PLATON
APOLOGIE DE SOCRATE (Traduction de Luc Brisson)
En 399 avant JC Socrate est accusé par Mélétos, Anytos et Lycon de ne pas reconnaître l’existence des dieux de la Cité, d’introduire de nouvelles divinités et de corompre la jeunesse. Cette accusation ayant été validée le procès a lieu en cette année de 399. Socrate est amené à se défendre devant une assemblée populaire est un nombre de juges estimé à environ 500, ce qui est un nombre considéré comme normal pour un procès très attendu compte tenu de la personnalité de l’accusé et de la nature de accusations. Les juges de chaque procès étaient choisis selon les circonstances parmi un nombre de 6000 volontaires déjà choisi au hasard pour chaque année.
Dans une première partie du procès Socrate est amené à se défendre, devant la foule, des accusations qui ont été portées contre lui.
« Quel effet, Athéniens, ont produit sur vous mes accusateurs, je l’ignore. Toujours est-il que moi personnellement, ils m’ont fait, ou peu s’en faut, oublier qui je suis, tant étaient persuasifs les propos qu’ils tenaient. Et pourtant, à bien parler, ils n’ont pratiquement rien dit de vrai. Mais, dans la multitude de faussetés qu’ils ont proférées, il en est une qui m’a étonné au plus haut point, c’est la recommandation qu’ils vous faisaient de bien prendre garde de ne pas vous laisser abuser par moi, en me présentant comme un redoutable discoureur. Car, pour ne pas avoir à rougir de se voir sur l’heure réfutés par moi dans les faits, étant donné que je ne vais en aucune manière apparaître comme un redoutable discoureur, il faut, il me semble, que ces gens soient vraiment incapables de rougir de rien, à moins qu’ils ne qualifient de redoutable discoureur celui qui dit la vérité. En effet, si c’est ce qu’ils veulent dire par là, sans doute leur accorderais-je pour ma part que je suis un orateur, mais pas à leur manière.
Ces gens là n’ont donc, je le répète, rien dit de vrai ou presque, tandis que, de ma bouche, c’est la vérité, toute la vérité, que vous entendrez sortir. Non bien sûr, Athéniens, ce ne sont pas, par Zeus, des discours élégamment tournés, comme les leurs, ni même des discours qu’embellissent des expressions et des termes choisis que vous allez entendre, mais des choses dites à l’improviste dans les termes qui me viendront à l’esprit. En effet, tout ce que j’ai a dire est conforme à la justice, j’en suis sûr. Que nul d’entre vous ne s’attende à ce que parle autrement. Il serait par trop malséant, Athéniens, qu’un homme de mon age montât à la tribune pour vous adresser des propos qu’il aurait modelés comme l’aurait fait un jeune homme. (…..)«
Pour se défendre Socrate va relier les accusations qui viennent d’être portées contre lui à d’anciennes calomnies qui circulaient à son propos. Il explique ces calomnies par l’animosité qu’il pouvait déclencher chez les auditeurs des échanges qu’il menait quotidiennement et publiquement avec des groupes de citoyens athéniens parmi lesquels se trouvaient ses propres disciples. Il qualifie ces discussions d’enquêtes en expliquant l’origine de ce comportement par une parole adressée un jour par l’oracle de Delphes à son ami Chéréphon.
« Pourtant, l’un d’entre vous pourrait me rétorquer: « mais enfin Socrate, de quoi t’occupes-tu? D’où viennent les calomnies dont tu es victime? Car, après tout, si tu ne faisais rien qui ne sorte de l’ordinaire, on n’aurait pas fait courir tant de bruits sur ton compte; on n’aurait pas tant parlé de toi, si tu ne faisais rien qui soit différent de ce que font la plupart des gens. Dis-nous donc ce qui en est, pour éviter que nous ne nous forgions à la légère une opinion sur ton compte ».
Question légitime celle-là, j’en conviens; aussi vais-je tenter d’y répondre en vous faisant voir ce qui a bien pu faire que j’ai reçu ce nom (sophos/savant) et que je suis en butte à cette calomnie. Écoutez donc. Peut-être vais-je, il est vrai, donner à certains l’impression que je plaisante. Il faut bien vous mettre cela dans la tête pourtant: ce que je vais vous dire c’est toute la vérité.
En effet, Athéniens, c’est tout simplement parce que je suis censé posséder un savoir que j’ai reçu ce nom. De quel sorte de savoir peut-il bien s’agir? De celui précisément, je suppose, qui se rapporte à l’être humain. Car, en vérité, il y a des chances que je sois un savant en ce domaine. En revanche, il est fort possible que ceux que je viens d’évoquer soient des savants qui possèdent un savoir d’un rang plus élevé que celui qui se rapporte à l’être humain; autrement je ne sais que dire. Car c’est un fait que, moi, je ne possède point ce savoir; quiconque prétend le contraire profère un mensonge et cherche à me calomnier. Et n’allez pas, Athéniens, m’interrompre par vos cris, même si je vais vous paraître tenir des propos présomptueux, car même « s’ils ne sont pas de moi les propos que je vais tenir », ce sont les propos de quelqu’un que vous estimez digne de foi que je vais évoquer. En effet, pour ce qui est de mon savoir – de son existence et de sa nature – je produirai devant vous comme témoin le dieu de Delphes.
Vous connaissez sûrement Chéréphon, je suppose. Ce fut pour moi un ami d’enfance et pour vous un ami du peuple; aussi dut-il, il n’y a pas si longtemps, partir en exil et en revint-il avec vous. Vous savez bien aussi quel sorte d’individu était Chéréphon, quelle impétuosité il mettait dans tout ce qu’il entreprenait. En particulier, un jour qu’il s’était rendu à Delphes, il osa consulter l’oracle pour lui demander – et n’allez pas, je le répète, m’interrompre par vos cris, citoyens – si, en fait, il pouvait exister quelqu’un de plus savant que moi. Or la Pythie répondit qu’il n’y avait personne de plus savant. Et sur ce point c’est son frère qui portera témoignage devant vous, puisque Chéréphon est mort.
Considérez à présent pourquoi je vous parle de tout cela. C’est que je me propose de vous apprendre quelle est l’origine de la calomnie dont je fais l’objet. En effet, lorsque je fus informé de cette réponse, je me fis à moi-même cette réflexion: « Que peut bien vouloir dire la réponse du dieu, et quel en est le sens caché? Car j’ai bien conscience, moi, de n’être savant ni peu ni prou. Que veut donc dire le dieu, quand il affirme que je suis le plus savant? En tous cas il ne peut mentir, car cela ne lui est pas permis. » Longtemps je me demandais ce que le dieu pouvait bien vouloir dire. Enfin, non sans avoir eu beaucoup de peine à y parvenir, je décidais de m’en enquérir en procédant à peu près de cette manière.
J’allais trouver un de ceux qui passent pour être des savants, en pensant que là, plus que partout, je pourrais réfuter la réponse oraculaire et faire savoir ceci à l’oracle: « Cet individu-là est plus savant que moi, alors que toi tu as déclaré que c’était moi qui l’était. » Je procédai à un examen approfondi de mon homme – point n’est besoin en effet de divulguer son nom, mais qu’il suffise de dire que c’était un de nos hommes politiques-, et de l’examen auquel je le soumis, de la conversation que j’eus avec lui, l’impression que je retirai, Athéniens, fut à peu près la suivante. Cet homme me sembla-t-il, passait aux yeux de beaucoup de gens et surtout à ses propres yeux pour quelqu’un qui savait quelque chose, mais ce n’était pas le cas. Ce qui m’amena à tenter de lui démontrer qu’il s’imaginait savoir quelque chose, alors que ce n’était pas le cas. Et le résultat fut que je m’attirai son inimitié et celle de plusieurs des gens qui assistaient à la scène. En repartant, je me disais donc en moi-même: « Je suis plus savant que cet homme là. En effet, il est à craindre que nous ne sachions ni l’un ni l’autre rien qui vaille la peine, mais, tandis que lui, il s’imagine qu’il sait quelque chose alors qu’il ne sait rien, moi qui effectivement ne sait rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose. En tous cas, j’ai l’impression d’être plus savant que lui du moins en ceci qui représente peu de chose: je ne m’imagine même pas savoir ce que je ne sais pas. » Puis j’allais en trouver un autre, l’un de ceux qui avaient la réputation d’être encore plus savants que le précédent, et mon impression fut la même. Nouvelle occasion pour m’attirer l’inimitié de cet homme et celle de beaucoup d’autres.
Après cela je continuais d’aller voir les hommes politiques les uns après les autres. Même si je me rendais bien compte, non sans chagrin ni crainte, que je me faisais des ennemis, je me croyais malgré tout obligé de mettre au-dessus de tout l’affaire dans laquelle m’avait impliqué le dieu. Il me fallait donc aller, en quête du sens de l’oracle, trouver tout ceux qui prétendent savoir quelque chose. Et par le chien, Athéniens, – car je dois vous dire la vérité – mon impression, je l’avoue, fut à peu près celle-ci. Ceux qui avaient la réputation la meilleure m’apparurent, au cours de l’enquête que je menais à l’instigation du dieu, être, à peu d’exceptions près, les plus démunis, tandis que d’autres qui passaient pour valoir moins, m’apparurent être des hommes mieux pourvus pour ce qui est du bon sens.
De toute évidence il me faut vous décrire dans le détail l’errance qui fut la mienne, comme si j’étais en train de réaliser quelques travaux, pour me persuader que je ne pouvais réfuter la réponse de l’oracle. Après les hommes politiques, en effet, j’allais trouver les poètes, ceux qui composent des tragédies, des dithyrambes, et les autres, convaincu que cette fois j’allais me prendre moi-même en flagrant délit d’ignorance par rapport à eux. Emportant donc avec moi ceux de leurs poèmes qu’ils me paraissaient avoir le plus travaillés, je ne cessais de les interroger sur ce qu’ils voulaient dire, dans le but aussi d’apprendre quelque chose d’eux par la même occasion. Et bien, citoyens, j’ai honte de vous dire la vérité; pourtant il le faut. Il est de fait que pratiquement tous ceux qui étaient là, à nous écouter, ou peu s’en faut, auraient pu parles de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient composés. Cette fois encore, il ne me fallut donc pas longtemps pour faire au sujet des poètes la constatation suivante: ce n’est pas en vertu d’un savoir, qu’ils composent ce qu’ils composent, mais en vertu d’une disposition naturelle et d’une possession divine à la manière de ceux qui font des prophéties et de ceux qui rendent des oracles; ces gens aussi en effet disent beaucoup de choses admirables, mais ils ne savent rien des choses dont ils parlent. Il m’apparût que c’est dans un état analogue que se trouvaient aussi les poètes; et, par la même occasion, je me rendis compte que,, même s’ils se considéraient, du fait de leur talent, pour les plus savants des hommes dans les autres domaines aussi, ils ne l’étaient vraiment pas. Je les quittais donc, tirant de mon expérience la même conclusion, à savoir que j’avais sur eux le même avantage que sur les hommes politiques.
A la fin donc j’allais trouver ceux qui travaillent de leurs mains. En effet, j’avais conscience de ne savoir pratiquement rien, mais j’étais convaincu de trouver en eux des hommes qui savaient quantité de belles choses. Sur ce point, je ne fus pas désappointé; ils savaient effectivement des choses que je ne savais pas et, sous ce rapport, ils étaient effectivement plus savants que moi. Pourtant, Athéniens, ces bons artisans me parurent avoir le même défaut que les poètes: chacun, parce qu’il exerçait son art de façon admirable, s’imaginait en outre être particulièrement compétant dans ce qu’il y a de plus important. Et cette prétention, me sembla-t-il, occultait ce savoir qui était le leur, si bien que, poussé par l’oracle, j’en vins à me poser la question suivante: ne serait-il pas préférable que je sois comme je suis, n’ayant ni leur savoir, ni leur ignorance, plutôt que d’être comme eux, à la fois savant et ignorant? Et, à moi-même comme à l’oracle, je répondis qu’il valait mieux être comme je suis.
C’est précisément cette enquête, Athéniens, qui m’a valu les inimitiés si nombreuses qui présentaient une virulence et une gravité d’une telle importance qu’elles ont suscités maintes calomnies et m’ont valu de me voir attribuer ce nom, celui de « savant ». Chaque fois c’est la même chose : ceux qui assistent à la discussion s’imaginent en effet que je suis moi même savant dans les matières où je mets mon interlocuteur à l’épreuve. Mais, citoyens, il y a bien des chances pour que le vrai savant ce soit le dieu et que, par cet oracle, il ait voulu dire la chose suivante: le savoir que possède l’homme présente peu de valeur, et peut-être même aucune. Et, s’il a parlé de ce Socrate ici devant vous, , c’est probablement que, me prenant pour exemple, il a utilisé mon nom, comme pour dire: « Parmi vous, humains, celui là est le plus savant qui, comme l’a fait Socrate, a reconnu que réellement il ne vaut rien face au savoir. » Or, en allant de-ci de-là, je poursuis ma recherche et, pour comprendre ce qu’a voulu dire le dieu, je cherche à découvrir si, parme les gens d’Athènes et parmi les étrangers, il ne s’en trouve pas un qui soit savant. Et l’absence de loisir qui en résulte explique qu’il ne me reste pas de temps pour m’occuper sérieusement des affaires de la cité et des miennes; aussi est-ce dans une extrême pauvreté que je vis, parce que je suis au service du dieu.
( … )
Mis à part la question de la réputation, citoyens, il ne me paraît pas qu’il soit juste d’adresser au juge des prières ni d’avantage d’arracher par ces prières un acquitement qui doit s »obtenir par par l’exposé des faits et par la persuasion. Non, ce n’est pas pour cela que siège le juge, pour faire de la justice une faveur, mais pour décider de ce qui est juste. Et le serment qu’il a prêté, c’est celui non pas de favoriser ceux qui lui paraissent devoir l’être, mais de rendre la justice conformément aux lois. En conséquence, c’est notre devoir à nous de ne point vous faire prendre l’habitude de vous parjurer, et à vous de n’en point prendre l’habitude; ainsi nous ne ferions, ni les uns ni les autres preuve de piété. Aussi n’exigez pas de moi, athéniens, que je me comporte envers vous d’une manière qui ne me semble ni belle, ni juste, ni pie, et cela d’autant plus, par Zeus, que je suis poursuivi pour impiété par Mélos, ici présent. Car il est évident que si je cherchais à vous persuader et si, par mes prières je vous faisais violer votre serment, je vous enseignerais à croire que les dieux n’existent pas, et, en me défendant de la sorte, je me dénoncerais moi-même comme quelqu’un qui ne reconnaît pas les dieux. Mais il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Oui, athéniens, je reconnais les dieux plus fermement qu’aucun de mes accusateurs et je m’en remets à vous et au dieu du soin de porter un jugement sur ce qui vaudra mieux pour vous comme pour moi.
A l’issue de ce premier discours de Socrate les juges au nombre d’environ 500 votèrent sa culpabilité à une majorité d’environ 60 voix. Socrate est alors invité à reprendre la parole pour proposer une peine alternative à celle de la mort voulue par Anitos. Socrate proposa d’abord d’être nourri comme un bienfaiteur aux frais de la cité puis, poussé par les réactions du public, il proposa de verser une amende dérisoire. Enfin sous la pression de certains de ses disciples il proposa une amende beaucoup plus élevée et plus en rapport avec avec les circonstances et la gravité de l’accusation.
