CIORAN
« EXERCICES D’ADMIRATION »
« Maria Zambaro – Une présence décisive«
Dès l’instant qu’une femme se livre à la philosophie, elle devient avantageuse et agressive, et réagit en parvenue. Arrogante et pourtant incertaine, étonnée visiblement, elle n’est pas, de toute évidence, dans son élément. Le malaise qu’inspire son cas, comment se fait-il qu’on ne l’éprouve jamais en présence de Maria Zambaro? Je me suis posé souvent la question, et je crois pouvoir y répondre: Maria Zambaro n’a pas vendu son âme à l’Idée, elle a sauvegardé son essence unique en mettant l’expérience de l’Insoluble au-dessus de la réflexion sur lui, elle a en somme dépassé la philosophie… N’est vrai, à ses yeux, que ce qui précède le formulé ou lui succède, que le verbe qui s’arrache aux entraves de l’expression, ou, comme elle le dit magnifiquement, la palabra liberada del lenguaje.
Elle fait partie de ces êtres qu’on regrette de ne rencontrer que trop rarement mais auxquels on ne cesse de penser et qu’on voudrait comprendre ou tout au moins deviner. Un feu intérieur qui se dérobe, une ardeur qui se dissimule sous une résignation ironique: tout débouche chez Maria Zambrano sur autre chose, tout comporte un ailleurs, tout. Si on peut s’entretenir avec elle de n’importe quoi , on est néanmoins sûr de glisser tôt ou tard vers des interrogations capitales sans suivre nécessairement les méandres du raisonnement. De là un style de conversation nullement marqué par la tare de l’objectivité, et grâce auquel elle vous conduit vers vous-même, vers vos poursuites mal définies, vers vos perplexités virtuelles. Je e rappelle exactement le moment où, au Café de Flore, je pris la décision d’explorer l’Utopie. Sue ce sujet, que nous avions abordé en passant, elle me cita d’Ortéga un propos qu’elle commenta sans insistance; – je résolu à l’instant même de m’appesantir sur le regret ou l’attente de l’Age d’or. C’est ce que je ne manquais pas de faire par la suite avec une curiosité frénétique qui, petit à petit, devait s’épuiser ou plutôt se muer en exaspération. Il n’empêche que des lectures étendues sur deux ou trois ans eurent leur origine dans cet entretien.
Qui, autant qu’elle, a le don, en allant au-devant de votre inquiétude, de votre quête, de laisser tomber le vocable imprévisible et décisif, la réponse aux prolongements subtils? Et c’est pour cela qu’on aimerait la consulter au tournant d’une vie, au seuil d’une conversion, d’une rupture, d’une trahison, à l’heure des confidences ultimes, lourdes et compromettantes, pour qu’elle vous révèle et vous explique à vous-même, pour qu’elle vous dispense en quelque sorte une absolution spéculative, et vous réconcilie tant avec vos impuretés qu’avec vos impasses et vos stupeurs.
« Borges – Lettre à Fernando Savater »
Paris, le 10 décembre 1976
Cher ami,
En novembre, à votre passage à Paris, vous m’aviez demandé de collaborer à un volume d’hommages à Borges. Ma première réaction a été négative; la seconde… aussi. A quoi bon le célébrer quand les Universités elles-mêmes le font? La malchance d’être reconnu s’est abattue sur lui. Il méritait mieux. Il méritait de demeurer dans l’ombre, dans l’imperceptible, de rester aussi insaisissable et aussi impopulaire que la nuance. Là, il était chez lui. La consécration est la pire des punitions – pour un écrivain en général, et tout spécialement pour un écrivain de son genre. A partir du moment où tout le monde le cite, on ne peut plus le citer, ou, si on le fait, on a l’impression de venir grossir la masse de ses « admirateurs », de ses ennemis. Ceux qui veulent à tout prix lui rendre justice ne font en réalité que précipiter sa chute. Je m’arrête, car si je continuais sur ce ton, je finirais par m’apitoyer sur son sort. Or, on a toutes les raisons de supposer qu’il s’y emploie lui-même.
Je crois vous avoir dit une autre fois que si je m’intéressais tant à lui, c’est parce qu’il représentait un spécimen d’humanité en voie de disparition, et qu’il incarnait le paradoxe d’un sédentaire sans patrie intellectuelle, d’un aventurier immobile, à l’aise dans plusieurs civilisations et littératures, un monstre superbe et condamné. En Europe, comme exemplaire similaire on peut songer à un ami de Rilke, à Rudolf Kassner, qui a publié au début du siècle un ouvrage de tout premier ordre sur la poésie anglaise (c’est après l’avoir lu pendant la dernière guerre que je me suis mis à apprendre l’anglais…) et a parlé avec une admirable acuité de Sterne, de Gogol, de Kierkegaard, ainsi que du Maghreb ou de l’Inde. Profondeur et érudition ne vont pas ensemble; il avait pourtant réussi à les concilier. Un esprit universel, auquel il n’a manqué que la grâce, que la séduction. C’est ici qu’apparaît la supériorité de Borges, séducteur comme pas un, qui est parvenu à prêter un rien d’impalpable, d’aérien, de dentelle à n’importe quoi,, même au raisonnement le plus ardu. Car tout chez lui est transfiguré par le jeu, par une danse de trouvailles fulgurantes et de sophismes délicieux.
Je n’ai jamais été attiré par des esprits confinés dans une seule forme de culture. Ne pas s’enraciner, n’appartenir à aucune communauté,- telle a été et telle est ma devise. Tourné vers d’autres horizons, j’ai toujours cherché à savoir ce qui se passait ailleurs. A vingt ans, le Balkan ne pouvait plus rien m’offrir. C’est le drame, et l’avantage aussi, d’être né dans un espace « culturel » mineur, quelconque. L’Étranger était devenu mon dieu. D’où cette soif de pérégriner à travers les littératures et les philosophies, de les dévorer avec une ardeur maladive. Ce qui se passe à l’Est de l’Europe doit nécessairement se passer dans les pays de l’Amérique latine, et j’ai remarqué que ses représentants sont infiniment plus informés, plus « cultivés » que ne le sont les Occidentaux, incurablement provinciaux. Ni en France ni en Angleterre je ne vois quelqu’un qui ait une curiosité comparable à celle de Borges, une curiosité poussée jusqu’à la manie, jusqu’au vice, je dis bien vice, car, en matière d’art et de réflexion, tout ce qui ne tourne pas en ferveur quelque peu perverse est superficiel, donc irréel.
Comme étudiant, j’avais été amené à m’occuper des disciples de Schopenhauer. Parmi eux, il y avait un certain Philip Mainländer qui m’avait particulièrement retenu. Auteur d’une Philosophie de la Délivrance, il possédait de plus à mes yeux l’éclat que confère le suicide. Ce philosophe, complètement oublié, je me flattais d’être le seul à m’en soucier encore; je n’y avais du reste aucun mérite, mes recherches devant inévitablement me conduire vers lui. Quelle ne fut pas ma surprise quand, bien plus tard, je tombais sur un texte de Borges qui le tirait précisément de l’oubli! Si je vous cite cet exemple, c’est parce que, à partir de ce moment, je me suis mis à réfléchir plus sérieusement qu’avant sur la condition de Borges, destiné, acculé à l’universalité, contraint d’exercer son esprit dans toutes les directions, ne serait-ce que pour échapper à l’asphyxie argentine. C’est le néant sud-américain qui rend les écrivains de tout un continent plus ouverts, plus vivants et plus divers que ne le sont les Européens de l’Ouest, paralysés par leurs traditions et incapables de sortir de leurs prestigieuse sclérose.
