire avait appartenu, à la fin des années 70 et au début des années 80 du siècle dernier, à un enfant qui s’appelait Henri de Toulouse-Lautrec.
En 1880, quand fut exécuté la plupart de ces dessins, Toulouse-Lautrec avait seize ans. Le premier des deux accidents qui devaient transformer un enfant qui n’était que délicat en un nabot grotesquement difforme, avait eu lieu au printemps de 1878, le second, quinze mois plus tard, à la fin de l’été de 1879. En 1880, les fémurs brisés s’étaient remis, plus ou moins; et il croyait encore – à en juger par les portraits de lui-même qu’il dessinait à cette époque – que es jambes se remettraient à pousser. Il se trompait. Son tronc se développa normalement, et devint en temps voulu le torse d’un homme adulte; les jambes demeurèrent ce qu’elles étaient au moment de sa première chute: les membres maigrichons et courts d’un gamin de quatorze ans. En attendant, il fallait vivre sa vie; et, en dépit de la douleur, en dépit de l’inactivité forcée, en dépit du soupçon, puis de la certitude, qu’il lui faudrait désormais affronter le monde sous la forme d’un nain monstrueux, Lautrec le vécut avec un courage sans défaillance et un entrain incoercible. Son instruction, interrompus après moins de trois ans de lycée, se poursuivit avec des précepteurs, et en 1880, il se présenta au baccalauréat, échoua, recommença l’épreuve en 1881 et réussit triomphalement. C’est dans l’intervalle entre les deux examens qu’il décora les marges de son dictionnaire avec les dessins que je contemplais à présent, ravi, dans le magasin de Jake Zeitlin.

Jusqu’à l’age de dix ans (pourvu, bien entendu, que ses maîtres ne s’en mêlent pas) à peu près tout enfant peint avec génie. Quinze ans plus tard, il n’a plus à peu près qu’une chance sur quatre cent mille de peindre avec génie. Pourquoi cette minorité infinitésimale tient-elle la promesse de l’enfance, alors que tous les autres tombent peu à peu dans la médiocrité ou oublient même jusqu’à l’existence de l’art qu’ils pratiquèrent jadis (dans les limites des aptitudes enfantines) avec une adresse et une originalité aussi étonnantes, c’est là une énigme non résolue. Quand nous en aurons appris la réponse, peut-être pourrons-nous transformer l’éducation, et faire, de l’affaire tristement décevante qu’elle est à présent, l’instrument de reconstruction sociale et individuelle qu’elle devrait être. En attendant, nous ne pouvons que noter les faits sans les comprendre. Pour une raison encore entièrement mystérieuse, Lautrec fut de la minorité infinitésimale. L’intérêt qu’il manifesta pour la peinture perça de très bonne heure, accompagné,, vraisemblablement, de l’habituel génie enfantin. On raconte qu’il demanda, à trois ans, la permission de signer le registre paroissial à l’occasion du baptême de son petit frère. On objecta, non sans raison, qu’il ne savait pas écrire. « Très bien », répondit-il, « alors je dessinerai un bœuf ». Durant toute son enfance, les bœufs restèrent un sujet de prédilection; et, avec les bœufs, les chiens, la volaille, les faucons (son père, le compte Alphonse de Toulouse-Lautrec, était un fauconnier passionné), et surtout les chevaux. Il passait de longues heures dans la basse-cour de l’un quelconque des châteaux familiaux, à contempler avec attention les oiseaux et les bêtes. Ce qu’il voyait, il s’en souvenait, non pas d’une façon vague et imprécise comme nous autres nous nous souvenons des choses, mais dans tous ses détails. Plus tard, quand l’art imaginatif et symbolique de l’enfance fit place à ses premiers essais d’adolescent dans celui de la figuration, il put reproduire ces souvenirs avec une précision étonnante. Plus tard encore, artiste arrivé à maturité, il se servit rarement de modèles; il préférait compter sur une mémoire qui pouvait lui fournir tout ce dont il avait besoin. Ce genre de mémoire est-il inné, ou peut-il être acquis par un entraînement convenable? Sommes-nous tous capables d’un rappel exact, et échouons-nous dans la réalisation de nos possibilités innées à cause de quelque emploi impropre, de notre esprit et de notre corps? Voilà une autre énigme, que les éducateurs pourraient examiner avec profit.