Si je ne m’indigne pas, athéniens, du résultat de ce vote par lequel vous m’avez condamné, c’est pour plusieurs raisons et, notamment, parce que je n’étais pas sans m’y attendre. Mais ce qui m’étonne le plus c’est le nombre de voix dans un sens et dans l’autre. Pour ma part, en effet, je ne m’imaginais pas qu’une si faible majorité se prononcerait contre moi; j’estimais que l’écart serait plus fort. En fait, si je compte bien il eût suffi d’un déplacement de trente voix, pour que je fusse acquitté. Par suite je considère que j’ai bien été acquitté de l’accusation intentée par Mélétos. Non seulement je suis acquitté, mais de plus, il est clair pour tout le monde que si Anytos et Lycon n’étaient pas monté à la tribune pour m’accuser, Mélétos aurait été condamné à une amende de mille drachmes, faute d’avoir recueilli le cinquième des voix.
En tous cas, la peine à laquelle Mélétos propose de me condamner est la mort. Et bien, athéniens, quelle proposition vous ferais-je maintenant comme peine? Évidemment celle que je mérite. Mais laquelle? A quelle peine, à quelle amende ais-je mérité qu’on me condamne pour n’avoir pas su rester tranquille au cours de ma vie, et pour avoir négligé ce dont justement se soucient la plupart des gens, à savoir les affaires, l’administration de leur fortune, les charges politiques et, en général, les magistratures, les coalitions et les factions politiques qui agissent dans la cité, pour m’être jugé trop scrupuleux pour pouvoir survivre si je m’engageais sur cette voie? Aussi me suis-je engagé non pas sur cette voie où je n’aurais été d’aucune utilité ni pour vous ni pour moi, mais sur cette voie où, à chacun de vous en particulier, je rendrai service, le plus grand des services, à ce que je prétends, en essayant de convaincre chacun d’entre vous de ne pas se préoccuper de ses affaires personnelles avant de se préoccuper, pour lui-même, de la façon de devenir le meilleur et le plus sensé possible: de ne point se préoccuper des affaires de la cité, avant de se préoccuper de la cité elle-même; et de ne se préoccuper de tout le reste qu’en vertu du même principe. Et bien, quel traitement puis-je mériter pour avoir été pareil homme? Un bon traitement, Athéniens, si du moins la chose à fixer doit correspondre à ce que j’ai réellement fait; oui, en vérité, un bon traitement qui corresponde au genre d’homme que je suis. Mais quel traitement correspond à un homme pauvre, qui est votre bienfaiteur, et qui a besoin de loisirs pour vous adresser ses recommandations? Aucun traitement, athéniens, ne sied mieux à un tel homme que d’être nourri dans le Prytanée. Oui, cela lui siérait bien mieux qu’à tel d’entre vous qui a été vainqueur à Olympie avec un cheval de course ou avec un char attelé de deux ou de quatre chevaux. Cet homme là, en effet, vous donne des satisfactions illusoires, alors que moi je vous rends réellement heureux; et tandis que lui n’a pas besoin d’être nourri, moi j’ai besoin de l’être. Si donc c’est conformément à la justice que doit être fixé l’amende méritée, voila celle que je fixe: être nourri dans le Prytanée.
Mais, sans doute, penserez-vous que ce que je dis s’apparente à ce que je disais au sujet des larmes et des supplications, et que je continue à faire preuve d’arrogance. Ce n’est pas le cas athéniens, mais voici plutôt ce qui en est. Alors que je suis convaincu de n’être, de mon plein gré, coupable envers personne, je n’arrive pas à vous faire partager cette conviction. Nous avons peu de temps pour en discuter entre nous. Et bien, je pense en ce qui me concerne que, si chez vous, comme c’est le cas ailleurs, la loi voulait que soient consacrés à juger une affaire impliquant la peine de mort non pas un jour, mais plusieurs, je serais arrivé à vous convaincre. Mais, en fait, il n’est pas facile en si peu de temps de me laver de calomnies si graves. Comme je suis convaincu de n’avoir été injuste envers personne, je ne vais tout de même pas commettre une injustice envers moi-même, en admettant que je mérite qu’on m’inflige une peine et en me fixant à moi-même une telle peine. Qu’ais-je à craindre? De subir la peine que Mélétos réclame contre moi, et dont je viens de dire ne pas savoir si c’est un bien ou un mal? Me faut-il donc à la place choisir une chose dont je sais pertinemment être un mal pour me l’appliquer comme une peine? Sera-ce l’emprisonnement? Pourquoi devrais-je vivre en prison, esclave de ces magistrats qui sont perpétuellement institués pour s’en occuper, les Onze? Faut-il proposer plutôt une amende et la détention jusqu’à ce que je l’ai payée? Mais alors je répète ce que je disais tout à l’heure; je n’ai pas de quoi payer cette amende. Devrais-je plutôt m’appliquer comme peine l’exil? Peut-être, en effet, serait-ce la peine que vous m’appliqueriez? Il faudrait que j’ai un bien grand amour de la vie, athéniens, si j’étais irréfléchi au point de ne pouvoir réfléchir à ceci: vous, qui êtes mes concitoyens n’avez pu supporter les entretiens auxquels je vous soumettais et les propos que je vous tenais; ils ont fini par devenir un fardeau si lourd et si haïssable que maintenant vous cherchez à vous en débarrasser. Mais ces entretiens et ces propos seront-ils plus faciles à supporter pour d’autres? Tant s’en faut, athéniens. Ah quelle belle vie ce serait, pour un homme de mon âge, que de quitter sa cité pour aller de cité en cité, expulsé de toutes! Car partout où j’irai, je le sais fort bien, les jeunes gens viendraient comme ici m’entendre discuter. Et, si je les repoussais, ce sont eux qui prendraient l’initiative de me mettre dehors en persuadant les plus âgés de le faire. Si, au contraire, je ne les repoussais pas, ce sont leurs pères et leurs relations qui, pour les protéger, me mettraient dehors.
Mais peut-être y aura-t-il quelqu’un pour dire: « Tu ne pourrais donc pas, Socrate, une fois que tu nous auras débarrassés de ta présence, vivre en te tenant tranquille, sans discourir? » Ma réponse serait encore plus difficile à faire admettre à certains d’entre vous. Vous ne me croirez pas et penserez que je pratique l’ironie si, en effet, je vous réponds que ce serait là désobéir au dieu et que, pour cette raison, il m’est impossible de me tenir tranquille. Et si j’ajoute que, pour un homme, le bien le plus grand c’est de s’entretenir tous les jours de la vertu et de tout ce dont vous m’entendez discuter, lorsque je soumets les autres et moi-même à cet examen, et que je vais jusqu’à dire qu’une vie à laquelle cet examen ferait défaut ne mériterait pas d’être vécue, je vous convaincrai encore moins. Or, citoyens, il en va bien comme je le dis, mais il n’est pas facile de vous le faire admettre. Ce n’est pas tout: je n’ai pas l’habitude de réclamer pour moi un mal. Si, en effet, j’avais de l’argent, je me serais assigné pour peine une amende que je serais en mesure de payer, car cela ne me causerait aucun dommage. Mais, que voulez-vous, de l’argent je n’en ai pas. A moins que vous consentiez à mesurer l’amende à ce que je puis payer. Peut-être bien serais-je en mesure de vous payer la somme d’une mine d’argent. Voila le montant de l’amende que je fixe pour ma peine.
Attendez, citoyens athéniens, Platon que voici, Criton, Critobule et Apollodore me pressent de fixer l’amende à trente mines, dont ils garantissent le paiement. Tel est donc le montant de l’amende que je propose, et ces gens là vous garantissent que cette somme sera bien payée.
Après ce nouveau discours de Socrate et par un autre vote les juges décidèrent la mort à une majorité de 140 voix. Socrate pût alors reprendre la parole pour commenter ce verdict.
En tout cas, faute d’avoir attendu un tout petit peu de temps, citoyens athéniens, vous allez acquérir, auprès de ceux qui souhaitent jeter l’opprobre sur votre cité, la réputation et la responsabilité d’avoir décidé par votre vote la condamnation à mort de Socrate, un homme renommé pour son savoir! Car, bien sûr, même si ce n’est pas le cas, il prétendront que je possède un savoir, ceux qui souhaitent vous dénigrer. Si, pourtant, vous aviez attendu un peu de temps, vous auriez obtenu le même résultat sans avoir à en prendre l’initiative. Vous voyez bien mon age: ma vie est déjà avancée et je ne suis pas loin de la mort. Ce que je dis là ne s’adresse pas à vous tous, mais à ceux dont les votes m’ont condamné à mort. Voila ce que j’ai encore à dire à ces gens là. Sans doute pensez-vous, citoyens athéniens, que ce qui m’a perdu c’est mon incapacité à tenir les discours qui vous auraient convaincus, si j’avais cru qu’il fallait tout faire et tout dire pour échapper à cette sentence? Eh bien, il s’en faut de beaucoup. Non, ce qui m’a perdu ce n’est certainement pas mon incapacité à prononcer des discours, mais bien mon incapacité à faire montre d’audace et d’effronterie et à prononcer le genre de discours qui vous plaisent au plus haut point, et pleurant, en gémissant, en faisant et en disant beaucoup d’autres choses que j’estime être indignes de moi, en un mot le genre de choses que vous êtes habitués à entendre de la bouche des autres accusés. Non, je n’ai pas cru, tout à l’heure, devoir rien faire qui soit indigne d’un homme libre pour échapper au danger, et je ne me repends pas non plus à cette heure de m’être défendu comme je l’ai fait.
Je l’affirme, je préfère mourir après une telle défense que de vivre à pareil prix. Car, pas plus au tribunal qu’à la guerre, personne, qu’il s’agisse de moi ou d’un autre, ne doit chercher par tous les moyens à se soustraire à la mort. Souvent au combat, il est évident en effet que l’on échapperait à la mort en jetant ses armes et en demandant grâce à ceux qui vous poursuivent. Dans chaque situation périlleuse il y a bien des façons d’échapper à la mort, si l’on ose faire et dire n’importe quoi. Mais attention, citoyens, il est moins difficile d’échapper à la mort qu’à la méchanceté. La méchanceté, en effet, court plus vite que la mort. Aussi maintenant, lent et vieux comme je suis, ai-je été rattrapé par le plus lent des maux, tandis que mes accusateurs, qui sont vigoureux et agiles, l’ont été par le plus rapide, la méchanceté. Ainsi, tout à l’heure, allons nous nous séparer, moi qui serai condamné à mort par vous, et eux qui auront été reconnus par la vérité coupables de méchanceté et d’injustice. Je m’en tiens à la peine qui a été fixée pour moi, et eux doivent s’en tenir à la peine qui a été fixée pour eux. Sans doute fallait-il qu’il en soit ainsi, et j’estime que les choses sont ce qu’elles doivent être.
Cela étant, j’ai bien envie de faire une prédiction vous concernant. J’en suis, en effet, à cette heure de la vie où les êtres humains sont les plus aptes à faire des prophéties, au moment où ils vont mourir. Je vous prédis en effet, citoyens, vous qui m’avez condamné à mort, que vous aurez à subir, tout de suite après ma mort, un châtiment beaucoup plus pénible, par Zeus, que celui auquel vous m’avez condamné en me condamnant à mort. En agissant ainsi aujourd’hui, vous avez cru en effet vous libérer de la tâche de justifier votre façon de vivre; or, c’est tout le contraire qui va vous arriver, je vous le prédis. Il augmentera le nombre de ceux qui vous demanderons de vous justifier, et que je m’employais à retenir sans que vous vous en rendiez compte. Et ils seront d’autant plus agressifs qu’ils seront plus jeunes, et ils vous irriterons d’avantage. Car si vous vous imaginez que c’est en mettant des gens à mort que vous empêcherez qu’on vous reproche de ne pas vivre droitement, vous faites un mauvais calcul. En effet, cette manière de se débarrasser du problème n’est ni particulièrement efficace ni particulièrement honorable. En revanche la façon la plus élégante et la plus pratique consiste non pas à supprimer les autres, mais à prendre les moyens qui s’imposent pour devenir soi-même le meilleur possible. Voila ce que j’avais à prédire à ceux de vous qui m’ont condamné par leur vote; cela fait, je prends congé d’eux.
Quant à vous qui, par votre vote, m’avez acquitté, j’aurais plaisir à m’entretenir avec vous sur ce qui vient de se passer pendant que les magistrats sont occupés et en attendant qu’on m’amène là où je dois mourir. Eh bien, citoyens, restez avec moi pendant ce court laps de temps. Rien ne nous empêche de bavarder entre nous aussi longtemps que cela sera possible. Je souhaite, en effet, comme à des amis, vous faire voir comment j’interprète désormais ce qui vient de se passer. Oui, juges, et en vous appelant « juges » j’utilise la formule juste, il m’est arrivé quelque chose d’étonnant. En effet, alors que la voix divinatoire qui m’est familière, celle que m’envoie la divinité, ne cessait de se manifester jusqu’à ce jour pour m’empêcher, même dans les affaires de peu d’importance, de faire ce que je ne devais pas faire, aujourd’hui, comme vous pouvez le constater vous-mêmes, il m’est arrivé ce que l’on pourrait considérer compte le plus grand des malheurs, et qui passe pour tel. Et, pourtant, le signe divin ne m’a retenu ni ce matin alors que je sortais de chez moi, ni au moment où ici, devant le tribunal, je montais à la tribune ni pendant mon plaidoyer pour m’empêcher de dire quoi que ce soit. Bien souvent, en d’autres circonstances, il m’a fait taire au beau milieu de mes propos. Aujourd’hui,, au contraire, au cours de l’affaire, il ne m’a jamais empêché de faire ou de dire quoi que ce soit. Quelle raison dois-je avancer pour expliquer la chose? Je vais vous le dire. C’est que ce qui m’arrive a des chances d’être un bien pour moi, et que tous, tant que nous sommes, nous nous trompons quand nous nous imaginons que mourir est un mal. Ceci en est pour moi une preuve décisive,: il n’eût pas été possible, en effet, que le signe qui m’est familier ne se fût point opposé à moi, si ce que j’allais faire n’eût pas été une bonne chose.
Mais considérons que les raisons sont nombreuses d’espérer que la mort soit un bien, en présentant les choses d’une autre façon. En ce qui concerne la mort, de deux choses l’une, en effet. Ou bien en effectivement celui qui est mort n’est plus rien et ne peut avoir aucune conscience de rien ou bien, comme on le raconte, c’est un changement et, pour l’âme, un changement de domicile qui fait qu’elle passe d’un lieu à un autre. Supposons que toute conscience disparaisse, et que la mort s’apparente à un sommeil durant lequel le dormeur ne voit plus rien, même en songe, quel étonnant profit ne serai-ce pas que la mort! En effet si, par hypothèse, on avait à choisir entre cette nuit durant laquelle on a dormi assez profondément pour ne rien voir, même en songe, et les autres nuits et les autres jours de sa propre vie, et si, en les mettant en regard avec cette nuit là, il fallait faire un choix et dire combien dans sa vie on a eu de jours et de nuits meilleurs et plus agréables que cette nuit là, tout être humain, qu’il s’agisse d’un simple particulier ou même du grand roi en personne, n’éprouverait, je le suppose, aucune difficulté à les compter, eût regard aux autres jours et aux autres nuits. Si donc, dis-je, la mort est un sommeil de ce genre, il s’agit de quelque chose de profitable à mes yeux en tous cas, puisque, à ce compte, la totalité du temps se réduit à une seule nuit. Supposons, en revanche, que la mort soit un voyage qui vous mène de ce lieu à un autre, et si ce qu’on raconte est vrai, à savoir que justement là-bas habitent tous ceux qui sont morts, que pourrions nous imaginer qui nous advienne de meilleur, je vous le demande juges? En effet, si, en arrivant chez Hadès, on se trouve débarrassé de ces gens qui prétendent être des juges, et notamment ceux qui, dit-on, rendent là-bas la justice, Minos, Rhadamante et Eaque, Triptolème aussi, et tous ceux qui, parmi les demi-dieux, ont été des justes durant leur existence sur terre, pensez-vous que le voyage n’en vaudrait pas la peine? Et encore, la compagnie d’Orphée, de Musée, d’Hésiode et d’Homère, que ne donneriez-vous pas pour en jouir? Pour ma part, je veux bien mourir mille fois, si c’est la vérité. Dans quelles merveilleuses conversations je me lancerai, personnellement, lorsque je rencontrerai Palamède, Ajax, le fils de Télamon, et tel ou tel héros du temps passé qui est mort par suite d’un jugement injuste; comparer mon sort au leur ne me serait pas désagréable, je crois. Et tout naturellement le plus intéressant, c’est que je pourrai, en conversant avec eux, soumettre les gens de là-bas à l’examen et à l’enquête auxquels je soumets les gens d’ici bas, pour découvrir qui d’entre eux sait quelque chose et qui ne sait rien en s’imaginant savoir quelque chose. Que ne donnerait-on pas, juges, pour soumettre à ct examen celui qui a conduit devant Troie cette grande armée, Ulysse ou Sisyphe, et tant d’autres hommes et de femmes que l’on pourrait nommer? Discuter avec ceux de là-bas, vivre en leur société, les soumettre à examen, ne serait-ce pas le comble du bonheur? D’autant plus que, de toute façon, là-bas on ne risque pas la mort pour cela! En effet, l’une des raisons qui font que les gens de là-bas sont plus heureux que ceux d’ici, c’est que désormais, pour le temps qui leur reste, ils ne peuvent connaître la mort, si du moins ce qu’on raconte est vrai.