Puisque vous voulez savoir ce que j’aime le plus chez Borges, je vous répondrai sans hésiter que c’est son aisance dans les domaines les plus variés, la faculté qu’il a de parler avec une égale subtilité de l’Éternel Retour et du Tango. Pour lui tout se vaut, du moment qu’il est le centre de tout. La curiosité universelle n’est signe de vitalité que si elle porte la marque absolue d’un moi, d’un moi d’où tout émane et où tout aboutit: souveraineté de l’arbitraire, commencement et fin que l’on peut interpréter selon les critères les plus capricieux. Où est la réalité dans tout cela? Le moi, – farce suprême… Le jeu chez Borges rappelle l’ironie romantique, l’exploration métaphysique de l’illusion, la jonglerie de l’Illimité. Friedrich Schlegel, aujourd’hui, est adossé à la Patagonie…
Encore une fois, on ne peut que déplorer qu’un sourire encyclopédique et une vision si raffinée suscite une approbation générale, avec tout ce que cela implique… Mais, après tout, Borges pourrait devenir le symbole d’une humanité sans dogmes ni systèmes, et s’il y a une utopie à laquelle je souscrirais volontiers, ce serait celle où chacun se modèlerait sur lui, sur un des esprits le moins pesants qui furent jamais, sur le « dernier des délicats ».
« Confession en raccourci »
Je n’ai envie d’écrire que dans un état explosif, dans la fièvre ou la crispation, dans une stupeur muée en frénésie, dans un climat de règlement de comptes où les invectives remplacent les gifles et les coups. Cela commence d’habitude ainsi: un léger tremblement qui devient de plus en plus fort, comme après une insulte qu’on a encaissée sans répondre. Expression vaut réplique tardive ou alors agression différée: j’écris pour ne pas passer à l’acte, pour éviter une crise. L’expression est soulagement, revanche indirecte de celui qui ne peut digérer une honte et qui se rebelle en paroles contre ses semblables et contre soi. L’indignation est moins un mouvement moral que littéraire, elle est même le ressort de l’inspiration. Et la sagesse? Elle est précisément l’opposé. Le sage en nous ruine tous nos élans, il est le saboteur qui nous diminue et nous paralyse, qui guette le fou en nous pour le calmer et le compromettre, pour le déshonorer. L’inspiration? Un déséquilibre soudain, volupté sans nom de s’affirmer ou de se détruire. Je n’ai pas écrit une seule ligne à ma température normale. Et portant, pendant de longues années, je me suis considéré comme le seul individu exempt de tares. Cet orgueil me fut bénéfique: il m’a permis de noircir du papier. J’ai pratiquement cessé de produire au moment où, mon délire s’apaisant, je suis devenu la proie d’une modestie pernicieuse, funeste à cette fébrilité dont émanent les intuitions et les vérités. Je ne peux produire que si, le sens du ridicule m’ayant soudain déserté, je m’estime le commencement et la fin.
Écrire est une provocation, une vue heureusement fausse de la réalité qui nous place au-dessus de ce qui est et de ce qui nous semble être. Concurrencer Dieu, le dépasser même par la seule vertu du langage, tel est l’exploit de l’écrivain, spécimen ambigu, déchiré et infatué qui, sorti de sa condition naturelle, s’est livré à un vertige superbe, déconcertant toujours, quelquefois odieux. Rien de plus misérable que le mot et cependant c’est par lui qu’on s’élève à des sensations de bonheur, à une dilatation ultime où l’on est complètement seul, sans le moindre sentiment d’oppression. Le suprême atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité! On peut l’atteindre aussi, curieusement, par l’ironie, à condition que celle-ci, poussant à l’extrême son œuvre de démolition, dispense des frissons d’un dieu à rebours… Tout ce qui est véritablement intense participe du paradis et de l’enfer, avec cette différence que le premier, nous ne pouvons que l’entrevoir, alors que le second, nous avons la chance de le percevoir et, plus encore, de le sentir. Il existe un avantage plus notable encore, dont l’écrivain a le monopole: celui de se débarrasser de ses dangers. Sans la faculté de noircir des pages, je me demande ce que je serais devenu. Écrire, c’est se défaire de ses remords et de ses rancunes, c’est vomir ses secrets. L’écrivain est un détraqué qui use de ces fictions que sont les mots, pour se guérir. De combien de malaises, de combien d’accès sinistres n’ai-je pas triomphé grâce à ces remèdes insubstantiels!
Écrire est un vice dont on peut se lasser. A la vérité, j’écris de moins en moins, et je finirai sans doute par ne plus écrire du tout, par ne plus trouver le moindre charme à ce combat avec les autres et avec moi-même.
Quand on s’attaque à un sujet, fût-il quelconque, on ressent un sentiment de plénitude, accompagné d’un rien de morgue. Phénomène plus étrange encore: cette sensation de supériorité lorsqu’on évoque une figure qu’on admire. Au milieu d’une phrase, avec quelle facilité on se croit le centre du monde! Ecrire et vénérer ne vont pas ensemble: qu’on le veuille ou non, parler de Dieu, c’est le regarder de haut. L’écriture est la revanche de la créature et sa réaction à une Création bâclée.
Jorge Luis Borges
OEUVRE POETIQUE – 1925/1965 – (Mise en vers français par Ibarra)
Préface à l’édition française
Les Hindous furent plus sages: ils attribuèrent leurs monuments épiques à des personnages légendaires, à des sectes, à des générations, à quelque dieu, ou bien au Temps cet autre dieu, non à un individu limité par des dates. A leur différence, nous souffrons d’un sens excessif de l’histoire. Ce sens, auquel notre siècle doit des œuvres qui l’honorent comme comme celles de Spengler ou de Toynbee, ne laisse pas de troubler nos joies esthétiques, singulièrement dans le cas de livres écrits en collaboration ou de traductions. le lecteur aujourd’hui veut savoir, pour juger, à qui il a affaire. Ainsi le meilleur roman de Steven, « The Wrecker« , est resté ignoré de la critique pour la raison que l’auteur l’écrivit en collaboration avec son beau-fils Lloyd Osbourne, et que nul ne se hasarde à louer des pages de paternité incertaine. Il en va de même pour les traductions en vers. Nous voulons admirer le poète, non le traducteur, et ce scrupule ou ce préjugé a favorisé les versions littérales. Nous disons que le sens y est, bien que n’y soit pas la musique, comme si dans le poème ces deux éléments étaient séparables. Je soupçonne que les traducteur de la Bible ne se fussent pas aventurés à modifier un seul des mots dictés par l’Esprit Saint… Entre-temps l’on a découvert que la littéralité est douée d’étranges pouvoirs: moins prestigieuses nous semblent « Les Mille et Une Nuit » que « Les Mille Nuits et Une Nuit ». Une involontaire réduction réduction à l’absurde du procédé contraire apparaît chez l’helléniste anglais qui traduisit « Chante, ô Muse, la colère d’Achille fils de Pelée » par « Un homme irrité, tel est mon sujet« .
Si la mémoire ne m’abuse, Benedetto Croce tenait qu’un poème est intraduisible, mais qu’il peut être recréé dans une autre langue. En bonne logique, il suffirait d’un seul vers bien traduit pour réfuter cette assertion. Tout dépend, bien sûr, de ce qu’on entend par « bien traduit ». pour moi, je suis nominaliste; je me défie des affirmations abstraites et je préfère m’en tenir aux cas particuliers.
Jamais je ne m’acquitterai de ma dette envers Ibarra pour cette nouvelle vie, lucide et mystérieuse tout ensemble, que sa transposition française confère à mes vers. Le XVII° siècle (Quevedo, Gongora, Saavedra, Fajardo) a voulu ramener au latin la langue espagnole, et le modernisme l’enrichir des cadences de Verlaine ou de Hugo; mais il est indiscutable que l’espagnol a surtout misé sur la vertu originelle de ses sonorités vocaliques et qu’il a été moins travaillé – moins assoupli, disait Groussac – que le français. Bien évidemment, ce n’est pas tout. Ibarra a partagé ma vie. Ibarra s’est intimement mêlé à Buenos Aires et à ses vastes faubourgs lumineux. Ibarra ne se méprend pas sur les connotations d’ironie, de tendresse et de nostalgie dont se nuance chaque mot de mes vers. Enfin et surtout nul ne connaît comme lui les affinités et les différences des deux langues poétiques; il apporte à la recherche des équivalences profondes l’art le plus précis et le plus sensible.