Lautrec était fort en latin, et au cours de ses trois années d’école remporta plusieurs prix de thème et de version. Mais la force n’excluait pas l’ennui, et quand la savante sottise de la grammaire et de la versification devenait insupportable, il ouvrait l’équivalent de Smith abrégé, trempait sa plume dans l’encre, et dessinait un minuscule chef-d’œuvre. « Dictionnaire latin-français« . Au-dessus de ces mots il y a, à gauche un cavalier au galop, un jockey conduisant son cheval au pas, vers la droite. Nous ouvrons le livre au hasard, et trouvons Prophetice, Propheticus, avec un faucon s’y posant. Coetus et Cohaerentia sont surmontés d’une paire de sabots de cheval, entr’aperçus par derrière pendant que l’animal passe au galop. Deux pages de la préface sont embellies, la première par un dessin exceptionnellement grand d’un vieux canasson fatigué, la seconde par une version nouvelle et non moins puissante des trois chevaux en tandem qui ornaient la page de garde.
Le dessinateur n’avait que seize ans; mais ces graffitis furtifs, pendant que son maître avait le dos tourné, sont les œuvres d’un artiste déjà mûr, et dénotent une maîtrise aisée des moyens et une compréhension du sujet qui, même dans le cas de la plupart des hommes d’un talent marqué, ne viennent qu’après une longue expérience et une pratique constante. Le premier maître de Lautrec, l’académicien et portraitiste à la mode Bonnat, était d’une autre opinion. « Peut-être, êtes-vous curieux de savoir », écrivit le gamin dans une lettre à son oncle Charles, « quel genre d’encouragement je reçoit de Bonnat. Il me dit: « Votre peinture n’est pas mauvaise; elle est habile, mais enfin, elle n’est pas mauvaise. Mais votre dessin est tout bonnement atroce. » – Cela, à un élève qui était capable de griffonner de mémoire de petite choses dont même le plus grand maître n’aurait pas honte. La raison de la désapprobation de Bonnat devient claire quand on lit ce qu’un camarade d’atelier écrivait de Lautrec dans la classe de dessin académique: « Il faisait un gros effort pour copier exactement le modèle: mais malgré lui il exagérait certains détails typiques, quelquefois le caractère général, de sorte qu’il distordait sans s’y efforcer ou même sans le vouloir. Je l’ai vu se forcer à faire jolie son étude d’un modèle – à mon avis, sans succès. L’expression « se forcer à faire joli » est de lui. »


Le mot « fait » dérive de factum, chose faite. Et, en réalité un fait n’est jamais, comme il nous plaît de le supposer, une chose totalement indépendante et donnée, mais toujours ce qu’il nous plaît de faire de cette chose donnée. Un fait est cette version particulière du donné que, dans tout contexte particulier, nous trouvons utile. Le même évènement – mettons l’explosion d’une bombe à hydrogène – est simultanément un fait dans le domaine de la physique et de la chimie, un fait en physiologie, en médecine et en génétique, un fait psychologique, un fait politique, un fait économique, un fait éthique, même un fait esthétique – car le nuage atomique est merveilleusement beau. Un grand artiste figuratif, tel que Lautrec ou Goya, Degas ou Rembrandt, s’intéresse à plusieurs aspects de l’expérience – l’esthétique, le biologique, le psychologique, et, quelquefois, l’éthique – et les faits qu’il note sur le papier ou la toile sont des formes qu’il extrait de la réalité donnée, qu’il fait, afin d’exprimer et de communiquer ses préoccupations personnelles spéciales. C’est pour cette raison qu’il ne trouve pas d’incompatibilité entre la conformité à la nature et la distorsion. Même, s’il doit y avoir conformité aux aspects particuliers de la nature auxquels il s’intéresse, il faut qu’il y ait une certaine distorsion. Quelquefois, la distorsion est simplement affaire d’omission. (Peu même des peintres les plus réalistes indiquent tous les cils.) Quelquefois elle est due à une exagération de ce qui, dans le donné, révèle le plus clairement le côté de la nature auquel l’artiste aspire à se montrer fidèle. Hsieh Ho, cet artiste du quatrième siècle qui a formulé les six célèbres principes de la peinture chinoise, exprime la même vérité d’une autre façon. » Le premier principe, c’est que, par un esprit vivifiant, une peinture doit posséder le mouvement de la vie. » On a suggéré un certain nombre d’autres versions du premier principe, telles que: » une peinture doit posséder une vitalité rythmique »; » une peinture doit manifester la fusion du rythme de l’esprit avec le mouvement des choses vivantes ». Mais, quelque variables que soient les traductions, « il est bien évident », pour employer les paroles du grand sinologue Osvald Siren, « que le premier principe se rapporte à quelque chose qui dépasse la forme matérielle – appelez-le caractère, âme, ou expression. Il dépend de l’opération de l’esprit, ou du souffle mystérieux de la vie, par quoi les personnages peuvent devenir comme s’ils se mouvaient ou respiraient. « C’est à ce rythme de l’esprit manifesté par le mouvement des évènements donnés que fait attention l’artiste, et afin de rendre cette essence spirituelle des choses il pourra être contraint de déformer l’apparence, de s’abstenir aussi bien de copier exactement que de « faire joli » d’une façon conventionnelle. A sa manière propre Lautrec fut un adepte fidèle du premier principe de Hsieh Ho. Même tout gamin, encore complètement ignorant des maîtres sous l’influence desquels son style allait se former – Hokusai, Degas, Goya – même dans les marges de son dictionnaire latin, il rendait manifeste l’esprit vivifiant dans les mouvements de la vie.