Mis, vous aussi, juges, il vous faut être pleins de confiance devant la mort, et bien vous mettre dans l’esprit une seule vérité à l’exclusion de toute autre, à savoir qu’aucun mal ne peut toucher un homme de bien ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne se désintéressent pas de son sort. Le sort qui est le mien aujourd’hui n’est pas non plus le fait du hasard; au contraire je tiens pour évident qu’il valait mieux pour moi mourir maintenant et être libéré de tout souci. Voilà pourquoi le signal ne m’a à aucun moment, retenu, et de là vient que, pour ma part, je n’en veux absolument pas ni à ceux qui m’ont condamné par leur vote ni à mes accusateurs. Il est vrai qu’ils avaient un autre dessein quand ils m’ont accusé et qu’ils m’ont condamner: ils s’imaginaient bien me causer du tort. En cela ils méritent d’être blâmés. Pourtant, je ne leur demande que la chose suivante. Quand mes fils seront grands, punissez-les, citoyens, en les tourmentant comme je vous tourmentais, pour peu qu’ils vous paraissent se soucier d’argent ou de n’importe quoi d’autre plutôt que de la vertu. Et s’ils croient être quelque chose alors qu’ils ne sont rien, adressez leur le reproche que je vous adressais: ne pas se soucier de ce dont il faut se soucier et se croire quelque chose, alors que l’on ne vaut rien. Si vous faites cela, vous ferez preuve de justice envers moi comme envers mes fils.
Mais voici déjà l’heure de partir, moi pour mourir et vous pour vivre. De mon sort ou du votre quel est le meilleur? La réponse reste incertaine pour tout le monde sauf pour la divinité.«
Platon a donc, âgé d’environ 27 ans, assisté au procès avec d’autres disciples de Socrate et s’était associé à eus pour garantir l’amende proposée. La date de la rédaction de n’est pas connu précisément mais il est probable qu’elle eu lieu assez rapidement. L’absence de polémique connu à propos de ce texte amène à penser que son contenu est assez fidèle aux paroles effectivement prononcées par Socrate. Par contre la question de sa culpabilité comme corrupteur de la jeunesse et des idéaux de la cité se prolongea largement au-delà de sa mort et de son exécution. Entre les années 393/387 le sophiste Polycrate publia un violent réquisitoire politique contre Socrate, pamphlet auquel Xénophon, disciple de Socrate, répondit dans ses « Mémorables ». On peut considérer d’ailleurs certains des dialogues de Platon où il met en scène le personnage de Socrate comme des pièces de cette polémique. Socrate devint ainsi un personnage semi-légendaire dans l’histoire occidentale de la philosophie. Montaigne, Diderot, Hegel, Kierkegaard le citent et s’y réfèrent et jusqu’à Maurice Merleau-Ponty qui, dans son « Éloge de la philosophie » écrit: « L’ironie de Socrate n’est pas de dire moins pour frapper davantage en montrant de la force d’âme ou en laissant supposer quelque savoir ésotérique. « Chaque fois que je convaincs d’ignorance, dit mélancoliquement(?) l' »Apologie », les assistants s’imaginent que je sais tout ce qu’ils ignorent. » Il n’en sait pas plus qu’eux, il sait seulement qu’il n’y a pas de savoir absolu et que c’est par cette lacune que nous sommes ouverts à la vérité. » Sans bien sûr oublier Nietzsche qui, dans le cadre de sa mise en cause de la philosophie occidentale, lui accorde une place essentielle et fondatrice de cette même philosophie.
Henri Joly
» LE RENVERSEMENT PLATONICIEN. LOGOS, EPISTEME, POLIS. »
Chapitre III – L’archaïsme du connaître et le puritanisme : 2 – Le deuil et la mort
( … )
La mélétè thanatou – ( … ) Mais Platon, ici non plus, ne revient pas au passé pour l’amour du passé. S’il reprend certaines significations archaïques, c’est afin de rejeter dans le non-sens une actualité fourvoyée, selon lui, dans l’irreligiosité, l’athéisme et le matérialisme et de jeter pour un avenir sans équivoque les bases de nouvelles significations anthropologiques et théologiques.
Faisant système avec les manifestations luxueuses et somptuaires, qui, progressiviement, recouvrent le culte des morts, une sorte de « matérialisme » diffu s’est en effet répandu au point d’emporter en profondeur la conviction de la masse des gens. Sans doute le « matérialisme » théorique, dont Platon dit, dans un contexte méthodologique, qu’il repose sur « l’identification de l’ousia et du sôma« , demeure, au même titre que l’athéisme, le privilège ou l’apanage d’une élite intellectuelle et cultivée. Ce matérialisme anthropologique est défendu, à titre de doctrine théorique, par Simmias et par Cébès, dont il ne faut pas négliger la part dans l’économie du Phédon; il consiste, avec des nuances, à identifier la psyché au soma et prépare, au moins physiquement, la conception vitaliste de l’âme telle qu’elle se développera, pour elle-même et scientifiquement dans l’hylèmorphisme aristotélicien. Mais, en marge de ce matérialisme théorique, le Phédon donne aussi à déchiffrer toute une idéologie de la « destruction » et de la « dissipation » de l’âme au moment de la séparation du corps. Cette idéologie commande tout un jeu d’opinions sur la mort, opinions répandues « dans la foule » et « chez les hommes » pour ne pas dire « chez tous ». La formule la plus marquante de ce matérialisme, d’ailleurs tourné en dérision interrogative par Socrate, est peut-être celle-ci: « … dès qu’elle est séparée du corps, elle sera dispersée te détruite, à ce que soutiennent la plupart des hommes? ».
La conviction générale est que la mort est un mal redoutable, dans la mesure où l’âme est aussi destructible que le corps. Ces opinions et ces théories matérialistes, Socrate les critique, opposant terme à terme dans son argumentation « l’indestructibilité » de l’âme à sa « destructibilité » prétendue et la « confiance » du philosophe à la « crainte » sans fondement de la foule. Mais pour argumenter dans ce nouveau sens, il importait de revenir sur les présupposés matérialistes plus ou moins conscients et sur l’identification sommaire de l’âme et du corps; il s’agissait pour établir ce nouveau sens, de reprendre, en les transformant et en les rationalisant, les significations anciennes du corpus désigné comme orphico-pythagoricien, mais aussi celles du vieux fonds shamanistique sur lequel une part importante de l’étrange personnalité socratique se trouvait construite. Qu’il s’agisse du Phédon, où l’antique logos sur la vie et la mort côtoie une anthropologie et une gnoséologie sans précédent, ou du Banquet, où les traits de la personnalité socratique les plus archaïques s’inscrivent dans le projet d’une dialectique inédite, c’est toujours un même schème d’ancienneté et de nouveauté qui fait, ici encore la difficulté et l’originalité de la théorie platonicienne de la connaissance.
3 – La pureté de la connaissance
Ce que symbolisent et préparent la confiance du philosophe et ce sens de la mort reconnaissable dans la mélétè thanatou, c’est le sens de la connaissance et de la science. Ainsi se déchiffre le deuxième moment de la « transposition » platonicienne, celui qui va permettre de passser d’une foi philosophique épurée à la vocation de connaissance qui s’ouvre devant elle. Par là se découvre l’intellectualisation dont la purification va faire l’objet, la connaissance constituant tout à la fois le moyen et l’enjeu de cette purification.
Mais, de façon complexe, les significations nouvelles sont enchevêtrées aux sens anciens qu’elles ont pour mission d’abolir ou avec lesquelles elles établissent une rupture. De même que le sens platonicien de la mort s’appuie sur le culte des défunts, dont il retient l’archaïque message de la survie, mais s’en sépare nen rejetant les pratiques funéraires, désormais désacralisées, de même la fonction gnoséologique de la purification repose tout à la fois sur une anthropologie archaïque, celle du dédoublement shamanistique de la personnnalité, dont elle recueille d’étranges débri, mais aussi contribue à l’apparition d’un nouveau type d’homme, si lon veut, « l’homme théorique », lui-même contemporain d’une connaissance et d’une épistémologie nouvelles orientées vers une redéfinition mathématisée de la pureté.
Purification et connaissance – On a cru pouvir dire que le passage d’une pureté physique à une pureté morale est un passage « naturel ». Outre qu’il suppose de profonds bouleversements culturels, il conviendrait de s’interroger aussi sur la mutation non moins importante d’une pureté dite morale à une pureté proprement intellectuelle, ainsi que sur les conditions de cette apparition. Car s’il est bien vrai que les purifiés, ce sont les initiés, il est non moins vrai qu’avec Platon, le sens de l’initiation cesse d’être exclusivement religieux et se « transforme », sans quoi le procédé même de la « transposition » platonicienne perdrait son sens. En effet, Platon prend soin de dénoncefr toutes les pratiques puremenbt extérieures et magiques qui, par un véritable trafic des purifications, aboutissent à une déformation de la religion et à sa dégradation dans la superstition et la sorcellerie. D’autre part, il suggère, au travers des antiques formules religieuses qu’il recueille, des contenus différents, annonciateurs d’une ouverture philosophique nouvelle et d’une « nouvelle épistémologie ».
C’est ainsi que la formule initiatique célèbre: « Nombreux sont les porteurs de rameaux, rares les bachants », signifie, dans son langage antique, que les appelés sont plus nombreux que les élus, cette formule, Platon l’interprète philosophiquement, à peine l’a-t-il transcrite en sa formulation liturgique. « A mon avis, dit Socrate, ceux-ci ne sont autres que les philosophes au sens rigoureux ». Par une mutation du sens, Platon fait donc dire à une ancienne formule un sens inédit: les bachants, si on déchiffre le sens des formuls, ce sont les philosophes. Or l’interprétation n’est possible que si la notion de purification s’est elle-même intellectualisée, conformément à la définition selon laquelle « la réflexion à toutes chances d’être un moyen de se purifier ». Ce sens est attesté par la série des définitions, toutes identifiantes, de la mort, de la philosophie et de la connaissance: « la mort n’est rien d’autre que la séparation de l’âme à part du corps », « le philosophe est celui qui, le plus possible, détache l’âme du corps » et connaître c’est avoir une connaissance pure, si la formule est vraie « qu’il est impossible d’avoir par l’intermédiaire du corps aucune connaissance pure ». Or » la purification est l’acte de séparer au maximum l’art et le corps; il en résulte un puritanisme de la connaissance sans précédent, qui ambrasse dans une même définition le mourir, le philosopher et le penser. Ce que vient confirmer le « pari socratique ».
Le pari socratique – On sait maintenant que l’expression du Phédon, souvent célébrée (Phéd. 114d) ne doit pas se traduire ni s’interpréter comme s’il s’agissait d’un « beau rique », mais qu’elle doit être réinterprétée sur nouveaux frais. Après réévaluation de l’adjectif kalos, et par rapprochement avec d’autres expressions du même type, l’expression signifie : « car le risque vaut d’être couru ». Or cette réinterprétation, sur les aboutissements de laquelle il conviendrait peut-être de faire quelques réserves, est intéressante pour notre propos; elle pourrait même en recevoir un supplément de justification pour peu qu’on examine quelques structures internes qui s’articulent, dans le Phédon, sur le langage de la valeur et de l’échange et, par là même, commandent déjà tout l’enjeu de ce risque, c’est à dire la réflexion et la connaissance.
En effet, bien avant de tirer la conclusion que le risque doit être couru, le philosophe a fixé le prix des choses, en des termes qui évoquent tous l’estimation et l’appréciation. Faut-il, par exemple, « donner son temps et sa peine », ou, pour employer une autre formule de traduction, « prendre au sérieux ce que l’on appelle les plaisirs du manger et du boire? ». Doit-on « donner de la valeur », « apprécier » ou au contraire « déprécier » ce qui concerne le corps, ne pas y voir « l’affaire de sa vie »?. Et ce malgré l’opinion répandue, selon laquelle, pour celui qui se prive de ces plaisirs, « la vie ne vaut pas la peine d’être vécue ». Toutes ces expressions s’indiquent dans le langage de la valeur, timè, telle qu’à l’époque classique elle se fixe sur l’idée spécialisée mais banalisée du « précieux ». C’est en outre par l’étagements des plaisirs relatifs aux biens, au corps et aux âmes toute une hiérarchie trifonctionnelle qui se trouve ici restituée. C’est elle qui supporte la hiérarchie des différents types d’hommes qui, du philochrèmatos au philosômatos et du philotimos au philosophos, permet de dire que l’homme ne vaut que par la « valeur » qu’il choisit. Car ce qui fait la valeur du philosophe, c’est la valeur de la connaissance et du savoir. C’est ce que confirme le langage de l’échange qui, par une association textuelle serrée, relaye et renforce celui de la valeur. Pour distinguer entre deux types d’existences et de vertus, Platon oppose deux types d’échanges. Tandis que plaisirs et peines sont traités « comme des monnaies » la « phronésis » est la « monnaie vraie ». Et tandis qu’entre les premières se fait un échange horizontal, qui opère du même au même et sans grand gain, entre celles-ci et la phronésis, c’est un échange vertical qui a lieu, le seul qui puisse faire que l’homme gagne au change pusqu’il y gagne la pensée: « Peut-être bien n’existe-t-il qu’une monnaie, en échange de laquelle toutes ces choses doivent être échangées, à savoir la pensée » (Phédon 69a). C’est enfin la métaphore du prix, un prix qui lui aussi en vaut la peine, qui viendra couronner l’enjeu et ce sont, bien avant les analyses du Philèbe consacrés aux plaisirs purs, « les plaisirs relatifs à la connaissance » qui donneront au risque son sérieux et son sens. Mais avant de se définir dans leur relation à des sciences elles-mêmes épurées, les sciences mathématiques, ainsi qu’à l’épistémologie naissante de la pureté conceptuelle, ces plaisirs du savoir et cette passion de la connaissance sont attachés à un type d’homme très ancien sur lequel Platon jette parfois le regard.