Avec émotion je lui redis toute ma gratitude.
La nuit cyclique (A Sylvina Bullrich)
Tes disciples ardus le savaient, Pythagore:
L'homme comme le ciel revient cycliquement;
Les atomes par leur fatal enchaînement
vont répéter un jour et répéter encore
L'urgente Astarté d'or, Thèbes, les agoras;
Le Lapithe mourra sous le sabot hybride,
Et quand Rome sera poussière, au coeur fétide
De ton palais, Minautore, tu gémiras.
Minutieuse reviendra chaque insonie.
Le fer rebâtira l'abîme; insessament
Ma main rejaillira d'un ventre, et l'Allemand
Sans fin doit t'affirmer, renaissance infinie.
Nietzche, Hume, faut-il nous redire toujours
Tels les chiffres d'un quotient périodique?
Je sais, moi, qu'un obscur retour pythagorique
Me laisse chaque nuit au cœur des vieux faubourgs,
A quelque carrefour figé dans sa pénombre.
Est-ce à l'ouest, au sud? Mais qu'importe le lieu:
Il y faut seulement le mur bas, pâle et bleu,
Et le trottoir défait avec le figuier sombre.
O ma ville! Le temps qui rend riche ou puissant
Est pour les autres, non pour moi. Le mien à peine
M'abandonne une rose éteinte, cette vaine
Suite de noms usés qui récitent mon sang:
Acevedo, Soler... Relus aux réverbères,
J'entends passer sur eux les clairons incertains,
Les républiques, les chevaux et les matins,
Et l'heureuse victoire, et les morts militaires.
Les places où s'abat la ténèbre sans loi
Sont les profondes cours d'un vieux palais aride,
Et l'unanime rue où s'engendre le vide
Est un couloir de sommeil et de vague effroi.
Sur ma chair vient ta nuit concave Anaxagore;
Et l'éternel me chante, approche ou souvenir,
Un poète d'hier, un poème à venir:
"Tes disciples ardus le savaient, Pythagore..." (1940)
Un poète du XIII° siècle
Il relit et reprend les brouillons incertains
De ces quatorze vers. Mais le sonnet qu'il crée
N'a pas encore de nom. Une forme ignorée
Se propose, tercet couronnant des quatrains.
Il va quitter la lente page à ses destins
Quand soudain le pénètre une terreur sacrée. peut-être lui vient-il à travers la durée
Une vague rumeur de rossignols lointains.
Sentirait-il qu'il n'est plus seul, qu'un dieu le guette?
Que le secret, que l'incroyable Musagète
Vient de lui révéler l'archétype fatal
De tout ce que la nuit ferme ou le jour dissipe?
Voit-il précipités dans l'avide cristal
Le dédale et son fils, l'énigme et son Œdipe?
Le tango
Où sont-ils maintenant? questionne le triste,
Pensant à ses aînés, pleurant le temps enfui.
Croit-il que quelque part une contrée existe
Où le passé devient l'Encore et l'Aujourd'hui?
Où donc - demanderais-je à mon tour - est la pègre
Qui parmi la poussière et l'aride poteau
Fondait au fond perdu des bourgades l'allègre
Et dure secte du courage et du couteau?
Où sont ceux qui laissant un mythe à la mémoire,
A l'épopée d'un chant, mus par les seuls dangers,
Non par l'or ou la haine, à peine par la gloire,
Sur un trottoir désert mouraient entr'égorgés?
Je cherche leur légende: une imprécise rose,
Braise derrière, brille au fond du passé noir;
Elle garde de vous peut-être quelque chose,
Fiers truands de la Halle et du Vieil Abattoir.
Habites-tu là-bas une ruelle sombre
Ou le blême désert? Sous la nouvelle loi
Passe l'ombre de qui lui-même fut une ombre.
Jean Muragne, couteau de Palerme, est-ce toi?
Et cet Iberre désastreux? Que Dieu l'assiste!
L'affaire se conclut au quai du Vent Debout:
Son jeune frère avait dix-sept morts sur sa liste,
Lui seize. Il l'abattit; score, dix sept partout.
Un mythe de poignards, un rêve d'âmes fières
Et périlleuses dans l'oubli va s'épuisant;
Et la geste d'hier aux journaux d' présent
Nourrit l'abjection des pages policières.
Mais braise sous la cendre, au cœur des vains déserts
persiste encore le feu d'une rose secrète;
Les voici tout entiers, ces superbes pervers,
Voici les poids soyeux de la dague muette.
La dague du rival ne peut aux sombres bords
Les assigner; non plus le temps, cette autre dague;
Au destin le Tango les dispute, et sa vague
Puissante nous ramène et ranime ses morts.
Ils vivent dans ta gracieuse réticence,
Guitare enchevêtrée, et dans ces milongas,
Dans ces jeunes tangos où tu nous prodiguas
D'un courage oublié la fête et l'innocence.
Chevaux, lions de bois, vous m'apportez l'écho,
circuits jaunes aux terrains vagues de village,
Des tangos d'Arolas, des tangos du Greco
Que l'on dansait sur les trottoirs de mon jeune âge.
Entre hommes noirs à hauts talons. L'instant exquis
Émerge sans passé, sans futur, insolite;
Il a le goût de ce qui fuit et se délite,
De ce qu'on a perdu, perdu puis reconquis.
Dans les accords prévus passent d'antiques choses:
L'autre patio, la treille entrevue et le nard
Dans la brise; et ces murs aux ombrageuses roses
Où le Sud cache sa guitare et son poignard.
Un vif démon, une arabesque, un incendie
A nos jours affairés lance un défi trop sûr.
Nous durons moins que la légère mélodie:
L'homme est poussière et temps; la musique temps pur.
Le tango, pourvoyeur de souvenirs, nous forge
Un passé presque vrai. Dans ce faubourg perdu
C'est moi qu'on a trouvé sur le sol étendu,
Un couteau dans la main, un couteau dans la gorge.
Art poétique
Voir que le fleuve est fait de temps et d'eau,
Penser du temps qu'il est un autre fleuve,
Savoir que nous nous perdons comme un fleuve,
Que les destins s'effacent comme l'eau.
Voir que la veille est un autre sommeil
Qui se croit veille, et savoir que la mort
Que notre chair redoute est cette mort
De chaque nuit, que nous nommons sommeil.
Voir dans le jour, dans l'année, un symbole
De l'homme, avec ses jours et ses années;
Et convertir l'outrage des années
En harmonie, en rumeur, en symbole.
Faire de mort sommeil, du crépuscule
Un or plaintif, voilà la poésie
Pauvre et sans fin. Tu reviens, poésie,
Comme chaque aube et chaque crépuscule.
La nuit, parfois, j'aperçois un visage
Qui me regarde au fond de son miroir;
L'art a pour but d'imiter ce miroir
Qui nous apprend notre propre visage.
Ont dit qu'Ulysse, assouvi de prodiges,
Pleura d'amour en voyant son Ithaque
De verte éternité, non de prodiges.
Il est aussi le fleuve interminable
Qui passe et reste, et reflète le même
Contradictoire Héraclite, le même
Mais autre, tel le fleuve interminable.