Le cheval est maintenant un animal presque introuvable et, dans quelques années, je le suppose, on ne le verra plus que dans les jardins zoologiques et peut-être sur les champs de courses et dans les parcs des magnats pétroliers du Texas. Pour l’homme de la rue – rue qu’heureusement ne souillent plus les montagnes de crottins, qui, dans mon enfance, faisaient de toute grande ville une écurie d’Augias – la disparition du cheval est un bienfait. Pour l’artiste en herbe, elle est un désastre. Le percheron, le pur sang de chasse, le bidet bien luisant, les créatures splendides qui tiraient la voiture du riche, même les misérables canassons dans les brancards des fiacres et des omnibus – chacun à sa manière incarnait le rythme de l’esprit dans le mouvement de sa vie équine. Aujourd’hui, dans les grandes villes d’Europe et d’Amérique, le mouvement de la vie se limite aux êtres humains, dont la plupart sont incroyablement dénués de grâce et à quelques chiens, chats et étourneaux. Les communications sont assurées (et en même temps empêchées) par des automobiles. Mais les automobiles manquent complètement du mouvement de la vie. Ce sont des objets statiques munis d’un moteur. Pour leur conférer un semblant de mouvement de la vie, leurs constructeurs leur donnent des formes incommodes et les décorent de bandes chromées semblables à des flèches. Mais tout cela est en vain. La voiture « sport » la plus bravache demeure, même à cent cinquante kilomètres à l’heure, essentiellement statique. Alors que, même à huit kilomètre à l’heure, même un cheval de fiacre est une manifestation du mouvement de la vie, une incarnation du rythme de l’esprit. Autrefois, le cheval était omniprésent. Où qu’il se tournât, le jeune artiste voyait le mouvement de la vie. Au pas ou au trot, au galop lent ou rapide, le cheval lançait un défi à ses pouvoirs de représentation et d’expression, il l’éperonnait à explorer le mystère sous-jacent de l’esprit qui vit et se meut en formes. Quelles œuvres d’art étonnantes ont dû leur existence au cheval! Dans l’ancienne Mésopotamie, en Grèce, en Chine et au Japon, chez les Étrusques et à Rome, dans les peintures de batailles de la Renaissance, dans des vingtaines de tableaux de Rubens, de Vélasquez, de Géricault, de Delacroix – quelle cavalcade! L’invention du moteur à combustion interne a privé les peintres et les sculpteurs du XX° siècle de l’une des sources les plus riches d’inspiration artistique. Avec Degas, Lautrec a été le dernier des grands portraitistes de chevaux. Si le comte Alphonse en avait fait à sa volonté, Henri n’eût peut-être jamais peint autre chose. « Ce petit livre », a écrit le comte sur la page de garde d’un manuel de fauconnerie offert à son fils lorsqu’il eut douze ans, « t’apprendra à jouir de la vie du grand large, et si, quelque jour, tu devais éprouver l’amertume de la vie, les chiens et les faucons, et surtout les chevaux, seront tes fidèles compagnons et t’aiderons à oublier un peu. » Et ce n’est pas seulement l’amertume de la vie humaine, c’est aussi son effarante vulgarité que les chiens, les faucons et les chevaux nous aideront à oublier. C’est là, assurément, pourquoi les films de nature de Disney ont obtenu une si large popularité. Après une dose excessive de fesses humaines, hélas trop humaines, quel soulagement énorme de voir même une tarentule, même un couple de scorpions!