Rétrospective sur le shamanisme – Que Socrate ait été le dernier shaman et le promier philosophe fait aujourd’hui partie des vérités anthropologquemnt admises. Mais cette vérité, qui jette une lumière étrange sur l’apparition même de la philosophie, n’est pas claire pour autant, ni pour la philosophie ni pour l’épistémologie. C’est pourtant cette vérité archaïque qu’il fut donné à Platon de méditer et de recueillir, non pas seulement par référence indirete à la sagesse pythagoricienne et à la configuration ancienne du Theiôs anèr, mais au spectacle insolite et concret de quelques conduites socratiques. Or ce sont ces pratiques de retraite et d’absence, ce dédoublement de soi et de méditation intérieure qui, par les techniques du corps qu’elles mettent en oeuvre, permettent de déchiffrer les conduites de purification sur le registre psycho-somatique de la concentration et de la séparation du soi avant de les interpréter comme attitudes mentales.
Un certain type d’homme, tout à la fois voyant, guerisseur et migrateur, en quoi consiste le shaman a, de façon très archaïque, permis de définir toute une aire culturelle qui, depuis le Nord de la Sibérie, s’étend à la Grèce et « introduit dans la culture européenne une nouvelle interprétation de l’existence humaine, l’interprétation qu’on appelle puritaine » (E.R. Doods « Les Grecs et l’irrationnel« ). Ce puritanisme réside essentiellement dans la séparation de l’âme et du corps et dans l’attribution à l’homme d’un « soi occulte d’origine divine »(Ibid.). Encore faut-il remarquer que ces croyances ne sauraient être mises au compte d’une « philosophie » de l’homme mais qu’elles reposent bien plutôt sur des pratiques comme celle de la « retraite » et du « jeûne », du « dédoublement » de la personnalité et de la « dissociation mentale »(Ibid.). Ces exercices, à quoi se reconnaissent les traits shamanistiques, débouchant sur toute une idéologie dualistique qui, par référence aux étranges pouvoirs de la « bilocation » et de l' »excursion psychique », de la « transmigration » et de la « remémoration »(Ibid.), déploie sur l’univers mental les catégories archaïques de l’occulte et du manifeste, de l’invisible et du visible, de l’absence et de la présence et opère, par la séparation du « psychique » et du « somatique », le dédoublement anthropologique dont la figure de l’homme antique est issue.
Où est Socrate? – Or, C’est à cette culture que, dès le VII° siècle, la Grèce puise et emprunte avec d’autant plus de facilité que, l’expérience shamanistique étant une expérience individuelle, elle s’accordait avec l’individualisme croissant de l’époque et surtout faisait système avec les structures de langue et de pensée introduites par les cultes à mystères, les rituels d’initiation et le souci croissant du « salut » personnel.
Pythagore, Empédocle et pour finir Socrate sont les étranges produits de cette acclimatation du shamanisme en Grèce. Ce qui définit Socrate en effet, c’est d’abord un certain type de conduite, une certaine manière de faire, pragma et ses accusateurs ont beau jeu de lui faire remarquer: « tu n’aurais pas tant de réputation », « on ne parlerait pas tant de toi » « si tu ne te comportait pas autrement que tout le monde » « si tu ne faisais rien d’exceptionnel par rapport aux autres »(« Apologie de Socrate« ). Ce caractère exceptionnel explique les retraites socratiques, le fait que, dans le Banquet, par exemple, « s’étant retiré à part lui », « il se tient imobile » et « refuse d’avancer. Cette conduite d' »isolement » et d' »immobilisation », dont Aristodème dit qu’elle est chez lui une « habitude »(Ibid.) suscite l’étonnement, thauma, l’étrangeté, atopia et aussi le respect. Mais la question la plus profonde concernant cette étrange faculté socratique de s’absenter et de s’isoler, c’est la question: « où est Socrate? »(« Me retournant je ne vois nulle part Socrate qui pourtant me suivait »Ibid.) que se pose Aristodème.? Or cette faculté en appelle une autre, qui apporte aussi la réponse à la question: c’est la faculté de rentrer en soi et « d’appliquer son esprit à soi-même »; bref cet étrange pouvoir d’autoscopie socratique, lié au dédoublement de soi, permet de relier entre eux cet épisode du Banquet et l’exploit de Potidée qui s’y trouve aussi raconté et qui n’est autre que le récit d’une transe, provoquant chez les spectateurs le même thauma. Même immobilité, même fixité, même concentration mentale chez Socrate; et, si nous relions entre elles ces différentes notations psycho-somatiques étranges, mêmes attitudes et posturations de la recherche, de la réflexion et de l’examen intérieur, comme si l’attitude mentale était d’abord inséparable d’une conduite du corps.
Concentration de soi et contrôle du souffle – C’est à des techniques fort connues de contrôle du souffle que se trouve archaïquement associé l’exercice de a mémoire et, chez Platon, celui de la réflexion, qui convergent étrangement dans la mélétè thanatou et c’est ici que le procédé de la transposition prend tout son sens, en métaphorisant à partie d’un sens concret un sens figuré. Dans un cas, et par un contrôle du « diaphragme », assez analogue à la « discipline respiratoire » du type yoga, il s’agit d’obtenir, par la mort du corps et grâce à une sorte de sommeil « cataleptique », la migration de l’âme, d’où résultera « la connaissance du passé ». Dans l’autre cas, il s’agit d’exprimer « métaphoriquement », c’est à dire en déplaçant de leur sens primitif et de leur forme « sauvage » les termes signifiant ce contrôle et cette discipline pour leur faire signifier la « recollection », le « rassemblement » et la « concentration » de l’âme sur elle-même, tous processus mentaux nécessaires à l’activité de la phronésis.(voir: Jean-Pierre Vernant « Mythe et Pensée chez les Grecs », Louis Gernet « Anthropologie de la Grèce antique » et Louis Vernant « La notion de Daïmon dans le Pythagorisme ancien »). Ainsi s’achèverait la longue préhistoire de la « métaphysique » qui, de significations en significations, et par le jeu des métaphores et des déplacements, fait de la purification une technique de la pensée. . Mais cette « transposition philosophique » et cette préhistoire, « dont le point d’aboutissement est le Phédon de Platon, sont incompréhensibles en retour sans la nouvelle épistémologie de la pureté qui les fait « aboutir ». Il est remarquable que la définition théorique de la mort comme … est, chez Platon, en continuité avec les pratiques shamanistiques du dédoublement de soi et de la migration mentale visant à la mobilité de l’âme par la mort du corps (note 138), « Il faut bien avouer que nous avons marqué des antécédents plutôt qu’un passage », écrit lui-même Louis Gernet, reconnaissant que cette longue et ancienne histoire, autrement dit cette archéologie du philosophique, rend bien compte du transposé mais non de la transposition.(note 140).
Nous n’avons pas reproduit les nombreuses notes qui renvoient au texte de Platon et à la langue grecque. On pourra les retrouvé dans l’ouvrage magistral de Henri Joly publié en 1974 aux éditions Vrin. Une recension par Jacques Follon est parue en 1976 dans le tome 23 de la Revue Philosophique de Louvain. Nous reproduisons ci-après le début d’une conférence prononcée par Henri Joly en 1983 dans le cadre d’un congrès organisé par l’International Démocrtéan Foundation:
Sur quelques significations « ontologiques » et « épistémologiques » de l’eidôlon démocritéen.
Ce premier Congrès international en l’honneur de Démocrite nous invite – remarque préliminaire – à un triple déplacement. Nous voici donc à Abdère, ou peut s’en faut; à l’écoute de l’un des présocratiques, ou supposés tels; donc aussi aussi loin d’Athènes et de l’idéalisme platonicien.
Qu’il soit permis, pour commencer, de reformuler la prière démocritéenne, celle de ne rencontrer que des « idoles heureuse » ou, si l’on veut, des « fantômes de bonheur ». Il nous apparaît alors qu’il exista une philosophie thrace, que Démocrite était un authentique savant et qu’il avait écrit une oeuvre immense. On verrait aussi, comme en un songe, qu’il philosophait authentiquement, mais autrement que socratiquemenbt, quoique pourtant à l’époque même de Socrate et l’on entreverrait peut-être enfin que le matérialisme n’était pas le seul trait de sa sophia ni le plus pertinent. Mais en dépit de cette prière, voici que des « fantôùes malfaisants », surgissent aussitôt: destruction irréparable de l’oeuvre, philosophie en éclats,, ce que l’on appelle des « fragments »et, à l’origine de ce désastre, où Nietzsche (« La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque« )discernait déjà un « fatum libellorum », l’ombre portée de Platon. On sait en effet que les vicissitudes et les injures qui entourèrent la transmission de ces textes ont réalisé, à très peu près, le rêve platonicien de destruction des écrits de Démocrite et qu’au lieu et place d’un opus, « scientifiquement » édifié, nous ne disposons que d’un corpus, disparate et « philologiquement » rassemblé.
Qu’il soit également permis de rapporter, avec Diogène Laërce, citant Antisthène, que Démocrite « passait quelquefois sa vie dans la solitude des tombeaux », pour « soumettre à des épreuves variées ses représentations « (Vies, Doctrines et sentences des philosophes illustres »). D’où l’on pourrait conjecturer ou imaginer que ce genre de mise à l’épreuve produisit chez Démocrite l’extraordinaire mutation de sens qui devait le conduire des « fantômes » de la superstition archaïque et populaire à ces « simulacres » des choses, doubles en quelque sorte miniaturisés des atomes, qui occupent dans son « système » de la nature et du langage – sa « physiologie » – une place centrale. C’est à ressaisir archéologiquement, dans le champ disparate et fragmenté du corpus démocritéen, l’émergence d’une nouvelle idole et à marquer la prodigieuse « resémantisation » dont celle-ci fait l’objet que cette communication eût souhaité s’exercer. Les difficultés ne manquaient pas. Répertorier d’abord les différentes valeurs d’emploi, fantôme, fiction, simulacre, de l’eidôlon, afin d’en ébaucher la diachronie et de mieux faire apparaître le sens inédit glissé par Démocrite sous ce vieux signe. Inventorier aussi toute la polyphonie des interprétations, fantômatique ou spectrale, esthésique voire esthétique, cinématique enfin, qui ont été tour à tour proposé de l’eidôlon. Tenter également de reconstituer, non sans risque de conjecture, la systématique implicite d’une doctrine qui n’a pourtant livré ni ses textes ni son système, mais rechercher aussi, sous les discussions et les critiques qui de la part des commentateurs et des doxographes anciens, n’ont pas manqué ce que celles-ci peuvent recéler de vérité analytique. Faute d’espace et de temps, cette communication s’est contentée d’exposer quelques résultats d’une recherche en cours, c’est à dire de suivre le parcours de l’eidôlon et d’en interroger, à même la langue, les différents « états » sémantiques, bref d’en recueillir, par « effluve », « effigie » et « reflets », les éclats de sens les plus marquants. Prolongeant ainsi, sur le terrain démocritéen, certaines études consacrées au simulacre épicurien( A. Virieux-Reymond « Quelques problèmes posés par la théorie des simulacre »; E. Moutsopoulos « Le « clinamen », source d’erreur »), cette lecture du fonctionnement ontologique ou plus exactement « physique » de l’eidôlon devrait permettre d’en déchiffrer aussi la fonction épistémologique ou, à plus proprement parler, « physiologique »: expliquer grâce à la propagation des idoles, c’est-à-dire par ce déplacement tout à fait original d’une matière fine qui conserve les formes, le « shématisme », voire le « formalisme » en quoi consiste le mécanisme démocritéen de la connaissance.
Plusieurs phases paraissent marquer ce fonctionnement, auxquelles correspondent autant d' »états » et de « figures » du simulacre. Dans unn premier état, le simulacre est une « effluve » arrachée constamment à la couche supérieure des corps atomiques, mais par quelles « causes »? Par figures et mouvements, comme dans la physique classique, ou plutôt par figures en mouvement, et selon une géométrie variable? La question se trouve posée, qu’une syhthèse originale de figure et de mouvement, indiquée par le « rutmos » démocritéen, permettra peut-être de résoudre. Un deuxième état du simulacre, qui correspond à sa phase de propagation à travers l’espace aérien, le constitue curieusement en « réplique » des formes atomiques en mouvement dont il assure la conservation, ou « type », sorte d' »empreinte » imprimée dans l’air, qui rend possible la transmission des formes, enfin un « reflet » qui assure la réception, en terme de réflexion et d’apparence, par les atomes psychiques des formes ainsi propagées continuement. Par là se trouvera posée et résolue comme information atomique la question de la sensation, non sans problèmes ni paradoxes. Enfin, une dernière phase, qui ne fait pas partie en apparence du processus et où les simulacres semblent n’avoir pas de part, correspond au moment curieusement combiné de la convention (nomos), et de la qualité (poïotès), plus exactement des qualités. Mais cette phase qui paraît extérieure au processus, si l’on en fait l’analyse, y reconduit et en livre la synthèse, pour peu que l’on restitue sous le jeu des qualités nominales, jeu de langage, les quantités phénoménales qui, dans la réalité et la vérité des choses, les causent et les expliquent. Mais c’est à condition, nouveau problème, que le langage conventionnel ne soit pas tout le langage et qu’un autre langage, physiologie et sophologie puisse être tenu. La théorie atomique n’est autre que ce nouveau système de parler et de penser où s’entrecroisent, peut-être sans explication possible, le langage de la nature et le langage du savoir. ( … )
Le texte de la conférence de Monsieur Joly a été publié dans les actes du Congrès international sur Démocrite qui s’est tenu du 6 au 9 octobre 1983 à Xanthi.
François Jullien
« LE DÉTOUR DE LA PAROLE OU CONFUCIUS FACE A SOCRATE » (revue « Critique » n°44 – extraits)
I. Dans un paragraphe des Entretiens (IX,10), le disciple préféré du Maître présente ainsi son enseignement: Yan Hui dit en soupirant:
« Plus je lève les yeux et plus c’est haut, plus je creuse et plus c’est dur; je [le] vois devant moi et soudain c’est derrière.
Le Maître, d’une façon progressive, réussit à conduire les hommes: il m’élargit par les lettres et me retient par les rites. Je voudrais abandonner mais je ne peux pas; et, quand je suis à bout de ressources, c’est comme si cela se dressait devant moi: je désire alors aller à sa suite mais je ne sais pas par où ».
On a surtout retenu de ce passage le caractère désemparé du disciple: quelque chose dans l’enseignement du maître, ne cesse de lui échapper, même s’il voit bien que « cela » même, au fond n’a rien d’abscons (car, d’une certaine manière, cela « se dresse devant lui »); et cette quête dont il ne saurait se dégager, quelque envie qu’il en ait, maintient le disciple en suspens. Ménon, de même, avoue son embarras face à Socrate: en sa présence, il perd contenance et se sent « engourdi ». L’un et l’autre se trouvent démunis sous l’incitation du maître. Car Socrate aussi ne cesse d’aiguillonner par son entretien, tel un « taon » attaché à la ville, l’âme de ses concitoyens (Ménon, 80; Apologie,30e).
Confucius, Socrate chinois? Ce rapprochement est ancien dans la sinologie. L’un et l’autre, en effet, appartiennent au dernier âge de l’oralité, quand la sagesse jaillissait encore de la fraîcheur de l’entretien au lieu de naître couchée dans des livres; et l’on ne connaît de leurs conversations que ce que leurs disciples en ont rapporté. Leur intérêt, d’autre part, est du même ordre, il porte sur la conduite de l’expérience morale: car, de même que Confucius se tient prudemment à l’écart des spéculations cosmologiques ou religieuses, Socrate est celui qui, en Grèce, « a retiré la philosophie des secrets cachés de la nature », selon la formule de Cicéron, pour l’appliquer aux devoirs de la vie commune.