Autre poème des dons
Je veux rendre grâce au divin
Labyrinthe des effets et des causes
Pour la diversité des créatures
Qui composent ce singulier univers,
Pour la raison, qui ne cessera jamais de r^ver
Au plan du labyrinthe,
Pour le visage d'Hélène et pour la persévérance d'Ulysse,
Pour l'amour, qui nous permet de voir nos semblables
Comme les voit la divinité,
Pour le ferme diamant et pour l'eau dénouée,
Pour l'algèbre, palais de cristaux précis,
Pour les monnaies mystiques de Silésius,
Pour Schopenhauer,
Qui peut-être chiffra l'univers,
Pour l'éclat du feu
Qu'aucun être humain ne peut regarder sans un ancien étonnement,
Pour l'acajou, le cèdre et le santal,
Pour le pain et le sel,
Pour le mystère de la rose
Qui prodigue la couleur et qui ne la voit pas,
Pour certaines veilles et certains jours de1955,
Pour les durs gardians qui sur la plaine
Font aller devant eux le bétail et l'aube,
Pour le petit matin à Montevideo,
Pour l'art de l'amitié,
Pour le dernier jour de Socrate,
Pour les mots échangés au crépuscule
D'une croix à l'autre,
Pour ce rêve de l'Islam qui embrassa
Mille nuits et une nuit,
Pour cet autre rêve, l'enfer,
Pour le feu purificateur de la Tour
Et pour ses sphères glorieuses,
Pour Swedenborg,
Qui parlait avec les anges dans les rues de Londre,
Pour les fleuves secrets et immémoriaux
Qui convergent en moi,
Pour la langue qu'il y a des siècles j'ai parlé en Northumbrie,
Pour l'épée et la harpe des saxons,
Pour la mer, qui est un désert resplendissant,
Un symbole de nos ignorances
Et une épitaphe des Vikings,
Pour la musique verbale d'Angleterre,
Pour la musique verbale d'Allemagne,
Pour l'or qui brille dans les vers,
Pour l'hiver épique,
Pour le nom d'un livre que je n'ai pas lu: Gesta Dei per Francos,
Pour Verlaine, innocent comme les oiseaux,
Pour le prisme de cristal et le poids de cuivre,
Pour les zébrures du tigre,
Pour les hautes tours de San Francisco et de l'île de Manhatan,
Pour le matin au Texas,
Pour ce Sévillan qui rédigea l’Épitre morale
Et dont, comme il l'eût préféré, nous ignorons le nom;
Pour Sénèque et pour Lucain, de Cordoue,
Qui avant la langue espagnole écrivirent
Toute la littérature espagnole,
Pour le fier et géométrique jeu d'échecs,
Pour la tortue de Zénon et la carte de Royce,
Pour l'odeur médicinale des eucalyptus,
Pour le langage, qui est capable de simuler la connaissance,
Pour l'oubli, qui annule ou modifie le passé,
Pour l'habitude,
Qui nous répète et nous confirme comme un miroir
Pour le matin, qui nous procure l'illusion d'un commencement,
Pour la nuit, avec ses ténèbres et son astronomie,
Pour la vaillance et le bonheur d'autrui,
Pour la patrie, sentie dans les jasmins
Ou dans une vieille épée,
Pour Whitman et saint François d'Assise, qui ont déjà écrit le poème,
Pour le fait que le bonheur est inépuisable,
Qu'il se confond avec la somme des créatures,
Qu'il ne parviendra jamais au dernier vers
Et qu'il varie selon les hommes,
Pour Francis Haslam, qui demanda pardon à ses enfants
De mettre si longtemps à mourir,
Pour les minutes qui précèdent le sommeil,
Pour le sommeil et pour la mort,
Ces deux trésors cachés,
Pour les dons intimes que je n'écrirai pas,
Pour la musique, mystérieuse forme du temps.
FICTIONS : Funes ou la mémoire – (1942 -Traduction P. Verdevoye)
Je me le rappelle (je n’ai pas le droit de prononcer ce verbe sacré; un seul homme au monde eut ce droit et cet homme est mort) une passionnaire sombre à la main, voyant cette fleur comme aucun être ne l’a vue, même s’il l’a regardé du crépuscule de l’aube au crépuscule du soir, toute une vie entière. Je me rappelle son visage taciturne d’indien, singulièrement lointain derrière sa cigarette. Je me rappelle (je crois) ses mains rudes de tresseur. Je me rappelle, près de ses mains, un maté aux armes de l’Uruguay; je me rappelle, à la fenêtre de sa maison, une natte jaune avec un vague paysage lacustre. Je me rappelle distinctement sa voie, sa voix posée, aigrie et nasillarde de l’ancien habitant des faubourgs sans les sifflements italiens de maintenant. Je ne l’ai pas vu plus de trois fois; la dernière en 1887… Je trouve très heureux de demander à tous ceux qui l’ont fréquenté d’écrire à son sujet; mon témoignage sera peut-être le plus bref et sans doute le plus pauvre, mais non le moins impartial du volume que vous éditerez. Ma déplorable condition d’Argentin m’empêchera de tomber dans le dithyrambe – genre obligatoire en Uruguay quand il s’agit de quelqu’un du pays.- Littérateur, rat de ville, Buenos-airien; Funes ne prononça pas ces mots injurieux, mais je sais suffisamment que je symbolisais pour lui ces calamités. Pedro Leandro Ipuche a écrit que Funes était un précurseur des surhommes « un Zarathoustra à l’état sauvage et vernaculaire »; je ne discute pas, mais il ne faut pas oublier qu’il était aussi un gars du bourg de Fray Bentos, incurablement borné pour certaines choses.
Mon premier souvenir de Funes est très net. Je le vois en fin d’après-midi de mars ou de février de quatre vingt quatre. Cette année là, mon père m’avait emmené passer l’été à Fray Bentos. Je revenais de l’estancia de San Francisco avec mon cousin Bernardo Haedo. Nous rentrions en chantant, à cheval; et cette promenade n’était pas la seule raison de mon bonheur. Après une journée étouffante, des nuages énormes couleur d’ardoise avaient caché le ciel. Le vent du sud excitait l’orage; déjà les arbres s’affolaient; je craignait (l’espérais) que l’eau élémentaire nous surprit en rase campagne. Nous fîmes une sorte de course avec l’orage. Nous entrâmes dans une rue qui s’enfonçait entre deux très hauts trottoirs en brique. Le temps s’était obscurci brusquement; j’entendis des pas rapides et presque secrets au-dessus de ma tête; je levais les yeux et vis un jeune garçon qui courrait sur le trottoir étroit et défoncé comme sur un mur étroit et défoncé. Je me rappelle son pantalon bouffant, ses espadrilles; je me rappelle sa cigarette dans un visage dur, pointant vers le gros nuage déjà illimité. Bernard lui cria imprévisiblement: Quel heure est-il Irénée? Sans consulter le ciel, sans s’arrêter, l’autre répondit: Dans quatre minutes, il sera huit heures, monsieur Bernardo Juan Francisco. Sa voix était aigüe, moqueuse.
Je suis si distrait que le dialogue que je viens de rapporter n’aurait pas attiré mon attention si mon cousin, stimulé (je crois) par un certain orgueil local et par le désir de se montrer indifférent à la réponse tripartite de l’autre, n’avait pas insisté.
Il me dit que le jeune garçon rencontré dans la rue était un certain Irénée Funes, célèbre pour certaines bizarreries. Ainsi, il ne fréquentait personne et il savait toujours l’heure, comme une montre. Mon cousin ajouta qu’il était le fils d’une repasseuse du village, Maria Clementina Funes; certains disaient que son père, un Anglais, O’Connor, était médecin de la fabrique de salaisons et les autres, dresseur ou guide du département de Salto. Il habitait avec sa mère, à deux pas de la propriété des Lauriers.
