Philo: Extraits/Citations

Jacques LACAN

« MON ENSEIGNEMENT, SA NATURE ET SES FINS » Conférence faite à Bordeaux le 20 avril 1968

« Si j’ai accepté de rendre visite à une clinique psychiatrique, c’est que j’avais tout lieu de présumer que ce n’était pas sans raison qu’il m’était demandé de prendre part à ce que l’on appelle dans le jargon de nos jours un colloque.

Pas mas ce terme. Je l’aime assez. On parle ensemble, je veux dire dans le même endroit. Cela ne veut pas dire pour autant que ça pense. Chacun parle, et comme c’est dans le même endroit, ça colloque. « Colloque » est un terme sans prétention, à la différence du terme « dialogue ». Dialoguer est une des plus énormes prétentions de notre époque. Vous avez déjà vu des gens dialoguer? Les occasions où l’on parle de dialogue ressemble toujours un petit peu à des occasions de ménage.

J’espérais donc colloquer. Mais étant donné votre nombre, ce sera beaucoup plus difficile que je ne le pensais.

Le fait est que je n’ai absolument rien préparé qui vous soit spécialement destiné. Il m’est facile de vous dire pourquoi. Si j’étais amené à tenir devant vous quelques propos sans trouver d’autre appui dans votre assistance que son silence, j’aurais le sentiment de faire le geste de la semeuse. Mais ce n’est pas parceque vous êtes en rangs que cela fait des sillons, et que les graines soient sûres de trouver un terrain où lever. C’est pourquoi j’aimerais qu’un certain nombre de personnes qui s’étagent dans cette salle veuillent bien avoir la gentillesse de me poser une question.

C’est bien sûr tout à fait invraisemblable, mais c’est la requête que je fais, comme chaque jois qu’il m’est arrivé de parler, et ce n’est pas si souvent, dans un contexte qu’il faut bien dire m’être étranger, car je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup parmi vous qui aient suivi ce que j’enseigne.

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Ce que j’enseigne a fait un certain bruit. Cela date du jour – que j’ai retardé, Dieu merci, le plus longtemps que j’ai pu – où j’ai recueilli quelque chose que j’ai dû appeler Écrits, au pluriel, car c’est le terme qui me paraissait le plus simple pour désigner ce que j’allais faire.

J’ai ramassé sous ce titre les choses que j’avais écrites histoire de mettre quelques points de repères, quelques bornes, comme des mâts que l’on plante dans l’eau pour y accrocher les barques, à ce que j’avais enseigné d’une façon hebdomadaire pendant une vingtaine d’années. Je ne crois pas m’être beaucoup répété. J’en suis même assez sûr, car je me suis donné comme ligne, comme impératif, de ne jamais redire les mêmes choses. Alors, cela fait tout de même un certain truc.

Au cours de ces longues années d’enseignement, je composais de temps en temps un écrit qui me paraissait important à poser comme un pylône, la marque d’une étape, le point où l’on en était arrivé à telle année. Puis j’ai réuni tout ça. C’est tombé dans un contexte où les choses avaient fait du chemin depuis le temps que j’avais commencé dans l’enseignement.

Je parlais pour des gens que cela intéressait directement, des gens précis qui s’appellent des psychanalystes. Cela concernait leur expérience la plus directe, la plus quotidienne, la plus urgente. C’était expressément fait pour eux, cela n’a jamais été fait pour personne d’autre. Mais il est vrai que je m’étais bien aperçu que cela pouvait aussi intéresser des gens à qui ça ne s’adresse pas et que cela ne concerne pas du tout. Toute production de cette nature a toujours un caractère exemplaire, pour autant qu’elle fait face à une difficulté que l’on sent, une vraie chose, une chose concrète, pour employer un autre mot à la mode. Lire ce que j’ai écrit, même si on ne comprend pas très bien, ça fait de l’effet, ça retient, ça intéresse. On n’a pas si souvent l’impression de lire un écrit qui soit nécessité par quelque chose qui urge, et qui s’adresse à des personnes qui ont vraiment quelque chose à faire, quelque chose qui n’est pas commode à faire.