On pourrait pousser plus loin la comparaison: l’un et l’autre avouent leur ignorance et ne se présentent pas comme les possesseurs d’une doctrine (Entretiens, II, 17; IX, 7); ils se retiennent de faire des discours, parlent le moins possible. L’un et l’autre se caractérisent, en revanche, par leur zèle assidu à former des disciples et les faire progresser Entretiens, VII, 8). Car, tout en reconnaissant qu’ils ne sont les dépositaires d’aucun savoir, ils tirent de leur for intérieur la conscience d’une vocation qui les dépasse (venue du « Ciel », du « démon ») et leur donne confiance face aux menaces de leur contemporain: Confucius en péril à Kuang ou Socrate devant les tribunaux (Entretiens IX, 5); enfin, tout en témoignant du même respect vis-à-vis des pratiques religieuse établies, ils semblent aspirer tous deux à une religion plus intérieure, que leur découvre leur propre expérience morale (Entretiens, VII, 34).
On a dit aussi Confucius ironique, ce qui achèverait le parallèle – mais l’est-il vraiment? Certes, il lui arrive de « plaisanter » ((XVII, 4), voire de forcer son propos et de sourire de ses disciples (V, 6). Cet enjouement est même un des traits que se sont plus à souligner les Modernes pour réagir contre la canonisation du maître. Mais on ne voit pas Confucius faire semblant d’adopter la position adverse, comme le fait couramment Socrate, afin de pousser son interlocuteur à la développer jusqu’au bout et faire soudain apparaître, par contre-coup, son incohérence et son inanité (la situation d' »aporie »). Ce bref propos, lu de près, suffira à dégager la différence:
Zigong comparait les gens. Le maître dit: « Zigong, est-il sage?(!) Pour moi, je n’ai pas le loisir » (XIV, 31).
Car tandis que les traducteurs occidentaux jugent ce propos « ironique » en considérant que Confucius y feint de louer son disciple pour mieux dénoncer sa prétention (« Quel sage, ce Zigong! »), le commentateur chinois l’interprète dans le sens d’une stratégie indirecte: « Comparer les qualités et les défauts des gens a beau être aussi une pratique qui permette d’aller au fond des choses, s’y consacrer trop exclusivement distrait notre esprit et nous fait délaisser notre propre gouverne. C’est pourquoi Confucius fait l’éloge de son disciple mais sur un mode interrogatif, puis il se déprécie lui-même de façon à réprimer profondément cette conduite ». Un commentateur ajoute: « Quand le Sage critique quelqu’un, sa parole n’est pas pressante, mais il atteint néanmoins sa visée mieux qu’on ne peut le faire d’aucune autre façon ». On reconnaît ici l’idéal chinois d’une critique allusive et détournée qui permet d’atteindre l’autre d’autant plus efficacement qu’on ne le « serre » pas de trop près. S’il a bien fallu recourir à un dédoublement pour rendre compte de l’aspect au premier abord contradictoire du propos, le commentateur chinois l’a opéré entre deux moments successifs de la démarche – ce qui rend le propos détourné – et non pas au sein même du discours, en opposant l’apparence à la vérité.
Que le propos confucéen ne se dédouble pas entre apparence et vérité nous ramène à ce que nous savons d’un commentaire poétique en Chine – qui tourne délibérément le dos à l’allégorèse. Car, comme l’a mis au jour Schelling à partir de la mythologie antique, l’ironie et l’allégorie se retrouvent étroitement solidaires puisqu’elles recourent également à une feinte de la parole (comme pseudologia) qui appelle à être renversée. Par là même, elles conduisent la conscience vers un autre ordre de réalité. Si Socrate est ironique, c’est pour que son interlocuteur dépasse les apparences de son faux savoir et aspire au vrai; s’il feint d’être « naïf » et « fait l’enfant » (Banquet, 216 e), c’est à la façon des silènes dont l’extérieur est par trop ridicule et grossier pour ne pas laisser soupçonner un envers. Kierkegaard, interprète de l’ironie socratique, a montré comment, à travers sa dérision, l’ironie contient le pressentiment d’un ordre supérieur, dont elle porte la marque en creux. Sous couvert d’une simulation absurde se prépare nuitamment la transition vers une « autre sphère », riche d’autres valeurs, à laquelle on ne saurait accéder par un progrès continu. L’ironie est ce traitement décapant qui prépare au saut de la conversion.
Or si la figure de la conversion a dominé la conscience que la philosophie grecque prend d’elle-même, elle se trouve absente de l’enseignement confucéen. Confucius n’invite pas ses disciples à tourner le dos aux ombres de la caverne pour monter vers la lumière; comme il est sans duplicité, son propos n’a pas à s’entrouvrir pour laisser voir, sous un extérieur déroutant et grossier, quelque « beauté » véritable. Tout nous conduit, en somme, vers cette opposition capitale: l’objectif du propos confucéen n’est pas la vérité et c’est pourquoi il ne peut se développer dialectiquement (et que la pensée de Confucius est conduite à se perdre dès lors qu’on la transforme en discours: puisqu’elle n’a rien à démontrer); l’adéquation qu’elle a en vue est d’un autre type: non pas entre l’esprit et la chose mais entre la conduite et la situation (comme « occasion-position » telle qu’elle procède du cours des choses. Aussi ne puis-je l’évoquer que d’un mot pris dans les marges mais en relation directe avec l’idée de processus: l’objet du propos confucéen, qui préoccupera toujours la pensée chinoise, est la régulation (comme processus par lequel un organisme se maintient dans un certain équilibre en s’adaptant aux circonstances). Mais cet objet justement n’est pas un « objet », et c’est pourquoi il échappe au disciple.
Car, quand Confucius en vient à se moquer, ce n’est pas pour tendre un piège à la bonne conscience de son interlocuteur, mais lui faire prendre la mesure d’un écart (par rapport à cette exigence de la régulation), souligner un excès ou un défaut; et quand son plus cher disciple se dit décontenancé par son enseignement, ce n’est pas qu’il voit soudain s’effondrer l’opinion à laquelle il aurait adhérer et qui désormais lui paraît illusoire (l’expérience du Ménon). Ce qui ne cesse de lui échapper, au dire des commentateurs, est le délicat « équilibrage » qui ne cesse de varier (pour s’adapter au cours mouvant des choses) mais qui seul, aussi, permet à la conduite de garder sa constance sans jamais dévier (et dont le modèle est le cours du Ciel). S’il est dit que le disciple croit que cela « est devant lui » et que soudain c’est derrière, c’est qu’il est toujours porté à rester trop en deçà ou à aller trop au-delà; et, d’autre part, c’est en ne cessant de compenser l’un par l’autre, l' »élargissement d’esprit opéré par les lettres et la « retenue » de la conduite imposée par les rites, que le Maître le conduit. Bien loin donc de se dresser dans un quelconque ailleurs, précisent les commentateurs, cette exigence de la régulation, dont l’ampleur est infinie (« plus je lève les yeux et plus c’est haut »), se présente aussi, finalement, comme une évidence, celle de l’immanence (« C’est comme si cela se dressait devant moi »); en même temps qu’elle échappe à l’emprise puisque la régulation, à son stade suprême, se réalise sponte sua, par adaptation continue, sans être objet d’application et sans jamais être assignable dans un « lieu » ou dans un « être » propre.
Ce qui déconcerte le disciple de Confucius, en somme, n’est pas la mobilité dérangeante de la dialectique, nous portant à aspirer à une identité d’essence; mais que l’équilibre visé ne puisse toujours se maintenir que par une évolution continue, donc ne se laisse jamais identifier. C’est pourquoi la voie de l’enseignement confucéen est la « subtilité » et qu’il méconnaît la rupture que provoquerait l’ironie convertissant la conscience, du monde mouvant de l’expérience, vers un autre plan qui serait celui de l’en soi et du général. Le Maître, nous est-il dit, conduit son disciple « d’une façon progressive » et continue. Ce qui nous conduit à considérer quel est ce plan de généralité dont la maïeutique socratique, en Grèce, a marqué l’avènement; et, en continuant de suivre Confucius, pourquoi la pensée chinoise s’en est dispensée.
II. On s’est tôt mis d’accord, au sein de la philosophie occidentale, sur ce qui serait l’apport de « Socrate ». Deux choses sont à lui attribuer, affirme à plusieurs reprises Aristote, le premier historien en la matière: les « raisonnements inductifs » et les « définitions universelles ». L’induction est comprise comme la progression du particulier au général: de la considération des exemples les plus divers, au caractère commun qui les rassemble en un genre unique; et la définition, comme logos véritable, est la collection de ces caractéristiques générales qui disent l’essence de la chose, son ousia. Ce à quoi nous fait aspirer l’ironie socratique, en malmenant nos opinions et dont tente d’accoucher la dialectique, est ce en soi dont le critère est l’universalité (impliquant la non-contradiction) et qui, seul, peut fonder la « science ».
On s’est aussi entendu sur l’origine de cette exigence. Car si la réflexion par induction avait déjà été employée avant lui, il est le premier à en reconnaître l’importance et à y recourir systématiquement. Il lui fallait dépasser, en effet, le dogmatisme naïf des « physiciens » prétendant accéder d’emblée à l’universalité et dire le tout du monde – mais dont les contradictions, entre eux, révélaient assez l’arbitraire, aussi bien que, à l’autre bord, le scepticisme relativiste des sophistes, Protagoras en tête, réduisant la vérité à ce qu’elle paraît à chacun. De la particularité et de la contingence de l’expérience vers l’universalité reconnue d’un savoir définitif, indépendant de nous, le chemin sera ouvert par le dialogue: interrogé sur le courage, la piété, la sagesse, Socrate met à l’épreuve les conceptions des uns et des autres pour tenter d’identifier ce qu’est la vertu, en tant qu’ « idée », une et cohérente, et par conséquent immuable.
Tout cela est si connu, ou plutôt si familier, qu’on a l’impression de réciter. Cet apport de « Socrate » est tellement intégré par l’histoire de la philosophie qu’on ne sait plus s’en étonner; avouons qu’il se confond, pour nous, avec le plein avènement de la raison et que son parti pris nous échappe. On a pu critiquer la démarche mais on n’en remet guère en cause l’exigence. Jusqu’à quel point Nietzsche l’a-t-il fait? Car, même quand on s’en prend à l’universalisme de la définition, on en dépend encore. Tout autre, en revanche, est la situation dans laquelle nous projette d’emblée les « Entretiens » de Confucius: car, interrogé lui aussi sur la vertu, il n’a pas songé à la définir.
Alors que, par la définition, « il était possible de donner une réponse banale et brève », fait dire Platon à Socrate à propos de la « science » (l’objet de définition par excellence), voici que, faute de définition, « on fait un détour par un chemin sans fin » (Théétète, 147c). Soit donc on recourt à la commodité de la définition qui, en opérant par abstraction, permet d’atteindre la chose dans son essence, soit on est condamné à un « détour » qui ne saurait effectivement « avoir de fin ». Avec Confucius la pensée chinoise est embarquée dans ce détour qui n’en finit pas. Mais la globalité à laquelle elle renvoie ne se confond pas avec la généralité à laquelle conduit la définition socratique. Une autre universalité est en vue, qui se trouve immanente au moindre propos du Sage; et c’est pourquoi ce détour peut être en même temps l’accès. ( … )
III. La définition se caractérise, sur un plan théorique, par le dédoublement qu’elle opère (entre le concret et l’abstrait, le particulier et l’idée); et, sur un plan stratégique, par l’abord frontal dont elle fait l’objet. Or même l’intuition qui est au centre du propos confucéen et qui, comme telle, a servi à caractérisé l’enseignement du maître n’est jamais appréhendée de face sur le mode de la généralité. A propos du sens de l' »humain », en effet (ren: la vertu d' »humanité mais qui désigne, plus qu’une vertu proprement dite, la conscience d’une solidarité fondamentale entre les êtres), Confucius dit successivement à son disciple préféré qu’il est de « faire effort sur soi-même et revenir aux rites »; à un autre disciple, moins doué (d’où le besoin d’être plus explicite), qu’il est de se comporter en public « comme s’il était en présence d’un hôte important » et d’employer le peuple « comme s’il prenait part à une célébration solennelle »; à un troisième, enfin, dont il se plaît par un jeu de mot, à décevoir l’attente, qu’il est « d’être réticent à parler » (XII, 1-2-3). Selon la qualité de son interlocuteur, Confucius répond à des niveaux différents – mais toujours de biais; dans sa troisième réponse, le « bout » par lequel il envisage la question est particulièrement ténu, remarque le commentateur, mais cette réserve qu’il recommande pour contrer la promptitude de l’autre à pérorer suffit à mettre sur la voie d’une exigence fondamentale. Il en va de même des différentes réponses que Confucius peut donner sur ce même sujet au même interlocuteur (Fan Chi, VI, 20; XII, 22; XIII, 19): elles sont autant de coins, enfoncés sur un point ou sur un autre, pour le faire accéder à l’essentiel.
De l’absence de définition s’ensuit l’impossibilité d’une argumentation. Aussi, de ce sens de l’humain dont il ne cesse d’être question avec ses disciples, le souci de Confucius n’est-il pas d’en faire une notion ni d’en démontrer le bien-fondé, mais par la tangence que le propos confucéen entretient continuellement à son égard, de nous en faire mesurer toujours plus profondément l’importance. Au travers des tours et des détours de la parole, et si elliptique que soit celle-ci, cette intuition prend consistance. Ainsi la modulation du propos confucéen ne se justifie-t-elle pas seulement par rapport à l’interlocuteur : on ne saurait toujours prendre conscience de l’essentiel que de façon oblique. Au début du livre IV des « Entretiens« , les sept premiers propos, qui tous traitent du sens de l’humain, sont privés de tout contexte. Autant d’aperçus divers qu’aucune formulation générale ne peut résumer:
« Le Maître dit: « Il est bon d’habiter où règne l’humanité (ren). Qui choisit de ne pas séjourner là où elle est ne manque-t-il pas de perspicacité? » (1)
« Le Maître dit: « Qui est dépourvu d’humanité (ren) ne peut séjourner longtemps dans la gène ni dans la prospérité. Qui est humain vit à l’aise dans cette humanité; qui est perspicace en fait son profit. » (2)
« Le Maître dit: « Seul qui est pourvu d’humanité (ren) sait aimer et sait haïr. » (3)
« Le Maître dit: « Dès lors qu’on aspire à l’humanité (ren), il n’y a plus de mal. » (4)
Comme il est normal pour tout énoncé fragmentaire, ces quelques propos ne s’intègrent dans aucune construction d’ensemble, ni même ne se bordent l’un l’autre. L’originalité vient en revanche de ce que, tout en étant aussi fortement martelés que l’est d’ordinaire la sentence, ces propos ne sont pas clos sur eux-mêmes; mais, se relayant les uns les autres, il ne font tous que commencer à dire à partir d’un point particulier. Le premier aborde le sens de l’humain du point de vue le plus modeste du conditionnement et de l’habitus qui sont eux-mêmes fonction du milieu où l’on vit (la moralité, en Chine, est d’abord affaire d’ambiance); en même temps que joue discrètement la complémentarité qui relie la solidarité, relevant du « sens de l’humain », et la nécessité de choisir (ici, un lieu pour habiter), correspondant à la « perspicacité ». Or, dès le second propos, cette complémentarité se transforme en faisant l’objet d’une hiérarchisation indirecte: l’homme pourvu du sens de l’humain vit tout naturellement son adéquation au monde alors que, pour l’homme perspicace, celle-ci est encore de l’ordre de la visée. Puisqu’il tend par principe à l’amour de tous, ce sens de l’humain pourrait déboucher sur une indifférenciation paresseuse, partant, sur l’unanimisme le plus plat; d’où le rappel, quelque peu agressif, du troisième aphorisme: il ne faut pas seulement aimer les autres, on doit aussi – précisément parce qu’on sait aimer – haïr ceux qui, par le mal qu’ils font, l’ont mérité. A quoi fait écho le propos suivant mais en corrigeant ce que l’idée du mal pourrait avoir de codifié, le « mal » face au « bien », et qui, par là, risquerait d’enrayer le progrès moral: dès lors qu’il est authentiquement vécu, le sens de l’humain dissout les interdits et rassemble la vie éthique dans une même positivité. Découverts à la suite, ces propos orientent chaque fois la prise de conscience selon un sens relativement différent – mais pour dire toujours la même chose – et aucun ne conclut: ils s’étayent mutuellement, en se recoupant, en même temps qu’ils se compensent les uns les autres en redressant ce que chacun d’eux, interprété de façon univoque, pourrait présenter de limitatif ou d’arrêté. ( … )
V. On perçoit pourquoi la régulation, qui constitue le fond de l’enseignement confucéen, ne peut faire l’objet d’une révélation religieuse: du point de vue du Ciel comme du point de vue du Sage, la cohérence dont elle procède est totalement immanente, elle correspond à la nature; on comprend également pourquoi elle ne peut faire l’objet d’aucune définition: elle ne cesse de se renouveler, pour s’accorder au cours changeant des choses (d’où vient la constance de son équilibre), et ne peut donc être délimité par une formulation dont le contenu soit fixe et définitif. Le moindre détail concret, en revanche, nous la laisse apparaître. C’est pourquoi un propos de ce genre, qui pourrait sembler anodin (et qu’on se méprendrait à lire d’un point de vue psychologique) réussit à l’évoquer:
Le Maître était doux mais ferme, il en imposait sans intimider, il était grave tout en restant naturel. (VII, 37).