En quatre-vingt-cinq et en quatre-vingt-six, nous passâmes l’été à Montevideo. En quatre-vingt-sept, je retournais à Fray Bentos. Naturellement, je demandais des nouvelles de toutes les connaissances et, finalement, du « chronométrique Funes ». On me répondit qu’il avait été renversé par un cheval demi-sauvage, dans l’estancia de San Francisco, et qu’il était devenu infirme irrémédiablement. Je me rappelle l’impression, gênante que cette nouvelle me produisit: la seule fois que je l’avais vu, nous venions à cheval de San Francisco, et il marchait sur un lieu élevé; le fait, raconté par mon cousin Bernardo, tenait beaucoup du rêve élaboré avec des éléments antérieurs. On me dit qu’il ne quittait pas son lit, les yeux fixés sur le figuier du fond ou sur une toile d’araignée. Au crépuscule, il permettait qu’on l’approchât de la fenêtre. Il poussait l’orgueil jusqu’à se comporter comme si le coup qui l’avait foudroyé était bienfaisant… Je le vis deux fois derrière la grille qui accentuait grossièrement sa condition d’éternel prisonnier: une fois immobile, les yeux fermés; une autre, immobile aussi, plongé dans la contemplation d’un brin odorant de santoine.
A cette époque j’avais commencé, non sans quelque fatuité l’étude méthodique du latin. Ma valise incluait le De viris illustribus de Lhomond, le Thesaurus de Quicherat, les commentaires de Jules César et un volume dépareillé de la Naturalis Historia de Pline qui dépassait (et dépasse encore) mes modestes connaissances de latiniste. Tout s’ébruite dans un petit village: Irénée, dans son ranch des faubourgs, ne tarda pas à être informé de l’arrivage de mes livres anormaux. Il m’adressa une lettre fleurie et cérémonieuse dans laquelle il me rappelait notre rencontre, malheureusement fugitive « du spt février quatre-vingt-quatre »; il vantait les glorieux services que Don Gregorio Haedo, mon oncle, décédé cette même année, « avait rendus à nos deux patries dans la vaillante journée d’Ituzaingo » et sollicitait le prêt de l’un quelconque de mes livres, accompagné d’un dictionnaire « pour la bonne intelligence du texte original, car j’ignore encore le latin ». Il promettait de les rendre en bon état, presque immédiatement. L’écriture était parfaite, très déliée; l’orthographe, du type préconisé par André Bello: i pour y, j pour g. Au début, naturellement, je craignis une plaisanterie. Mes cousins m’assurèrent que non, que cela faisait partie des bizarreries d’Irénée. Je ne sus pas s’il fallait attribuer à de l’effronterie, de l’ignorance ou de la stupidité l’idée que le latin ardu ne demandait pas d’autre instrument qu’un dictionnaire; pour le détromper pleinement je lui envoyais le Gradus ad Parnassum de Quicherat et l’ouvrage de Pline.
Le 14 février un télégramme de Buenos Aires m’enjoignait de rentrer immédiatement, car mon père n’était « pas bien du tout ». Dieu me pardonne; le prestige que me valut le fait d’être le destinataire d’un télégramme urgent, le désir de communiquer à tout Fray Bentos la contradiction entre la forme négative de la nouvelle et l’adverbe péremptoire, la tentation de dramatiser la nouvelle en feignant un stoïcisme viril, durent me distraire de toute possibilité de douleur. En faisant ma valise je remarquai que le Gradus et le premier tome de la Naturalia Historia me manquaient. Le « Saturne » levait l’ancre le lendemain matin; ce soir là, après le dîner, je me rendis chez Funes. Je fus étonné de constater que la nuit était aussi lourde que le jour.
La mère de Funes me reçut dans le ranch bien entretenu. Elle me dit qu’Irénée était dans la pièce du fond, et de ne pas être surpris si je le trouvais dans l’obscurité, car Irénée passait habituellement les heures mortes sans allumer la bougie. Je traversai le patio dallé, le petit couloir, j’arrivais dans le deuxième patio. Il y avait une treille; l’obscurité put me paraître totale. J’entendis soudain la voix haute et moqueuse d’Irénée. Cette voix parlait en latin; cette voix (qui venait des ténèbres) articulait avec une trainante délectation un discours, une prière ou une incantation. Les syllabes romaines résonnèrent dans le patio de terre; mon effroi les croyait indéchiffrables, interminables; puis, dans l’extraordinaire dialogue de cette nuit, je sus qu’elles constituaient le premier paragraphe du vingt-quatrième chapitre du livre VII de la Naturalis Historia. Le sujet de ce chapitre est la mémoire; les derniers mots furent : ut nihil non iisdem verbis reddetur auditum.
Sans le moindre changement de voix, Irénée me dit d’entrer. Il fumait dans son lit. Il me semble que je ne vis pas son visage avant l’aube; je crois me rappeler la braise momentanée de sa cigarette. La pièce sentait vaguement l’humidité. Je m’assis; je répétai l’histoire du télégramme et la maladie de mon père.
J’en arrive maintenant au point le plus délicat de mon récit. Celui-ci (il est bon que le lecteur le sache maintenant) n’a pas d’autre sujet que ce dialogue d’il y a déjà un demi-siècle. Je n’essaierai pas d’en reproduire les mots, irrécupérables maintenant. Je préfère résumer véridiquement la foule de choses que me dit Irénée. Le style indirect est lointain et faible; je le sais: je sacrifie l’efficacité de mon récit; que mes lecteurs imaginent les périodes entrecoupées qui m’accablèrent cette nuit là.
Irénée commença par énumérer, en latin et en espagnol, les cas de mémoire prodigieuse consignés par la Naturalis Historia: Cyrus, le roi des Perses, qui pouvait appeler par leur nom tous les soldats de ses armées; Mithridate Eupator qui rendait la justice dans les vingt-deux langues de son empire; Simonide, l’inventeur de la mnémotechnie; Métrodore, qui professait l’art de répéter fidèlement ce qu’on avait entendu une seule fois. Il s »‘étonna avec une bonne foi évidente que de tels cas pussent surprendre. Il me dit qu’avant cette après-midi pluvieuse où il fut renversé par un cheval pie, il avait été ce que sont tous les chrétiens: un aveugle, un sourd, un écervelé, un oublieux. (J’essayais de lui rappeler sa perception exacte du temps, sa mémoire des nom propres; il ne m’écouta pas.) Pendant dix-neuf ans il avait vécu comme dans un rêve: il regardait sans voir, il entendait sans entendre, il oubliait tout, presque tout. Dans sa chute, il avait perdu connaissance; quand il était revenu à lui, le présent ainsi que les souvenirs les plus anciens et les plus banals étaient devenus intolérables à force de richesse et de netteté. Il s’aperçut peu après qu’il était infirme. Le fait l’intéressa à peine. Il estima (senti) que l’immobilité n’était qu’un pris minime. Sa perception et sa mémoire étaient maintenant infaillibles.
D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mille huit cent quatre-vingt deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevé par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho. Ces souvenirs n’étaient pas simples; chaque image visuelle était liée à des sensations musculaires, thermiques, etc. Il pouvait reconstituer tous les rêves, tous les demi-rêves. Deux ou trois fois il avait reconstitué un jour entier; il n’avait jamais hésité, mais chaque reconstitution avait demandé un jour entier. Il me dit: J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde et aussi: Mes rêves sont comme votre veille. Et aussi, vers l’aube: Ma mémoire, Monsieur, est comme un tas d’ordures. Une circonférence sur un tableau, un triangle rectangle, un losange, sont des formes que nous pouvons percevoir pleinement; de même Irénée percevait les crins embroussaillés d’un poulain, quelques têtes du bétail sur un coteau, le feu changeant et la cendre innombrable, les multiples visages d’un mort au cours d’une longue veillée. Je ne sais combien d’étoiles il voyait dans le ciel.
Voilà les choses qu’il m’a dites; ni alors ni depuis je ne l’ai ai mises en doute. Dans ce temps là il n’y avait pas de cinématographe ni de phonographe; il est cependant invraisemblable et même incroyable que personne n’ait fait une expérience avec Funes. Ce qu’il y a de certain c’est que nous remettons au lendemain tout ce qui peut être remis; nous savons peut-être profondément que nous sommes immortels et que, tôt ou tard, tout homme fera tout et saura tout.