C’est d’abord pour cette raison, je suppose, que ces Écrits que, pris par un autre bout, on peut s’accorder à considérer comme illisible, les gens font au moins semblant de les lire, ou de les avoir lus. Naturellement, pas les gens dont ce serait le métier, c’est à dire les critiques. Cela les obligerait à faire leurs preuves en écrivant quelque chose qui aurait au moins un rapport avec ce que j’avance, mais là, ils se méfient. Comme vous pouvez le remarquer ce livre n’a pas été très critiqué. Sans doute est-il très épais, difficile à lire, obscur. Ce n’est pas du tout fait pour la consommation courante.

Ce propos, pourriez-vous me dire, porte peut-être une excuse. Cela pourrait vouloir dire que je me dis que j’aurais dû en faire un pour la consommation courante, ou même que je vais en faire un. Oui, c’est possible. Je vais peut-être essayer. Mais je n’ai pas l’habitude. Il n’est du tout sûr que cela réussisse. Il vaudrait peut-être mieux que je n’essaie pas de forcer mon talent. Je ne trouve pas non plus que ce soit souhaitable en soi, car la consommation courante, ce que j’enseigne finira bien par y entrer. Il va y avoir des personnes qui s’y mettront, qui le feront circuler. Ce ne sera pas tout à fait la même chose bien sûr, ce sera un petit peu laminé. On tâchera de faire entrer ça dans un certain brouhaha. On tâchera autant que possible de le restituer par rapport à un certain nombre de ces convictions bien solides qui font l’assiette de chacun dans cette société, comme dans toutes.

Je n’entends pas du tout porter ici des critiques contre la société où nous vivons. Elle n’est ni mieux ni pire que les autres. Une société humaine a toujours été une folie. Ça ne va pas plus mal comme ça. Ça continuera toujours de la même façon. Il faut tout de même reconnaître qu’un bon nombre d’idées sont de plus en plus dépourvues d’arêtes. Tout se continue dans tout. Cela finit même par donner à tout le monde et à chacun une sorte de nausée. Tout à l’heure au déjeuner, dans le petit cercle de ceux qui m’ont si gentiment accueilli, on parlait de ce qui s’appelle la TV, et qui vous permettra d’arriver à chaque instant sur la scène du monde pour être tenus au courant de tout ce qui est culturel Plus rien ne vous échappera de ce qui est culturel.

Je voudrais à ce propos appeler votre attention sur une différence majeurs, que l’on a peut-être pas assez mise en relief, entre l’homme et les animaux. Elle vaut d’être relevé parce que justement on l’oublie. Je parle d’une différence dans le contexte de la nature, car je ne veux pas du tout faire du culturalisme.

A la différence de tout ce qui se passe à tous les niveaux du règne animal – ça commence à l’éléphant et à l’hippopotame et ça finit à la méduse – l’homme se caractérise dans la nature par l’extraordinaire embarras que lui donne – comment appeler ça? mon Dieu,de la façon la plus simple – l’évacuation de la merde.

L’homme est le seul animal pour qui ça pose un problème, mais prodigieux. Vous ne vous en rendez pas compte parce que vous avez de petits appareils qui évacuent ça. Vous n’imaginez pas où ça va ensuite. Par des canalisations tout ça se rassemble dans des endroits formidables que vous ne soupçonnez pas, où ça s’accumule, et après, il y a des usines qui reprennent ça, qui les transforment et qui en font toutes sortes de choses qui retournent dans la circulation par l’intermédiaire de l’industrie humaine, qui est une industrie très bouclée. Il est frappant qu’il n’y ait pas, que je sache, de cours d’économie politique pour y consacrer une leçon ou deux. C’est un phénomène de refoulement qui, comme tous les phénomènes de refoulement, est lié aux nécessité de la bienséance. Seulement on ne voit pas très bien laquelle.

Il y a un homme d’esprit que je rencontrais il y a bien longtemps, et je regrette de ne pas l’avoir vu davantage, il est assez connu, c’est Aldous Huxley. C’était un homme charmant, de bonne famille, et qui n’était pas tout à fait idiot, pas du tout même. Je ne sais s’il vit encore. Procurez-vous donc de lui, paru chez Stock, si mon souvenir est bon, Adonis et l’alphabet. Ce titre n’annonce évidemment pas le chapitre qu’il contient sur ce dont je viens de parler, la grande voirie.