Les trois formules pivotent autour d’un même mot, qui est un « mot vide » (er), signifiant à la fois l’opposition et la simultanéité. Dans la première et la dernière, il exprime la compensation qui s’opère entre des qualités adverses; dans la seconde, il permet de retenir la qualité à son stade optimal avant qu’elle ne tombe dans un excès. Aussi, de l’une à l’autre, est-ce le même sens qui se renouvelle – ou plutôt il s’agit moins d’un sens, à proprement parler, que d’un effet de balance, constamment reconduit: la formule suivante ne progresse pas par rapport à la précédente, elle ne la répète pas non plus, elle la varie. Et aucune ne conclut. De l’une à l’autre, le glissement est continue, l’équidistance maintenue, elle gravitent autour d’un même centre – celui de la pondération du Sage. Dans tout son comportement en effet (y compris sa parole), dans tout ce qu’il institue (« rites et musique »), transparaît cet équilibrage; et l’harmonie manifeste qui ne cesse d’en résulter suffit à révéler le fond du réel (ce fond sans fond d’où tout découle). En termes chinois, elle suffit à éclairer la « voie du Ciel » (le tao) qui elle aussi, parce qu’elle ne dévie jamais, ne cesse de poursuivre son cours et de renouveler la vie.
A l’inverse, le danger de toute déviation, en nous faisant basculer dans un sens ou dans l’autre, est qu’elle nous met en porte-à-faux avec le cours des choses. En nous enfonçant dans une orientation particulière, qui par là nous rend « partiaux » (aboutissant à tel trait de caractère ou telle opinion), elle fait obstacle à notre capacité d’évolution (et ce blocage est mauvais puisqu’il va à l’encontre de la nature même du réel, qui est d’être en procès). ( … )
Marcel Détienne
DES PRATIQUES D’ASSEMBLEES AUX FORMES DU POLITIQUE – pour un comparatismae expérimental et constructif entre historiens et anthropologues – ( Introduction à « Qui veut prendre la parole? », volume collectif publié sous sa direction)
C’est une opinion fort répandue que la démocratie est tombée du ciel, une fois pour toutes, en Grèce, et même sur une seule cité, l’Athènes de Périclès avec laquelle d’autres commencements, plus révolutionnaires, se plaisent à converser dans un dialogue toujours rénové, depuis le XVIII° siècle. Dans la mémoire des Européens, les inaugurations de la démocratie occupent une place importante: les Italiens se réfèrent volontiers au mouvement communal des XII° et XIII° siècle; les Anglais, les premiers à oser couper la tête d’un Roi, se tournent avec assurance vers les Commons; tandis que les Français privilégient, avec quelques bonnes raisons, la coupure radicale de 1789. Toutes ces traditions nationales sont respectables, elles appartiennent à l’Europe qui advient et les historiens des différentes nations n’ont pas manqué d’en montrer le bien fondé, tout en évitant soigneusement une comparaison qui ne rendait pas nécessaire, à leurs yeux, la diférence de chronologie at qui aurait pu blesser une mémoire nationale dont, en Europe, principalement, les historiens sont par néture les gardiens vigilants.
De multiples commencements
Il s’ensuit que, le plus souvent, les historiens du politique suivis de près par les politologues, limitent la confrontation entre les démocraties modernes à des jugements de valeur dont le plus apprécié conduit à se demander si, vraiment, les Athéniens ont connu « la » démocratie. Car Athènes, l’Athènes de Thucydide de préférence, semble être, depuis deux siècle à peine, le seul interlocuteur des deux côtés de l’Atlantique, colonisés par les « vraies » démocraties, Dieu soit loué. On en conviendra, chacun sait ou peut savoir aisaiment que les commencements du mouvement communal en Italie mobilisent des dizaines de villes pendant deux siècles, entre le XI° et le XIII° siècle, tandis que, en Grèce ancienne, ce sont plusieurs centaines de petites communautés humaines qui expérimentent sur plus de trois cents ans des formes d’un politique à vocation égaliaire. De même que la plus petite commune de Toscane ou en Vénétie s’engage dans une aventure en faisant des choix qui vont l’entraîner dans une histoire spécifique, chacune de ces minuscules cités de Sicile ou de la mer Noire va inventer pour son compte, à partir du VIII° siècle avant notre ère – c’était hier -, des manières de délibérer et de décider des « affaires communes ». La bourgade de Dracon ou de Solon, dont l’Athènes-village des débuts, ne représente qu’un type de cité parmi des dizaines d’autres, jouissant de la même liberté de se donner des pratiques de vie commune inédites.
Comparer est d’emblée tonique pour échapper au huis-clos entre le « miracle Grec » qui n’en finit pas et la « civilisation occidentale », incurable obèse. Depuis une trentaine d’années, le champ de la comparaison peut s’étendre à d’autres sociétés et à de nouveaux continents. Par exemple, les historiens de l’Ukraine et du monde russe ont redécouvert les manières si étrangement démocratiques des Cosaques du XV° au XVII° siècle. Tandis que des anthropologues, partis en Ethiopie du Sud pour interroger des systèmes de parenté, ramenaient dans leurs filets des pratiques d’assemblée autochtones qui dessinaient des « lieux du politique », ainsi que les a appelés l’un de leurs découvreurs, Marc Abélès.
Sans attendre les trouvailles d’autres Observateurs de l’Homme – aujourd’hui forts inquiets d’être accusés de harcèlement ethnographique -, il est loisible de faire état d’une pluralité d’invention de ces « lieux du politique » dans des sociétés que mettent à distance les unes des autres et le temps et l’espace. Les Ochollo des monts Gamo, habitant l’Ethiopie du Sud depuis le XIX° siècle, ne semblent pas avoir consulté les archives municipales de Sienne ou d’Arezzo; et les cosaques de Zaporodje au XV° siècle n’ont pas nécessairement trouvé dans l’Iliade, et encore moins sur le site de Mégara Hyblaea, en Sicile, le principe de l’agora et du cercle de l’assemblée communautaire qui date du VIII° siècle avant notre ère, au moins. Quant aux Constituants français de 1789, s’ils sont assez bien informés du système anglais qui a plusieurs siècles d’avance, ils paraissent devoir et vouloir tout inventer sur la table plus ou moins rase de ce qu’ils vont appeler l’Ancien Régime. Aux historiens assez libres pour ne pas s’embarrasser des contraintes de l’Ordre qui les gouverne, les anthropologues ont appris que différentes cultures en Afrique et dans le monde slave ont mis en pratique, hier et aujourd’hui des formes de, disons, « démocraties » dans des assemblées réunies pour débattre des « affaires communes » du groupe. Il n’y a pas davantage de miracle ochollo qu’il n’y a de miracle grec ou cosaque, qu’on se le dise.
Des pratiques concrètes
L’approche comparative que nous préconisons dans cette enquète, comme dans les précédentes dpuis « Tracés de fondation« , entend être à a fois expérimentale et constructive. Elle semble convenir à des chercheurs de connivence qui acceptent de travailler à plusieurs dans des domaines et sur des problèmes que des anthropologues entendent mettre en perspective. Par exemple une série d’inventions de « s’assembler » qui produisent des formes multiples du « politique ».
La visée de ce comparatisme-ci est double: analyser des experiences de commencement, d’une part; le faire à travers des pratiques concrètes de « s’assembler », d’autre part. S’ils ne sont pas confondus avec les origines, les commencements offrent l’avantage fort estimable de permettre l’observation de phénomènes à la fois moins compexes et plus ouverts que des états institutionnels développés. Ils offrent également aux mêmes observateurs le déploiement des pratiques les plus complètes et des manières très empiriques de façonner du politique en laissant voir comment on prend la parole en public, selon quel cérémonial ou rituel les participants se disposent, en quel lieu ils décident de se retrouver, bref selon quelles règles premières une communauté se représente elle-même: esquisse de la souveraineté du groupe tel quel. En privilégiant les débuts du politique à travers des pratiques constituantes dans une série de sociétés qui offrent autant de terrains différenciés aux historiens et aux anthropologues, nous nous tenons parfaitement à l’écart d’une approche qui prétendrait distinguer les différentes formes de l' »autorité » et du « pouvoir légitime » à travers les institutions dont elles semblent solidaires. Notre point de départ, c’est donc l’exercice d’assemblée observer dans des sociétés qui s’ignorent: les délibérations des guerriers homériques à la lisière des premières cités grecques; les rendez-vous presque quotidiens des Ochollo sur leurs forums; les réunions incessantes des Constituant posant le principe de l’autonomie parlementaire et construisant jour après jour un nouveau politique.
Les affaires communes
S’assembler pour délibérer des « affaires communes » ne peut se confondre avec palabrer sur des questions diverses sans que chacun oublie jamais sa place dans la hiérarchie sociale. « Ce qui est commun », dans des sociétés ignorantes de l’Etat au sens juridique ou de la Nation telle qu’elle apparaît au XIX° siècle en Occident, peut se définir à partir d’expériences comme la saisie d’un buttin de guerre ou la propriété collective de terres. Encore faut-il que le droit de parole nécessaire à l’avènement d’une assemblée délibérative en vienne à être conçu sur le mode du droit à faire la guerre. Certaines sociétés qui valorisent l’excellence au combat en même temps que l’excellence au conseil semblent avoir découvert les deux dimensions solidairement. D’autres, surgies en milieu urbain ou à l’intérieur d’un monde hiérarchisé, semblent faire l’invention progressive de ce que peut être une communitas, que ce soit une ville à gérer ou un territoire à défendre, comme dans les communes urbaines ou rurales de l’Italie médiévale. La « volonté générale » n’est pas le produit immédiat de pratiques régulières d’assemblée. La « Souveraineté du Peuple » ne s’impose pas d’emblée, fort heureusement, dans un groupe qui expérimente des manières d’agir ensemble et découvre progressivement les raisons de sa solidarité.
La société cosaque ne connaît certainement pas de commencement aristocratique, mais l’idée d’une « communauté » (tovarysto) semble faire corps avec celle de propriété collective, de nourriture commune et d’égalité aussi bien de la parole que de l’accès aux charges officielles. Comme si la fonction guerrière avait produit d’un coup une société de type égalitaire où le registre de la parole serait demeuré plus rudimentaire que celui de la guerre. Le cercle formé par les Cosaques en assemblée nous reste énigmatique quant à son tracé initial dans la mesure où ne connaissons pas les gestes de fondation d’une communauté des « hommes libres ». Dans le monde Grec, au contraire, il nous est donné d’observer les façons de créer des cités avec assemblées délibératives en même temps que de connaître des représentations, aussi anciennes dans le temps, des manières de parles des « affaires communes ».
Huit siècles avant notre ère, en effet, aux environs de 750-730, entre l’Asie Mineure, la Sicile et le Péloponnèse, des groupes d’hommes, très mobiles, semblent prendre conscience d’eux-mêmes en se livrant à des exercices d’assemblée là où ils choisissent de s’arrêter. Par une bonne fortune, singulière sur ce terrain historique, deux espaces dd’assemblée se répondent en miroir, découvrant dans le même orbe la fabrique d’un « politique » en ses traits essentiels. Le premier de ces espaces est munumental et archéologique; il appartient à l’une des plus anciennes cités grecques implantées en Sicile. Le second, tissé de paroles et de gestualités, prend forme dans la mise en scène que lui donnent les citoyens d’Ithaque et les Achéens de l’Iliade, au cours du même VIII° siècle. D’un côté, donc, des Mégariens partis en direction des terres d’Occident dessinent sur le rivage de la côte sud de la Sicile le plan de la furure cité de Mégara Hyblacea. Tandis qu’un autre secteur est délimité dans le même temps pour accueillir les sanctuaires des dieux, dont les temples seront édifiés beaucoup plus tard. Autre donnée initiale qui doit être mise en relation avec le tracé de l’agora: le territoire est divisé en lots, plus ou moins réguliers, plus ou moins égaux, et sans doute tirés au sort. En regard de ces découvertes de l’archéologie et des travaux des historien dans les années 1970, une évocation s’impose: la figure du fondateur de la cité des Phéaciens, une vignette brodée dans les récits d’Ulysse – Nausithoos, le père d’Akinoos, le grand-père de Nausicaa, fuyant le voisinage impossible des Cyclopes, ces gens « sans assemblées », des brutes, des violents, et venant fonder en une terre de nulle part, une cité, une polis, avec son agora, son rempart de pierre, des temples pour les dieux et des lots de terre répartis entre des habitants. A un premier espace d’assemblée, dégagé et rendu lisible par les soins des fouilleurs, un autre vient répondre avec, cette fois, une agora en pleine activité, que ce soit l’assemblée des Grecs en armes devant Troie ou la place publique des gens d’Ithaque.
L’Iliade n’en fait pas mystère; les Grecs venus combattre les Troyens » ont dessiné au milieu approximatif de leur camp un espace pour les assemblées, une agora. Dans le vocabulaire de l’Epopée que nous avons tout loisir de scruter, agora signifie à la fois le lieu, les hommes qui s’y trouvent et les paroles qui s’y échangent. Une agora est d’abord la place où se tiennent les assemblées; un autel pour les dieux en fixe l’orientation; c’est ensuite le peuple en armes formant l’assemblée de ceux qui délibèrent; enfin, c’est le discours prononcé en public, dans ce lieu de débat. Plus précisément, agora, tant au singulier qu’au pluriel, désigne « la lutte des discours », les débats qui ont lieu dans l’assemblée ». Des esprits avisés ont noté depuis longtemps que, ni dans l’épopée ni ailleurs, agora n’est approprié pour dire un échange de paroles informel, un bavardage, une conversation que nous appellerions privée. Dès ses premières apparitions, l’agora représente un lieu de débats sur les affaires communes du groupe assemblé; il requiert que la prise de parole se fasse selon un rituel, fixé dès l’épopée. En effet, une assemblée, depuis les temps d’Homère, prend la forme d’un cercle ou d’un hémycicle: qui veut prendre la parole s’avance au milieu, saisit le bâton, le skèptron, qui confère autorité à son discours, à son avis ou conseil, lequel doit impérativement porter sur ce que l’Odyssée appelle explicitement une « affaire publique » ( démîon ti ), une question concernant la collectivité, c’est à dire l’ensemble de ceux qui sont assemblés et jouissent en principe d’un droit de parole semblable.