La voix de Funes continuait à parler, du fond de l’obscurité.
Il me dit que vers 1886, il avait imaginé un système original de numération et qu’en très peu de jours il avait dépassé le nombre vingt-quatre mille. Il ne l’avait pas écrit, car ce qu’il avait pensé une seule fois ne pouvait plus s’effacer de sa mémoire. Il fut d’abord, je crois, conduit à cette recherche par le mécontentement que lui procura le fait que les trente-Trois orientaux (Qui furent à l’origine de la création de l’Uruguay) exigeaient deux signes et deux mots au lieu d’un seul mot et d’un seul signe. Il appliqua ensuite ce principe extravagant aux autres nombres. Au lieu de sept mille treize, il disait (par exemple), Maxime Pérez; au lieu de sept mille quatorze, Le chemin de fer; d’autres nombres étaient Luis Melian Lafinur, Olimar, soufre, le bât, la baleine, le gaz, la chaudière, Napoléon, Augustin de Vedia,. Au lieu de cinq cent il disait neuf. Chaque mot avait un signe particulier, une sorte de marque; les derniers étaient très compliqués… J’essayai de lui expliquer que cette rhapsodie de mots décousus était précisément le contraire d’un système de numération. Je lui dit que 365 c’était dire trois centaines, six dizaines, cinq unités: analyse qui n’existe pas dans les « nombres » Le nègre Timothée ou couverture de chair. Funes ne me comprit pas ou ne voulut pas me comprendre.
Locke, au XVII° siècle postula (et prouva) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche eût un nom propre; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambigüe. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vu ou imaginée. Il décida de réduire chacune de ses journée passées à quelque soixante-dix-mille souvenirs, qu’il définirait ensuite par des chiffres. Il en fut dissuadé par deux considérations: la conscience que la besogne était interminable, la conscience qu’elle était inutile. Il pensa qu’à l’heure de sa mort il n’aurait pas fini de classer tous ses souvenirs d’enfance.
Les deux projets que j’ai indiqués (un vocabulaire infini pour la série naturelle des nombres, un inutile catalogue mental de toutes les images du souvenir) sont insensés, mais révèlent une certaine grandeur balbutiante. Ils nous laissent entrevoir ou déduire le monde vertigineux de Funes. Celui-ci, ne l’oublions pas, était presque incapable d’idées générales, platoniques. Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. Swift raconte que l’empereur de Lilliput discernait le mouvement de l’aiguilles des minutes; Funes discernait continuellement les avances tranquilles de la corruption, des caries, de la fatigue. Il remarquait les progrès de la port, de l’humidité. Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement précis. Babylone, Londres et New York ont accablé d’une splendeur féroce l’imagination des hommes; Personne, dans leurs tours populeuses ou leurs avenues urgentes, n’a senti la chaleur et la pression d’une réalité aussi infatigable que celle qui le jour et la nuit convergeait sur le malheureux Irénée, dans son pauvre faubourg sud-américain. Il lui était difficile de dormir. Dormir c’est se distraire du monde; Funes, allongé dans son lit, dans l’ombre, se représentait chaque fissure et chaque moulure des maisons précises qui l’entouraient. (Je répète que le moins important de ses souvenirs était plus minutieux et plus vif que notre perception d’une jouissance ou d’un supplice physique.) Vers l’Est, dans une partie qui ne constituait pas encore un pâté de maisons, il y avait des bâtisses neuves, inconnues. Funes les imaginait noires, compactes, faites de ténèbres homogènes; il tournait la tête dans leur direction pour dormir. Il avait aussi l’habitude de s’imaginer dans le fond du fleuve, bercé et annulé par le courant.
Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier les différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats.
La clarté craintive de l’aube entra par le patio de terre.
Je vis alors le visage de la voix qui avait parlé toute la nuit. Irénée avait dix-neuf ans; il était né en 1868; il me parut monumental comme le bronze, plus ancien que l’Égypte, antérieur aux prophéties et aux pyramides. Je pensait que chacun de mes mots (que chacune de mes attitudes) demeurait dans son implacable mémoire; je fus engourdi par la crainte de multiplier des gestes inutiles.
Irénée Funes mourut en 1889, d’une congestion pulmonaire.
ANTHOLOGIE PERSONNELLE : Préface
Mes préférences ont dicté ce livre. Je veux être jugé par lui, justifié ou désaprouvé par lui, non par ces exercices de couleur locale excessive et apocryphe qui parcourent les anthologies et dont je ne peux me souvenir sans rougir. Plus que l’ordre chronologique, j’ai préféré celui de « sympathies et différences ». J’ai constaté ainsi, encore une fois, ma pauvreté fondamentale. Les ruines circulaires, qui datent de 1939, annoncent Le Golem ou Echecs qui datent presque d’aujourd’hui. Cette pauvreté ne me décourage pas puisqu’elle me donne l’illusion de la continuité.
Croce pensait que l’art signifiait expression. A cette contrainte, ou à la déformation de cette contrainte, nous devons la plus mauvaise littérature de notre temps. Il est vrai que Paul Valéry écrivait avec bonheur:
Comme le fruit se fond en puissance Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt Et Tenyson: .................... and saw, Starining his eyes beneath and arch of hand, Or through he saw, the speck that bare the king, Down that long water opening on the deep Somewhere far off, pass on and on, and go From less to less and vanish into light.
Ces vers reproduisent avec précision un processus mental, mais de telles victoires sont rares et personne (je crois) ne les jugera comme les plus impérissables ou nécessaires de la littérature. Quelque fois, moi aussi, j’ai recherché l’expression; je sais maintenant que mes dieux ne m’accordent que l’allusion ou la mention.
J.L. B. Buenos Aires, 16 août 1961
Clarice Lispector
« J’écris comme si cela devait permettre de sauver la vie de quelqu’un. Probablement la mienne. » C.L.
L’HEURE DE L’ÉTOILE – Dédicace de l’auteur
Je voue donc la chose que voici à l’antique Schumann et à sa douce Clara qui ne sont aujourd’hui que poussière, malheureux que nous sommes. Je me voue au rouge aussi vermeil que mon sang d’homme en pleine force de l’age et je me voue donc à mon sang. Je me voue surtout aux gnomes, nains, sylphides et nymphes qui hantent la vie. Je me voue au regret de ma pauvreté passée, du temps où tout était plus sobre et plus digne et où je n’avais encore jamais mangé de langouste. Je me voue à la tempête de Beethoven. A la vibration des couleurs neutres de Bach. A Chopin, qui m’amollit les os. A Stravinski qui m’a bouleversé et enflammé. A Mort et Transfiguration, où Richard Strauss me révèle un destin. Je me voue surtout aux veilles du jour présent et au jour présent, au voile transparent de Debussy, à Marlos Nobre, à Prokofiev, à Carl Orff, à Schoenberg, aux dodécaphoniques, aux cris discordants de compositeurs de musique électronique – à tous ceux qui ont su toucher en moi de façon alarmante des profondeurs inespérées, à tous ces prophètes du présent qui me prophétisent à un tel point qu’en cet instant je vais exploser en moi: moi. En ce moi, qui est vous, car je ne supporte pas de n’être que moi, car j’ai besoin d’autrui pour tenir debout, tant je suis fou, tant je divague. Que faire d’autre enfin, sinon méditer, pour choisir en ce vide plein que seule peut atteindre la méditation. La méditation n’escompte point de profit: la méditation ne peut avoir d’autre fin qu’elle même. Je médite sur le néant. Ce qui me gâche la vie, c’est d’écrire.
Or – ne pas oublier que la structure de l’atome est chose connue, quoiqu’invisible. Comme me sont connues bien des choses que je n’ai jamais vues. Il en va de même pour nous. Il est impossible de démontrer l’existence des choses les plus vraies: il suffit d’y croire. D’y croire en pleurant.