Il est toujours choquant de parler de ça, alors que tout ça a toujours fait partie de ce qu’on appelle la civilisation. Une grande civilisation est d’abord une civilisation qui a une voirie. Tant qu’on ne partira pas de choses de ce genre, on ne dira rien de sérieux.

Chez les peuples que depuis un certain temps on appelle primitifs, je ne sais pas pourquoi, alors qu’ils n’ont absolument aucun caractère de primitivité, ou disons, dans les sociétés dont s’occupent les ethnologues – encore que, depuis que des théoriciens ont mis leurs pattes là-dedans en bafouillant sur le primitif, l’archaïque, le pré-logique, et autres foutaises, personne ne comprenne plus rien -, eh bien, il y a moins de problèmes de voirie,. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas. Et c’est peut-être parcequ’ils ont moins de ces problèmes qu’on les a appelés des sauvages, et même des bons sauvages, et qu’on les considère comme des gens plus près de la nature.

Mais pour ce qui est de l’équation grande civilisation = tubes et égouts, c’est sans exception. A Babylone il y a des égouts, à Rome il n’y a que ça. La Ville commence par là, Cloaca maxima. L’empire du monde lui était promis. On devrait donc en être fier. La raison pour laquelle on ne l’est pas, c’est que si l’on donnait à ce fait sa portée, si l’on peut dire, fondamentale, on s’apercevrait de la prodigieuse analogie entre la voirie et la culture.

Ce n’est plus maintenant un privilège. Tout le monde en est plus que couvert. Ca se fige sur vous, la culture. Engoncé comme on est dans une carapace de déchets qui viennent ainsi de là, on essaie de donner vaguement à ça une forme. A quoi cela se résume-t-il? A de grandes idées générales, comme on dit. L’histoire, par exemple.

Ca arrange bien les choses, l’histoire. Ca n’a pas un seul sens, ça en a trente six. Il y a des gens pour avoir donné à ça une sorte de support. Naturellement pour rien au monde on irait voir ce que cela veut dire exctement dans Hegel. Il y en a d’autres avant lui, Bossuet, par exemple. Celui-là avait tout mis dans les mains de la Providence. Là au moins, c’était clair. Je dois dire que j’ai une grande estime pour le Discours sur l’histoire universelle.

D’abord, c’est lui qui a inauguré le genre, et il l’a fait sur des principes clairs. C’est Dieu qui pousse les pions sur le damier. Voilà qui mérite en effet le nom d' »histoire ». Tout tourne autour de l’histoire qui est arrivé à un monsieur. C’est pas mal, ça a mis d’autres gens en appétit, ça a fait l’histoire beaucoup plus profonde. Je ne dis pas que ces idées soient toutes irrecevables, mais on en fait de drôles d’usages.

Ne croyez pas pour autant que la culture est un but que je désaprouve. J’en suis bien loin. Ca décharge. Ca décharge complètement de la fonction de penser. Ca décharge de la seule chose qui ait un petit intérêt dans cette fonction, qui est tout à fait inférieure. Je ne vois pas pourquoi on irait mettre un quelconque accent de noblesse sur le fait de penser. A quoi est-ce qu’on pense? Aux choses dont on n’est absolument pas maître, qu’il faut tourner, tournailler, ternte six fois dans le même sens avant de réussir à comprendre. Ca c’est ce qu’on peut appeler la pensée. Cogitant j’agite, je trifouille. Ca ne commence à devenir intéressant que quand c’est responsable, à savoir que ça apporte une solution, autant que possible formalisée. Tant que ça n’aboutit pas à une formule, à une formalisation, et autant que possible mathématique, on n’en voit pas l’intérêt, ni la noblesse. On ne voit pas ce qui mériterait qu’on s’y arrête.

L’histoire sert à faire l’histoire de la pensée, je veux dire, à se débarasser enfin des petits efforts comme ça, timides, souvent très estimables, souvent scrupuleux – à la vérité c’est cela qui surnage le mieux -, que tel ou tel a pu faire pour résoudre certains problèmes. Comme cela ambarasserait formidablement nos professeurs de tirer le fil et de dire ce qu’ils pensent de la logique de Descartes, ou de quelques uns de ces égarés-là, si ça tient le coup au-delà de son foutu temps, il est plus commode de faire l’histoire de la pensée, ce qui revient à chercher ce qu’ils se sont refilé l’un à l’autre. C’est passionnant, surtout quand c’est une connerie, et quand on voit ce qui a survécu comme ça.