Façonner un lieu de parole.
Sur le terrain grec, l’observateur saisit des gestes, des pratiques, un rituel de la parole pour les affaires du groupe, autant de manières aptes à configurer un espace semble-t-il inédit, un lieu d’assemblée, une agora dont la foeme architecturale semble naître de l’exercice d’une parole polarisée par ce qui est commun à égalité. Por mettre en perspective ces commencements grecs, qui ne cessent de troubler notre regard, le comparatiste peut se tourner vers d’autres pratiques également constituantes pour des sociétés à vocation égalitaire et délibératives. Certaines nous sot très proches. Par exemple celle des premiers Constituants en 1789 dans la France révolutionnaire.
Lorsque le Tiers Etat décide de se réunir, le problème de l’espace se pose aussitôt. Les députés se réunissent dans la salle générale commune aux trois Ordres, une salle dominée par une estrade où s’élève le Trône du Roi et où siège la Cour. Devant cette haute et large tribune se dresse une grande table à laquelle sont assis les secrétaires d’Etat; au-delà, ce sont les bancs des députés. Des banquettes plus ou moins rembourrées pour le Clergé et la Noblesse; du bois simple pour le Tiers Etat. Donc, pas de gradins. Il apparaît très malaisé qu’une assemblée de 1200 personnes puisse conférer ainsi de manière intelligible. Le Tiers Etat va se constituer en Assemblée nationale sans quitter ce local; il va le faire dans la confusion d’un espace encombré de banquettes, et qui a été conçu pour écouter et contempler, non pour débattre et prendre la parole. L’historien qui a analysé le dossier des premières assemblées assemblées entre 1789 et 1791 – il s’agit de Patrick Brasard dans « Paroles de la Révolution » – fait observer qu’au départ les Français n’avaient aucune expérience propre d’un vrai débat parlementaire. Les Constituants vont inventer un ordre du jour, choisir un lieu fixe où prendre la parole selon l’ordre prévu, préparer en commités et en commissions les questions à débattre.
C’est seulement en 1791, le 11 octobre, qu’un député, Quatremère de Quincy, réclame et obtient que l’on donne à la salle la forme d’un cercle ou d’une éllipse, de sorte que chaque membre de l’assemblée soit sous le regard de tous les autres. Première suggestion d’un espace égalitaire, mais la requête explicite est d’entendre et de voir, de manière à ne pas être obligé de crier, car, observe l’un d’eux, « un homme qui crit est dans un état forcé, et, pour cela même, il est prêt à entrer en violence […] cette disposition où il est est, il l’a communique à ceux qui l’écoutent ». Rapport, comité, la décision est prise de construire une salle demi-elliptique: le président de l’assemblée se tiendra au centre, et des gradins semi-circulaires se développeront autour.. Il restera encore à choisit le meilleur emplacement pour la tribune de l’orateur en face de l’assemblée mais en regard de celui qui la préside. Ce principe de parole au centre va profondément différencier l’éloquence révolutionnaire française de celle des Commons, des assemblées anglaises où, depuis le XVII° siècle, chacun parle de sa place, en s’adressant au président.
Pour le comparatiste au travail de l’expérimentation, les Constituants de 1789 offrent un terrain d’observation étonnant pour voir comment des pratiques d’assemblée nouvelles dessinent un espace adéquat à des délibérations entre des représentant de la Nation disposant d’un droit de parole égal pour tout ce qui concerne le Bien du Peuple, bientôt Souverain. Ce n’est pas la première expérience de la démocratie, ni la dernière, à coup sûr, mais c’en est une qui, en deux ans, réinvente la forme circulaire et théâtrale de l’espace délibératif, la plus familière, semble-t-il, aux sociétés à vocation égalitaire. Deux ans, c’est à la fois court et long pour retrouver ce qui semble faire partie de la mémoire culturelle d’une société si sensible à Plutarque et à l’Antiquité des théâtres et des lieux d’assemblée. Peut-être fallait-il précisément prendre le chemin des pratiques au lieu de faire appel à la mémoire des autres, rendue désuète par les formes d’action nouvellement possibles.
Une « démocratie » inventée en Afrique
Des pratiques d’assemblée concrètes et quotidiennes, c’est encore ce qui rend tellement insolites certaines sociétés de l’Ethiopie du Sud, aujourd’hui, sur le continent africain où, sans doute, d’autres expériences du même type ont eu lieu sans retenir l’attention des voyageurs ou des observateurs. Un ethnologue français, parti il y a vingt-cinq ans pour cartographier les relations de parenté dans les monts Gamo, découvre en ces terres lointaines un espace largement organisé par les assemblées de quartier, de sous-quartier, et par les assemblées générales de tous les quartiers pour les affaires les plus importantes. La société des Ochollo, décrite par Marc Abdélès, a choisi l’exercice délibératif pour débattre des « affaires communes » entre « citoyens », c’est à dire les hommes faits et les jeunes garçons à l’age de la puberté. Les assemblées plénières, préparées et convoquées par des personnages ad hoc, se déroulent à l’intérieur d’un cercle de pierres dressées, taillées en forme de sièges. Qui demande la parole ausx présidents s’avance dans le cercle de manière à faire face à l’assemblée. Jusqu’à présent rien ne donne à croire que les Ochollo se soient inspirés de l’agora d’Ithaque et de ses hauts sièges de pierre. Dans une société africaine qui ne connaît ni chefferie autoritaire ni pouvoir royal, l’assemblée apparaît comme l’unique lieu du « politique ». Elle est ouverte à tous. Les femmes, naguère autorisées à prendre la parole mais à la limite du cercle masculin, sont aujourd’hui citoyennes à part entière, ayant conquis un droit égal à la parole qu’elles voulaient exercer en tirant profit de l’avancée socialiste du régime d’Addis-Abeba. Une assemblée ochollo s’ouvre et se ferme; les dignitaires, chargés du rituel, jettent l’herbe fraîche sur la place, bénissent l’assemblée, font des voeux pour sa fécondité. C’est dans les assemblées plenières que se traitent les affaires « qui concernent tous les Ochollo ». Par quelles voient ces Ethiopiens de la montagne, autrefois guerriers, semble-t-il, ont-ils découverts ces manières égalitaires de débattre des affaires communes? Recoupent-elles celles qu’ont emprunté les Cosaques quand, au XV° siècle, ils ont fondé leurs premières communautés? Ou encore, quel rapport peuvent avoir ces deux expériences avec le petit théâtre des assemblées tumultueuses des hommes de bronze au milieu des navires échoués devant Troie et ses murailles imprenables?
S’assembler et donner forme à la « res publica »
Il y a trente ans, il semblait évident que toutre société était politique et que la politique était une affaire de pouvoir. Aujourd’hui « Mai 68 » fait l’objet d’une commémoration nationale dans la France des Patrimoines, et plus personne ne se souvient de ces croyances si banales. De son côté, l’anthropologie contemporaine reconnaît qu’elle n’est pas plus que l’histoire condamnée à penser la politique entre des sociétés sans Etat et d’autres qui en sont si bien pourvues qu’elles ne cessent de s’en plaindre. En privilégiant des manières concrètes de s’assembler et « le poliqtique » que façonnent ces pratiques d’assemblée, nous entreprenons de voir comment se dégagent des re^présentations des affaires commiunes à travers des expériences variées et distinctes que l’humanité a faite ou est en train de faire. Par ailleur, un comparatiste averti ne peut ignorer que les philosophes d’inspiration phénoménologique se sont fait un devoir de penser les formes de laa communication en relation avec l’espace public.
Certes, le détour par la philosophie n’est pas nécessairement le racourci le plus exotique, mais sa vertu conceptuelle devrait avoir valeur de viatique pour une approche expérimentale du s’assembler de part le monde. Pour l’Européen contemporain, cultivé, sinon civilisé, par les formes de communication que dénonçait si bien Martin Heidegger dans les années 1930, il semble évident que l’être que je suis est doté de spatialité. Etre-au-monde, ici ou là, implique que l’on est avec, que l’on coexiste, bref, que le monde est commun et se partage avec les autres. Le Dasein, ou, si l’on préfère, l’Etre-là, tend spontanément vers la proximité et même vers l’être-en-commun et se partage avec les autres. Il s’ensuit que l’espace commun semble être toujours présent à l’horizon mais il est en même temps, nous dit-on, la menace la plus grave pour l’authenticité si désirable du Dasein.Lequel se perd, s’oublie dans l’être-avec-dans-le-monde où se développent – de plus en plus depuis la TSF, notait justement le même philosophe qui ne soupçonnait pas le bel avenir d’internet – l’anonymat, le nivellement, la publicité dévoyée tout ce qui entraîne bien fâcheusement l’inauthenticité de l’être. Ce qui n’est pas de bonne augure pour le devenir du politique, d’évidence inséparable de ce domaine public, véritable cancer de l’être-là-au-monde. D’autres philosophes de la même lignéen, plus optimistes, discernent dans la relation originaire du je et du tu une forme essentielle de la communauté qui donne accès, non sans rupture, à un possible politique, interdisant à ce nous, conjuguant le je/tu, de se calfeuter dans la maisonnée communautaire. Dès lors – en suivant au plus près le discours des aborigènes à l’oeuvre -, il semble que l’espace public du politique se fait accessible comme un dépassement du communautaire clos sur soi. Il est intéressant d’observer que ces discours philosophiques d’intention radicale font continûment référence aux Grecs, à leurs Grecs d’éléction, qu’il s’agisse d’un fragment d’Héraclite, de réflexions choisies d’Aristote, ou encore de la cité, tantôt abstraite, tantôt idiosyncrasique à chacun. Des Grecs donc, d’autant plus intouchables qu’ils sont ancrés dans une archaïcité primordiale qu’ancune lecture historienne ne doit espérer connaître, ni vérifier, bien sûr.
Du point de vue de l’anthropologue qui a choisi de réfléchir sur des pratiques dans diverses sociétés concrètes mises en perspective, les modèles phénoménologiques, reçus ou non par le sens commun de nos contemporains, n’ont pas moins d’importance que que les théorie indigènes recueillies dans les sociétés lointaines ou disparues. Mais notre objet dans cette enquête c’est de comparer des pratiques constituantes de ce que nous avons appelé le lieu du politique. Qu’ent-ce que s’assembler, non pas en général, mais dans les sociétés concrètes qu’il nous est donné d’observer et d’interroger?
Sans faire d’hypothèse théorique sur la sociabilité de l’espèce humaine, nous pouvons penser que réunir et rassembler des êtres faisant partie du genre Homo sapiens n’a pas marqué un tournant dans l’histoire de l’humanité aussi brutal que la station debout. Du moins, prudence, nous n’en avons aucune trace. En revanche, s’assembler n’est pas une pratique immédiate de tout groupe ou de chaque collectivité. Pour les membres d’un groupe, s’assembler implique une décision première qui peut être diversement motivée mais qui, si elle ne relève pas d’une autorité souveraine laquelle impose et ordonne, engage la décision de chacun. On peut s’assembler pour faire la guerre, pour partir à la chasse, pour faire la fête ou célébrer un rituel. Mais s’assembler pour parler ensemble en un lieu déterminé, telle est la procédure qui retient notre attention sans que nous cherchions d’emblée à l’articuler à d’autres vraisemblablement contiguës, sinon solidaires. Il s’agit d’une pratique qui fait appel à la volonté, la volonté de quelques-uns plus motivés que d’autres, , car la volonté générale à laquelle se réfèrent avec feu les Constituants de 1789, par exemple, semble être une représentation philosophique construite et reçue au XVIII° siècle français. En considérant la même configuration historique, on pourrait dire que les Ordree – Noblesse, Clergé et Tiers Etat – sont rassemblés par le vouloir du Roi. Tandis que le Tiers Etat, au moment où il se déclare « Assemblée nationale », cesse d’être, ainsi qu’il le dit, une « agrégation d’individus », et commence à s’assembler, conformément à la volonté de la Nation. Dans le procès qui fait « s’assembler », il y a davantage qu’être-au-monde-avec pour habiter, pour banqueter ou pour se préparer à mourir. On s’assemble pour donner forme à un parler-ensemble qui va dans le sens des intérêts du groupe, même si ces intérêts sont parfois perçus par une minaurité active. Etre authentiquement soi-même est un luxe des sociétés industriellles, qu’on s’en soucie ou non. A preuve que, dans notre chétive modernité s’étiolant en « post-post-moderne », la quête d’authenticité est devenue un mal être à la portée de beaucoup de cartes de crédit.
Les membres d’un groupe qui décident de s’assembler donnent forme par leurs pratiques à une certaine représentation de leur collectivité: l’idée de « communauté » en milieu cosaque; celle d’Universitas pour les commmunes italiennes; ou encore la notion de « foyer commun » et de « commun », au sens d’affaires communes dans les cités grecques. Il n’y a pas une seule manière d’aller vers la chose publique, ce que les Romains ont appelé Respublica, la République. Dans les communes italiennes, les groupes de citoyens qui vont progressivement dégager l’idée de Communitas vont le faire à travers des expériences diverses: en formant des milices, responsables de la sécurité des portes, des murailles, des points vitaux de leur ville; mais aussi en s’inquiétant de façonner par des règlements de voirie des espaces publics articulés aux voies de communication. Pour certaines de ces communes, le triomphe sera d’édifier un palais communal régnant sur une place où la commune se donne le spectacle d’elle-même et – pourquoi pas? – du Bon Gouvernement qu’elle se flatte d’exercer. Dans la société cosaque, nous l’avons évoqué, les pratiques égalitaires d’assemblée sont renforcées par le tirage au sort des parts de butin et des terres assignées à chacun des « hommes libres ». Mais le cercle de l’assemblée communautaire reçoit à chacune de ses cessions les insignes du pouvoir, drapeau et longue hampe terminée par une sphère de cuivre, garnie de queues de cheval. Ces insignes sont déposés au centre du cercle, lui conférant ainsi une une valeur symbolique, rehaussée par les emblèmes du pouvoir, confiés dans ce même espace aux membres élus de l’exécutif: la masse du chef de guerre, le sceau des juges et le grand encrier d’argent du clerc.
En Grèce archaïque, dans un milieu également guerrier dont nous avons rappelé l' »agoraphilie » et l’art des débats, ce sont les pratiques d’assemblée solidaires d’autres usages, comme les partages du butin, qui font surgir, sous nos yeux de lecteurs de l’Illiade, une représentation de la « chose commune ». De même que l’orateur, portant le sceptre, s’avance vers le centre de l’assemblée, c’est en ce même point central que les guerriers, au retour d’une expédition victorieuse, vont déposer leur butin, appelé « fond commun », les choses communes, désignées par le mot qui va s’imposer sur le plan politique pour dire la « cité » ou, plus précisément, le lieu du politique. L’excellence à la guerre et l’excellence au conseil obéissent au même modèle spatial: un espace centré et égalitaire pour un groupe prenant conscience de soi et qqui commence à décider souverainement de ses propres affaires. Des affaires humaines, d’abord.