Cette histoire survient en pleine urgence, en pleine calamité. C’est là un livre inachevé, faute de réplique. Cette réplique, j’espère que quelqu’un en ce monde me la donnera? Vous? C’est une histoire en technicolor, pour ménager un certain luxe, dont dieu sait que j’ai, moi aussi, grand besoin. Pour nous tous, amen.
LE BÂTISSEUR DE RUINES – Comment on devient un homme – §6
( … ) – Et l’étable? Vous n’avez jamais nettoyé l’étable! dit-elle un jour, impatiente, avec ce clignement d’yeux de qui ne sait déjà plus ce qu’il veut; mais le temps pressait.
Et – comme si Martin, dans son effort pour devenir concret, reproduisait une progression fatale dont il suivait la trace à tâton – la nouvelle étape confuse de son évolution fut de quitter un matin son règne sur le terrain et d’entrer dans la pénombre de l’étable où les vaches étaient plus compliquées que les plantes.
Une brume s’évaporait des bêtes et les enveloppait lentement. Il regarda plus au fond. Cette malpropreté crépusculaire rappelait vaguement une usine, comme si, de cet entrelacement amorphe, allait sortir une autre forme concrète qui se préparait peu à peu. L’odeur crue était celle de la matière première gaspillée. Là se faisaient des vaches. Dégouté, Martin, qui était soudain redevenu abstrait comme un ongle, voulut reculer; il essuya sa bouche sèche du revers de la main, comme un médecin devant sa première plaie. Au seuil de l’étable, pourtant, il crut reconnaître la lueur pâle qui s’exhalait du museau des bêtes. Il avait déjà vu cette vapeur de lumière sortant des égouts en certaines aurores froides. Et il avait vu cette lumière émaner des ordures chaudes. Il l’avait vue aussi comme une auréole autour de l’amour de deux chiens; et sa propre haleine était cette même lumière. Là se faisaient des vaches profondes. Quelqu’un de peu courageux aurait pu vomir devant cette odeur immonde; les mouches étaient attirées par cette plaie ouverte, et quelqu’un de propre aurait pu se sentir mal en voyant les vaches debout mouiller lourdement et tranquillement le sol. Martin était ce quelqu’un de peu courageux qui n’avait jamais mis les pieds dans les tréfonds d’une étable. Pourtant, tout en détournant les yeux, il sembla comprendre, à contrecœur, que tout s’était déroulé de telle façon que, dans une étable, un jour, était né un enfant. Car cette grande odeur de matière était juste. Seulement, Martin n’était pas préparé pour un tel progrès spirituel. Plus que de la crainte, c’était une pudeur. Et il hésita à la porte, pâle et offensé comme un enfant à qui on révèle de but en blanc la racine de la vie.
Alors il dissimula sa lâcheté derrière une subite révolte; il en voulait à Victoria de l’avoir arraché au silence des plantes pour le conduire dans ce lieu. Là, avec répugnance et curiosité, il se souvint brusquement qu’il y avait eu une époque morte où des reptiles énormes avaient des ailes. Car là on ne pouvait pas échapper à certaines pensées. Là il ne pouvait éviter de sentir, avec répulsion et avec une joie impersonnelle, que des choses s’accomplissent.
Est-ce cela, par hasard, qui lui retourna l’estomac, ou seulement l’odeur tiède? On ne sait. Pourtant il lui aurait suffi de faire un pas en arrière, et il se serait trouvé en pleine fragance du matin: le grand jour est déjà une oeuvre perfectionnée dans les plus petites feuilles et les plus petites pierres, c’est un travail achevé et sans failles – et on peut le regarder sans aucun danger parce qu’on a pas de seuil à franchir, par où entrer et se perdre. Il lui suffisait de faire un pas en arrière.
Mais il fit un pas en avant. Et, offusqué, il s’arrêta. Au début, il ne vit rien, comme quand on entre dans une grotte. Mais les vaches, habituées à l’obscurité, avaient perçu la présence de l’étranger. Et il sentit, dans tout son corps, que son corps était expérimenté par les vaches; elles commençaient à meugler doucement et bougeaient leurs pattes sans même le regarder – les animaux n’ayant pas besoin de voir pour savoir, comme s’ils avaient déjà traverser toute l’étendue de leur propre subjectivité au point de parvenir de l’autre côté: la parfaite objectivité qui n’a plus besoin d’être prouvée. Tandis que lui, dans l’étable, s’était réduit à n’être qu’un homme: cette chose douteuse qui n’a jamais été d’une rive à l’autre.
Avec un soupir résigné, il crut comprendre que « ne pas regarder » était son unique façon d’entrer en contact avec les bêtes. Imitant les vaches, dans un mimétisme presque calculé, il ne regarda nulle part, restant immobile, essayant lui aussi de se dispenser de la vision directe. Et avec cette clairvoyance forcée par l’infériorité même de la situation, il se laissa devenir soumis et attentif. Puis, par un processus d’identification, il prit presque la forme de l’une des bêtes. Et c’est ainsi que, avec une certaine surprise, inopinément, il crut comprendre que c’est une vache.
Ayant d’une certaine façon compris, il décida, avec une certaine ruse, de se laisser connaître par elles en restant immobile. Sans qu’un regard fut échangé, il attendit, les dents serrées, que les vaches fissent sa connaissance, intolérablement lentement, comme si des mains palpaient son secret. Avec malaise, il sentit que les vaches choisissaient en lui seulement la partie d’elle-même qu’elles retrouvaient en lui; de même qu’un voleur aurait vu en lui le côté de lui, Martin, avide de vol, et de même qu’une femme aurait voulu de lui ce qu’un enfant ne comprendrait pas. Seulement les vaches choisissaient en lui quelque chose que lui-même ne connaissait pas – et qui était en train de se créer peu à peu.
Martin fit là un grand effort. Jamais, jusque là, il n’était venu à ce point une présence. Se concrétiser pour les vaches fut un grand travail intérieur. L’ongle finalement faisait mal.
Pendant un instant où la foi lui manqua, il eut la certitude qu’il allait perdre et que jamais il ne réussirait l’ascension à l’étable. De temps à autre, un large regard l’effleurait sans hâte, suivi d’un long mugissement de la tête dressée: le répudiant. Au milieu de l’odeur intense de l’étable, elles percevaient son odeur acide d’homme.
Son contact avec les vaches fut malaisé. La lumière de l’étable était différente de la lumière du dehors, au point que, à la porte se formait un vague seuil. Où il s’arrêta. Habitué au chiffres, il reculait devant le désordre. A l’intérieur, c’était une athmosphère d’entrailles et un rêve difficile plein de mouches. Et seul Dieu n’a pas mal au coeur. Au seuil donc, il s’rrêta, hésitant.
Une brume s’évaporait des bêtes et les enveloppait lentement. Il regarda plus au fond. Cette malpropreté crépusculaire rappelait vaguement une usine, comme si, de cet entrelacement amorphe, allait sortir une autre forme concrète qui se préparait peu à peu. L’odeur crue était celle de la matière première gaspillée. Là se faisaient des vaches. Dégouté, Martin, qui était soudain redevenu abstrait comme un ongle, voulut reculer; il essuya sa bouche sèche du revers de la main, comme un médecin devant sa première plaie. Au seuil de l’étable, pourtant, il crut reconnaître la lueur pâle qui s’exhalait du museau des bêtes. Il avait déjà vu cette vapeur de lumière sortant des égouts en certaines aurores froides. Et il avait vu cette lumière émaner des ordures chaudes. Il l’avait vue aussi comme une auréole autour de l’amour de deux chiens; et sa propre haleine était cette même lumière. Là se faisaient des vaches profondes. Quelqu’un de peu courageux aurait pu vomir devant cette odeur immonde; les mouches étaient attirées par cette plaie ouverte, et quelqu’un de propre aurait pu se sentir mal en voyant les vaches debout mouiller lourdement et tranquillement le sol. Martin était ce quelqu’un de peu courageux qui n’avait jamais mis les pieds dans les tréfonds d’une étable. Pourtant, tout en détournant les yeux, il sembla comprendre, à contrecœur, que tout s’était déroulé de telle façon que, dans une étable, un jour, était né un enfant. Car cette grande odeur de matière était juste. Seulement, Martin n’était pas préparé pour un tel progrès spirituel. Plus que de la crainte, c’était une pudeur. Et il hésita à la porte, pâle et offensé comme un enfant à qui on révèle de but en blanc la racine de la vie.