Hélas, la vie au grand air n’était pas la vie que le destin avait préparée pour Henri de Toulouse Lautrec. Son accident lui interdit de participer à aucune forme de sport ou d’exercice champêtre. Et bien qu’il aimât toujours les chevaux et ne se lassât jamais d’étudier leurs mouvements vitaux au cirque et aux champs de courses, il aimait Montmartre et l’alcool, les chanteurs de cabaret, et les prostituées, d’une passion encore plus intense. « Toute curiosité », a écrit l’un de ses amis, « le ravissait, le poussait à un enthousiasme ravi. Il dénichait des fragments de bric-à-brac tels qu’une perruque japonaise, un chausson de danse, un chapeau curieux, un soulier au talon exagérément haut, et vous les montrait avec les remarques les plus amusantes; ou bien il tirait d’une façon inattendue, dans l’amas de débris, une belle estampe de Hokusai, une lettre écrite par un souteneur à sa maîtresse, une série de photographies de splendides chefs-d’œuvre de peinture comme la Bataille d’Ucello, à la Galerie Nationale, ou les Courtisanes jouant avec des animaux de Carpaccio, au Musée Correr – tout cela accompagné d’exclamations enthousiastes et de commentaires sensibles ou explosifs. » Les ivrognes et les filles, les messieurs paillards en haute-forme, les dames en boas de plumes en quête de sensations, les garçons d’écurie, les lesbiennes, les chirurgiens barbus faisant des opérations avec un mépris horrifiant des premiers principes de l’asepsie – c’étaient là aussi des curiosités, plus remarquables même que les perruques japonaises, et c’est là ce qui devint le sujet de la plupart des tableaux de Lautrec, le milieu dans lequel il aimait à vivre. Il les peignait simplement à titre de curiosités, se passant de jugement moral, mais traduisant simplement la bizarrerie intrinsèque de ce qu’il voyait autour de lui. C’est dans cet esprit de traqueur de curiosités, de collectionneur de bric-à-brac, qu’il allait au théâtre. Les pièces, en tant que telles, ne l’intéressaient pas. Bonnes ou mauvaises, elles étaient simplement des enfilades de mots. Ce qu’il aimait dans un théâtre, ce n’était pas la littérature, mais les acteurs – leur de grimacer et de gesticuler, les effets curieux produits par l’éclairage d’en haut et d’en-bas, les costumes voyant se déplaçant sur des fonds absurdement romantiques de toile peinte. Les premiers débuts de cet intérêt porté au théâtre sont visibles dans le dictionnaire de Lautrec. Au-dessus de Pugillus, il y a un minuscule bouffon armé de sa marotte, souvenir, vraissemblalement, de quelque personnage vu pendant le carnaval de Nice. Et, mordant sur quamprium, quamquam, quamvis et quanam, il y a un personnage dont l’attitude et le costume vaguement médiéval sembleraient être ceux d’un acteur de l’une des troupes en tournée qu’Henri avait pu voir sur la Côte d’Azur. Enfin, en face de Naemia (chant funèbre) il y a un magnifique croquis d’une jeune jeune actrice vêtue en page, avec un maillot collant (car les jambes n’ont été dénudées que bien après la Première Guerre Mondiale), des haut-de-chausses aussi courts que possible, et un pourpoint. Il n’y a pas d’effort, dans ce dessin ni dans aucun autre du jeune Lautrec, en vue d’accentuer la féminité de son modèle. Notre obsession courante du sein est visiblement absente. D’une façon générale l’espoir naît, éternel, dans la poitrine masculine dans ce qui concerne la poitrine féminine. Ici, il n’y a point d’optimisme indu. Chez Lautrec, l’artiste à la vue claire est plus fort que l’adolescent plein de désirs, comme il devait être plus fort, plus tard, que l’habitué des bordels. Il n’y a jamais rien de lubrique dans l’art; mais il n’y a jamais rien, non plus, de délibérément, de sarcastiquement misogyne. Degas, c’est évident, prenait plaisir à donner à ses modèles les poses les moins séduisantes. Une dame qui avait visité une exposition de ses œuvres lui demanda un jour pourquoi il lui plaisait de donner à toutes les femmes un air aussi laid. « Madame », répondit le peintre, « c’est parce que les femmes sont généralement laides. » Différent en cela de Degas, Lautrec ne s’est jamais fait un devoir de prouver qu’elles fussent laides ou attrayantes. Il se contenter de les regarder, comme il avait regardé dès sa petite enfance des bœufs, des chevaux, des faucons, des chiens; puis de mémoire, et avec des distorsions appropriées, il rendait leur mouvement de vie, tantôt gracieux, tantôt grotesque, et le rythme sous-jacent de l’esprit mystérieux qui se manifeste dans ce mouvement.