Notaires, scribes, messagers: mode de publicité
Pour se dployer un lieu politique a besoin de publicité et d’espace public. Les philosophes rappellent volontiers le sens, aujourd’hui désuet, que Kant donnait à la publicité: celui de rendre public, c’est-à-dire matériellement imprimer et offrir ainsi à la libre discussion. L’imprimerie est au XVIII° siècle une technique essentielle à la difusion des opinions et des débats. Sans elle l’opinion publique, qui est inséparable de la volonté générale, serait restée simple rumeur, condamnée à l’impuissance. Cette forme de publicité que nous devons déjà comprendre historiquement est parfaitement incongrue dans le monde des communes italiennes, dans les assemblées causaques autant que parmi les Ochollo. Mais, dans chacune de ces sociétés, rendre public est un aspect essentiel de s’assembler. Dans les communautés des Cosaques, tous les « documents », toutes les décisions sont communiquées à voix haute sur la place de l’assemblée: la publicité renforce le caractère public du lieu où les hommes libres se réunissent. Si, parmi les cosaques, l’écriture est discrètement présente dans la symbolique du grand encrier d’argent, elle joue dans le monde communal des villes italiennes un rôle beaucoup plus important pour donner forme à la publicité et à l’espace public. Ce sont les notaires avec les consuls qui introduisent le droit romain, établissent les minutes des premières assemblées, mettant par écrit les droits des laïcs, authentifiant les formes de délégation et rendant ainsi publics les pouvoirs que conquièrent la commune. Il faut s’en souvenir: les places civiques, qui nous semblent être le théâtre naturel du pouvoir communal, apparaissent tardivement, deux siècles souvent après les premières pratiques d’assemblée et de conseil. D’autres espaces publics provisoires mais liés à la cathédrale et aux cimetières, permettront une publicité discontinue et moins efficace, assurément, que celle des assemblées Ochollo en Ethiopie du Sud.
Alors que les places publiques et les palais communaux sont édifiés entre le XIII° et le XIV° siècle, sur les emplacements de biens souvent confisqués à des familles vaincues, longtemps après les commencements des communes, dans la société ochollo, les places publiques dans les quartiers et les sous-quartiers se déploient librement comme si elles appartenaient naturellement à l’espace humanisé de ces montagnes. Toutes ces places publiques, actives et régulièrement affairées, contribuent à préparer les assemblées plénières, celles qui ont lieu sur l’aînée des places, le Bekero, au sommet du rocher qui domine le pays dans toute son étendue. L’assemblée plénière est le vrai lieu de la parole politique: ses décisions, acquises par consensus, engagent l’ensemble des Ochollo. La publicité maximale réservée à ce haut lieu, ouvert à tous, est renforcée par l’action des « messagers », chargés de mettre en oeuvre les décisions prises en commun qui ont statut de lois. Pour apprécier l’originalité de la configuration éthiopienne du Sud montagneux, il faut avoir que les places publiques, si familières aux ochollo, n’existent pas dans la plus grande partie de l’Afrique de l’Ouest. Nous sommes certes, peu et mal informés, mais certains anthropologues ont fait remarquer qu’entre le pouvoir du chef ou du roi, et la société organisée en clans ou lignages, il n’y a pas de place pour ce qui pourrait être un espace autre et comme indépendant. Le chef, le roi, rassemble sur sa personne tous les pouvoirs disséminés parami les lignages et les clans. Son pouvoir, très souvent sacralisé, semble ne laisser aucun interstice entre sa personne couverte d’interdits et la société des clans et des lignages qui reconnaît à sa personne le privilège d’assurer l’union des vivants de son royaume avec la totalité dess forces visibles et invisibles de la nature. Ce sont de pareils sociétés, africaines en l’occurence, qui font voir combien les fondements de l’autorité royale sont étroitement liés aux rituels du pouvoir, rituels très complexes qui mobilisent plus de forces et d’énergie que les participations aux assemblées en pays ochollo.
Ecrire la loi, la faire parler.
En évoquant furtivement le vaste continent de royautéa africaines, nous sommes tentés d’insister sur une donnée majeure des commencements du politique dans les cités grecques de deux à cinq cents citoyens « réunis en assemblée »: qu’il n’y avait pas devant les premières pratiques du s’assembler des figures de Souveraineté comme celles qui habitaient les palais mycéniens et l’ensemble du Proche-Orient, pourvoyeur de la tradition mythologique dont hérite pour une part la Grèce d’Hésiode. Les guerriers homériques conduits par Agamemnon, le chef qu’ils se sont choisi, n’avaient pas eu besoin de se faire régicides pour tracer le cercle de l’agora et se reconnaître mutuellement le droit à la parole, sinon à la contradiction. C’est aussi pourquoi en pays grec la publicité semble inséparable d’entrée de jeu de l’espace de l’assemblée à partir duquel se définit tout ce qui est public. Une agora avec la volonté de s’assembler signifie la participation directe des citoyens de plein droit à tout ce qui fait le politique. Dans les documents écrits des premières cités, elle s’impose comme le lieu où l’on délibère, où l’on décide, où l’on compte les voix. C’est sur l’agora et sur les citoyens assemblés que l’on vient dire, en Crête par exemple, qu’on adopte untel, que l’on accepte tels biens en cas d’héritage contesté. C’est aussi sur l’agora que l’on fait la proclamation de poursuite en cas d’homicide, ainsi que Dracon l’énonce pour les Athéniens, aux alentours de 620. L’institution des tribunaux du sang et l’apparition d’un droit pénal en matière d’homicide vont considérablement étayer l’espace public et conforter le champ du politique. Car les premières cités légifèrent, statuent en tant que « nous citoyens de tel lieu » sur le meurtre d’un membre de la communauté civique. Entre 620 et 530, les lois-décisions sur le sang versé s’écrivent en lettres hautes et de couleur sur des stèles dressées aussi bien par de juvéniles cités de Sicile et de Grande-Grèce que dans les cités continentales, comme Argos et Athènes. L’affaire est capitale: si un individu est tué dans l’espace de la cité, c’est désormais la cité, la polis ou la « chose commune » atteinte qui fixe la réparation due aux parents et à la collectivité. Donc, comme l’a noté Louis Gernet, « la solidarité civique joue par-dessus la discipline de la famille ou la solidarité d’un patron ». L’espace civique et publique gagne en extension. Quant au meurtrier, il devient sujet de droit: un agent qui a commis un crime volontaire ou involontaire, ou prémédité, ou encore un meurtre dit légitime, selon la casuistique qui se met en place avec Dracon et Zeleucos – ou dans leurs petites bourgades. Parallèlement la cité va instituer un espace de jugement, un espace public avec participation des citoyens aux jurys: l’affrontement duel entre l’accusation et le présumé coupable se réroule dans le domaine « du » politique.
Assemblée sur l’agora et débattant face à soi de ses propres affaires, les unes après les autres, les cités greque aurait pu choisir de prolonger sur ce terrain ses pratiques de parole à la manière, par exemple, des gens d’Ochollo, cette autre culture de la parole. Il s’est trouvé que des Grecs, vivant en cité, et avertis des usages de velleent alphabétique, ont imaginé d’en faire un instrument de publicité, c’est-à-dire en permettant de rendre publiques les décision et les règles de la vie en commun pour tous les citoyens ayant jugé utile d’apprendre à lire la poignée des lettres permettant de rendre visible les paroles « posées durablement » par la majorité de l’assemblée. « Faire parler la loi » n’est pas seulement une exigence dans la Rome ancienne qui conféré à une lecture autorisée le soin de rendre la loi efficace; c’est également une procédure des Jacobins marseillais en 17891 et 1792, soucieux de préserver la faculté « originaire » pour l’individu citoyen de dire le droit en confiant aux meilleurs d’entre eux le soin de « faire parler la loi » au sein des sociétés patriotiques. En crète, vers 650, la petite cité de Dreros fait graver sur un bloc de calcaire gris la phrase suivante: « La cité a décidé: quand quelqu’un aura été cosme [la plus haute magistrature] pendant dix ans, la même personne ne sera plus cosme… » Que peut donc signifier cette pratique de faire graver sur des pierres, sur des stèles hautes parfois d’un mètre, des décisions comme celles des Dreriens ou des règlements comme celui de Chios, stipulant que « l’assemblée se réunira deux jours après la fête d’Apollon?
Si nous ne retenons pas l’hypothèse ingénieuse que ces inscriptions publiques auraient été écrites à l’intention des épigraphistes à venir, il n’est pas stupide de croire que cette écriture est bien politique, qu’elle est destinée à publier, à offrir matériellement à la discussion ou à l’information des décisions aussi importantes que « se réunir à tel moment » ou bien « le conseil introduira une proposition, et c’est la majorité de l’assemblée qui décidera ce qu’elle veut ». Dès le VII° siècle au moins, l’écriture sur différents matériaux organise l’espace public et contribue à façonner le politique élaboré par les pratiques d’assemblée. Il faut y insister: le régime des premières cités grecques obéit à un modèle volontariste. Toutes les règles, des plus concrètes aux plus ambitieuses, sont sanctionnées par le groupe civique, explicitement en tant qu’il a conscience de lui-même: « Nous, la cité », « il a plu au conseil ou à l’assemblée, etc. L’idée de la souveraineté du groupe sur lui-même se nourrit de toutes ces décisions affichées et exposés en des lieux dits « les plus visibles », et dans des espaces hautement symboliques comme une agora, une acropole ou encore les sanctuaires les plus importants de la cité.
Lieux d’égalité et types d’hommes
Un jour, très certainement, nous apprendrons à travers quelles expériences des sociétés disparues ont inventé la royauté sacrée et les formes de souveraineté qui jalonnent l’histoire des pauvres humains. Pour l’heure, d’après ce que nous savons, les tentatives de par le monde visant à établir des lieux d’égalité semblent avoir été plutôt clairsemées. Quelques clairières au milieu de la grande forêt des inégalités féroces et des hiérarchies naturelles. Si nous en savons peu sur l’institution d’un pouvoir royal d’origine divine, nous pouvons en revanche vérifier dans une histoire proche combien est insolite et culturellement marquée l’affirmation que « l’égalité des droits est établie par la nature ». Les quelques sociétés que nous avons mises en perspective en privilégiant leur manières de s’assembler permettent de repérer quelques-uns des cheminements par lesquels la notion d’individu se transforme là où se construit un lieu du politique. La singularité des Cosaques – ces « dissidents » – autant que l’originalité des Ochollo éclatent en regard des sociétés qui, de l’Inde à la chine ou à l’Afrique, en général, ne peuvent imaginer de rassemblement ou d’assemblée qui feraient abstraction des statuts de parenté, de lignage et de caste. N’importe quel Cosaque peut obtenir la convocation d’une assemblée; chacun des Ochollo qui a demandé la parole la reçoit dans le cercle dont il fait partie. Dans l’une et l’autre société, l’assemblée permet à l’orateur d’accomplir les performances qui vont faire de lui un conseiller écouté, un chef de guerre réputé ou un haut dignitaire de la communauté. La volonté de s’assembler pour débattre des affaires communes ne conduit pas forcément à imposer l’idée d’un individu doué de consentement et pourvu de droits et de devoirs. En revanche, le s’assembler volontaire semble plutôt favoriser l’avènement d’individus libres et portés à l’égalité. Dans les milieux à vocation guerrière, les procédures de tirage au sort peuvent avoir été très importantes pour en venir à se représenter chacun comme semblable à l’autre en tant qu’il reçoit une part plus ou moins égale. Au XVIII° siècle, pour certains, le tirage au sort doit s’effacer devant la procédure d’élection parce que seul l’individu doué de consentement peut légitimer les élus et les gouvernants. La volonté humaine reste étrangère au tirage au sort. Ressemblance et similarité sont certainement des opérateurs de choix dans la définition des modèles d’égalité. Se reconnaître « semblables » comme le font les Spartiates, vraisemblablement sous l’angle de la formation guerrière, n’est pas la même chose que vouloir être égaux devant la loi ou désirer obtenir une part arithmétiquement égale dans la répartition des droits.
Excellence de la guerre, excellence au conseil: ce sont des valeurs que le champ du politique travaille et transforme profondément selon les représentations du Bien commun et de la chose publique. La voie du vote majoritaire semble aller dans le sens de la représentation d’un individu abstrait qui fournit un bon support à l’idée d’égalité de droit. A Sparte, où la communauté des Semblables semble obéir à la gymnastique de l’égalité, la règle de l’assemblée est celle du consensus comme dans l’enclave des Ochollo et dans le cercle des Cosaques. Le vote individuel, secret ou non, la définition d’une majorité, l’établissement d’un quorum, ce sont des données majeures dans l’organisation d’un lieu du politique, quand il prend la voie de son autonomie et son amplitude propre. D’autres développements peuvent surgir qui, dénonçant la violence de la décision majoritaire, confient à la minaurité le soin de défendre ce que Pierre Bayle appellera l’universalité des droits de la conscience privée. Mais, au plus près des manières de s’assembler, se lève la question du type d’homme, des modèles de la citoyenneté et de l’articulation entre les valeurs reconnues à l’individu et celles que la communauté confère à son lieu du politique, qu’il s’appelle Universitas, Foyer Public, Peuple Souverain ou, plus modestement, affaires communes, voire humaines.
Très vite, les premières cités grecques, par exemple, en choisissant une orientation dans le champ ouvert du politique, s’exercent à esquisser les qualités de l’orateur ou du citoyen soucieux du bien vivre en commun. Car il ne suffit pas que les citoyens soient égaux et interchangeables. Ils doivent être droits et vertueux, « carrés », disait Simonide de Céos, d’une noblesse ajusté à la cité. Et très vite surgit la formule: « C’est la cité qui fait l’homme », qui l’instruit, qui en fait l’éducation. Sans que jamais le politique en Grèce ne s’empare de l’instruction pour la rendre publique. Le Bon Gouvernement exige certaines qualités: faut-t-il créer un homme nouveau? donner un fondement vertueux à ce citoyen singulier qui doit, disent les Jacobins, être et connaître la Souveraineté du Peuple? Lourde tâche. Mais les intérêts privés, l’individualisme jouisseur ne menacent-ils pas le jugement et la compétence de l’homme démocratique? Certes, plus qu’un autre, le lieu du politique des Jacobins fait appel à l’individu contre l’Ancien Régime et ses privilèges et ses hiérarchies. Mais aucune configuration du politique à vocation égalitaire ne peut éluder la question du citoyen singulier, de l’individu qui fait saillie dans les pratiques du s’assembler. Il ne peut être un homme sans qualités.
Pour l’oeil comparatiste, il y a donc là des pratiques du s’assembler qui auraient pu ne pas se produire ou engendrer d’autres espèces d’égalité. Des pratiques qui peuvent disparaître: à côté des avancées furtives et des tracés fulgurants, certaines conquêtes, sur plusieurs siècles, ne semblent définitives que parce qu’elles bénéficient de l’oubli et de l’évanescence d’autres expériences, inouïes et àjamais effacées. Là où l’histoire, celle des lycées et des universités, nous propose le parcours passionnant de nos Grecs à nous, ou inversement, sans même les accessoires de nos modernes et de leurs facettes, l’anthropologie, celle qui s’éveille comparative chaque matin, celle qui se sent pleinement libre d’aller de culture en culture, de faire son miel partout où s’assembler a poussé et donné des fleurs, nous invite, par son goût de la dissonance à mettre en perspective des sociétés aux contrastes excessifs ou secrets, à la mesure du regard qui les surprend, les assemble ou les sépare pour en découvrir d’autres, ailleurs, sans frontières de temps ou d’espace. Et pourquoi? – car la question repousse comme un chiendent dès que le Savoir s’inquiète de la discipline et de son avenir. Parce que, d’abord, la mise en perspective de plusieurs expériences produit le plus souvent des espaces d’intelligibilité dont les historiens du politique, voire même les philosophes, connaissent le prix et la tonicité en leur domaine de réflexion. Ensuite parce que plusieurs commencements, observés dans le concret de leur cheminement, permettent d’analyser comme au microscope les composantes des configurations voisines et dont chacune en ses traits différentiels permet peut-être au comparatif attentif d’entrevoir le clinamen qui signe la formule d’une microconfiguration du politique parmi une série de possibles.