Ce mécanisme que je vous ai fait remarquer opère d’une façon tout à fait actuelle. Ce n’est pas de la théorie, je ne suis pas là pour monter la théorie en épingle. Vous pouvez le voir sous vos yeux, sans aller à la Faculté, où c’est d’ailleurs bien ce qu’on vous enseigne sous le nom de « philosophie ».

Vous savez la grande bêtise qu’on nous a inventée récemment. Il y a la structure et il y a l’histoire. Les gens qu’on a mis dans le pot de la structure – je le suis, ce n’est pas moi qui m’y suis mis, on m’y a mis comme ça – sont censés cracher sur l’histoire. Il faudrait savoir de quoi on parle quand on parle de structure. J’essaierai de vous en dire quelque chose.

Il est toujours difficile d’épingler sans malentendu ce dont il s’agit dans le champ sur quoi on cogite vraiment. Les mots on souvent un peu trop traîné dans toutes sortes de confusions. C’est bien ce qui permet à certains d’employer aujourd’hui la réduction historique, qui n’a rien à faire avec les droits théoriques, si l’on peut dire, de la fonction de l’histoire. Alors, on lâche les questions concernant, non pas la structure, mais ce que l’on appelle le structuralisme. C’est ainsi que, au cours d’un entretien qui précédait ma venue devant vous, une personne, d’ailleurs fort estimable, m’a dit – « Vous ne pourriez pas dire quel rapport ce que vous dites, ce que vous faites, ce que vous avancez, a avec le structuralisme? » J’ai répondu – « Pourquoi pas? » Alors posons bien les choses, et suivons le processus.

Ce que l’on appelle le mouvement culturel a une fonction de brassage et d’homogénéisation. Quelque chose qui émerge a certaines qualités, certaine verdeur, certaine pointe. C’est un bourgeon. Ledit mouvement culturel le malaxe jusqu’à ce que ça devienne complètement réduit, infâme, communiquant avec tout. Malgré tout, ça ne satisfait pas, il faut bien le dire. Non pour des raisons liés à des exigences internes, mais commercialement. Déraciné, ça s’épuise. Bien que j’ai prononcé des gros mots, je peux me permettre de vous répéter la formule qui m’est venu à ce propos. On veut bien manger de la merde, mais pas toujoours la même. Alors j’essaie d’en procurer une neuve.

L’origine de la nouvelle mode, ce que vous appeler le « structuralisme », c’est qu’on veut faire servir au même commerce des hommes qui ne s’y réduisent pas facilement, qui étaient restés dans des petits coins. Par quel processus, fonction de résistance, se sont-ils trouvés isolés, puis associés, assimilés, agglutinés, il faudrait l’étudier dans l’ensemble. J’ai une chance folle d’être compté parmi eux, et je m’en trouve très bien. Ce sont des gens qui avaient mis chacuns dans leurs petits bidules un peu plus de sérieux Lévi-Strauss, chapeau. On ne pourra plus faire aussi bien à l’avenir, c’est sûr. C’est écrasant. Et puis il y en a d’autres. De temps en temps on en change un.

Pour l’instant on s’emploie sérieusement à ce que tout cela rentre dans la circulation générale, on en fout un coup pour ça. Ah oui, la solution n’est pas mauvaise. Jusqu’ici, je résiste à l’oppération, car ils ne savent pas très bien par quel bout prendre ce que je dis. Ils ne savent pas parce qu’ils n’en ont aucune espèce d’idée, et pour cause, de ce que cela concerne, encore que cela fasse partie à leurs yeux d’un même tabac. Il leur faut commencer par résorber ça comme le reste, mais ils ne savent pas comment faire. Ils trouveront surtout si je les aide.