Alors il dissimula sa lâcheté derrière une subite révolte; il en voulait à Victoria de l’avoir arraché au silence des plantes pour le conduire dans ce lieu. Là, avec répugnance et curiosité, il se souvint brusquement qu’il y avait eu une époque morte où des reptiles énormes avaient des ailes. Car là on ne pouvait pas échapper à certaines pensées. Là il ne pouvait éviter de sentir, avec répulsion et avec une joie impersonnelle, que des choses s’accomplissent.
Est-ce cela, par hasard, qui lui retourna l’estomac, ou seulement l’odeur tiède? On ne sait. Pourtant il lui aurait suffi de faire un pas en arrière, et il se serait trouvé en pleine fragrance du matin: le grand jour est déjà une œuvre perfectionnée dans les plus petites feuilles et les plus petites pierres, c’est un travail achevé et sans failles – et on peut le regarder sans aucun danger parce qu’on a pas de seuil à franchir, par où entrer et se perdre. Il lui suffisait de faire un pas en arrière.
Mais il fit un pas en avant. Et, offusqué, il s’arrêta. Au début, il ne vit rien, comme quand on entre dans une grotte. Mais les vaches, habituées à l’obscurité, avaient perçu la présence de l’étranger. Et il sentit, dans tout son corps, que son corps était expérimenté par les vaches; elles commençaient à meugler doucement et bougeaient leurs pattes sans même le regarder – les animaux n’ayant pas besoin de voir pour savoir, comme s’ils avaient déjà traverser toute l’étendue de leur propre subjectivité au point de parvenir de l’autre côté: la parfaite objectivité qui n’a plus besoin d’être prouvée. Tandis que lui, dans l’étable, s’était réduit à n’être qu’un homme: cette chose douteuse qui n’a jamais été d’une rive à l’autre.
Avec un soupir résigné, il crut comprendre que « ne pas regarder » était son unique façon d’entrer en contact avec les bêtes. Imitant les vaches, dans un mimétisme presque calculé, il ne regarda nulle part, restant immobile, essayant lui aussi de se dispenser de la vision directe. Et avec cette clairvoyance forcée par l’infériorité même de la situation, il se laissa devenir soumis et attentif. Puis, par un processus d’identification, il prit presque la forme de l’une des bêtes. Et c’est ainsi que, avec une certaine surprise, inopinément, il crut comprendre que c’est une vache.
Ayant d’une certaine façon compris, il décida, avec une certaine ruse, de se laisser connaître par elles en restant immobile. Sans qu’un regard fut échangé, il attendit, les dents serrées, que les vaches fissent sa connaissance, intolérablement lentement, comme si des mains palpaient son secret. Avec malaise, il sentit que les vaches choisissaient en lui seulement la partie d’elle-même qu’elles retrouvaient en lui; de même qu’un voleur aurait vu en lui le côté de lui, Martin, avide de vol, et de même qu’une femme aurait voulu de lui ce qu’un enfant ne comprendrait pas. Seulement les vaches choisissaient en lui quelque chose que lui-même ne connaissait pas – et qui était en train de se créer peu à peu.
Martin fit là un grand effort. Jamais, jusque là, il n’était venu à ce point une présence. Se concrétiser pour les vaches fut un grand travail intérieur. L’ongle finalement faisait mal.
Pendant un instant où la foi lui manqua, il eut la certitude qu’il allait perdre et que jamais il ne réussirait l’ascension à l’étable. De temps à autre, un large regard l’effleurait sans hâte, suivi d’un long mugissement de la tête dressée: le répudiant. Au milieu de l’odeur intense de l’étable, elles percevaient son odeur acide d’homme.
Mais, à ce moment, la joie de vivre l’avait déjà saisi, cette joie fine qui s’empare de nous parfois au beau milieu de la vie même, comme si la même note de musique s’intensifiait: cette joie l’avait saisi et le guidait instinctivement dans la lutte. Martin ne savait pas s’il obéissait à une volonté non formulée: les vaches finissent bien par forcer le vacher à regarder et à se comporter d’une façon particulière; ou bien si c’était lui-même qui cherchait, en un douloureux effort spirituel, à se délivrer enfin du royaume des rats et des plantes – et à atteindre la respiration mystérieuse des animaux plus grands.
Comme il avait déjà atteint l’intelligence purement essentielle d’une vache – il savait seulement une loi simple. Qu’il ne devait pas brusquer leur rythme et qu’il devait leur donner du temps, leur temps. Qui était un temps entièrement obscur, et elles ruminaient du foin avec de la bave. Peu à peu ce temps devint aussi le temps de Martin. Rond, lent, qui ne peut être compté sur un calendrier, car c’est ainsi qu’une vache traverse un champ.
Alors – puisque tout tend vers une conclusion et tout finit par atteindre une pause – l’étable commença enfin à se rasséréner. La chaleur du corps de l’homme et des bête se confondit dans la même tiédeur ammoniaquée de l’air. Le silence de Martin avait automatiquement changé. Il avait enfin atteint une dimension qu’une plante ne possède pas. Et les vaches, apaisées par la justification que Martin leur avait donnée, cessèrent de s’occuper de lui.
Avec une joie tremblante il senti qu’une chose s’était enfin produit. Il éprouva alors une anxiété intense, comme lorsqu’on est heureux et qu’on ne sait à quoi appliquer son bonheur, et on regarde tout autour, et il n’y a pas moyen d’exprimer cet instant de bonheur – ce qui jusque là lui était arrivé le plus souvent le samedi soir.
Quelque chose était arrivé. Et quoique les maillons continuassent à lui échapper, il avait enfin quelque chose dans la main, et sa poitrine s’enfla d’une subtile victoire. Martin respira profondément. Il appartenait à présent à l’étable.
Et enfin il put la voir comme une vache la voit: l’étable était un endroit chaud et bon, qui palpitait comme une grosse veine. C’était à partir de cette grosse veine que les hommes et les bêtes avaient des enfants. Martin soupira, fatigué de cet énorme effort: il avait fini de « découvrir ». C’était à partir de cette large veine qu’un grand animal traversait un ruisseau en faisant gicler de l’eau qui brille – ce qu’il avait déjà vu, mais il n’avait reçu que ce minime avertissement de beauté qui maintenant reposait sur une base plus profonde. C’était à cause de cette pulsation que les montagnes étaient distantes et hautes. C’était pour ça que les vaches mouillaient le sol à grand bruit. C’est à partir d’une étable que le temps est indéfiniment remplacé par le temps. C’est à cause de cette palpitation que des bandes migratoires partent des zones froides vers les régions tempérées. Là – là, c’était un endroit chaud qui palpitait.
Tout cela l’homme l’avait peut-être perçu, car il se senti satisfait et cracha par terre. Après quoi, le cœur plein d’une lourde vigueur, cachant son émotion, il tendit un bras et donna quelques tapes sur le corps sec d’une vache. Une grande osmose tranquille avait commencé entre lui et les animaux.
-Vous devriez plutôt donner de la terre au maïs, lui dit Victoria, irritée.
Alors il donnait de la terre au maïs. Mais les vaches l’attendaient, et il le savait. ( … )