2

Ce que j’enseigne, il saute aux yeux que cela se rapporte à ce qui s’appelle l’expérience psychanalytique. On veut transporter tout ça dans je ne sais pas quoi, quelque chose que ça ne met dans aucun cas de savoir, ce qu’on appelle de ce mot aimable qui ressemble à un éternuement Weltanschauung. Loin de moi pareille prétention. C’est la chose dont j’ai le plus horreur. Dieu merci, je ne m’y livrerai jamais. Aucune Weltanschauung. Et même, toutes les autres, de Weltanschauungen, je les vomis.

Il s’agit dans ce que j’enseigne de tout autre chose, de procédés techniques et de précisions formelles concernant une expérience, qui, ou bien est sérieuse, ou bien est une incroyable errance, une chose folle, délirante. Ca en a d’ailleurs tout l’aspect quand on la voit de l’extérieur. Le trait fondamental de l’analyse, c’est que les gens finissent par se rendre compte qu’ils ont déconné à pleins tuyaux pendant des années.

J’essaie pour ma part de montrer, en partant de ce qui en élucide la raison d’être, pourquoi ça tient, pourquoi ça se poursuit, pourquoi ça arrive à quelque chose qui très souvent n’est pas du tout ce qu’on croit devoir annoncer à l’extérieur et réclamer concernant l’opération. Il saute aux yeux que c’est une opération de discours, une opération-discours. Vous me diriez qu’il y en a qui passent toute leur analyse à se taire. Dans ce cas là, c’est un silence éloquent.

Le discours, on n’a pas attendu l’analyse pour s’y intéresser. C’est même de là qu’est parti tout ce qui est science. Il ne suffit pas d’imaginer la philosophie dans le registre que je vous disais tout à l’heure, à savoir comment on s’est refilé d’âge en âge de belles pensées. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. La philosophie a servi à préciser dans quelle mesure il pourrait sortir de l’opération-discours des choses suffisamment certaines pour être qualifiées de science.

Pour qu’il en sorte une science, la nôtre, qui tout de même fait ses preuves – preuves de quoi, c’est à voir, mais en tous cas d’efficacité -, on y a mis le temps. C’est toute une histoire de mise au point de l’usage correct du discours, et rien d’autre.

Et l’expérience, me direz-vous? Justement l’expérience ne se constitue comme telle que si on la fait partir d’une question correcte. On appelle ça une hypothèse. Et pourquoi hypothèse? Il s’agit tout simplement d’une question correctement posée. Autrement dit quelque chose a commencé à prendre forme de fait, et un fait, c’est toujours fait de discours. La psychanalyse, qui est un cas absolument inédit de discours, nous porte à réviser un tout petit peu la position du problème à la racine. Elle nous incite par exemple à interroger le phénomène que constitue l’apparition d’une logique, ses aventures, et les choses étranges qu’elle à fini par nous montrer.

Il y a eu un nommé Aristote dont la position – ce que vous allez croire après cette déclaration, peu importe – n’était pas sans analogie avec la mienne. On ne peut pas très bien savoir à quoi, à qui il avait affaire. On les appelle, confusément, vaguement, des sophistes. Il faut se défier naturellement de ces termes là, il faut être très prudent. Il y a en somme un black-out sur ce que les gens tiraient de l’oracle des sophistes. C’était sans doute quelque chose d’efficace, puisque nous savons qu’on les payait très cher, comme les psychanalystes. Aristote, lui, en a tiré quelque chose, qui est d’ailleurs resté complètement sans effet sur ceux à qui ça s’adressait. C’est pour lui comme pour moi, c’est pareil. Les psychanalystes déjà bien installés dans le truc, ce que je raconte ne leur fait ni chaud, ni froid. Mais poursuivons, poursuivons, espérons.

Tous ces petits machins merveilleux que l’on trouve dans les Premiers analytiques, les Seconds, les Catégories, on a appelé ça de la logique. C’est maintenant dévalué, parce que c’est nous qui faisons de la vraie, de la sérieuse logique, depuis pas longtemps, le milieu du XIX° siècle, il y a un siècle et demi.

La logique correcte, stricte, vraie, est celle qui a commencé à un nommé Boole. Elle donne l’occasion de réviser quelques idées. On croyait depuis toujours que, quand on avait poser quelques bons petits principes au départ, tout ce qu’on pouvait en tirer tournait en rond, et qu’on était sûr de retomber toujours sur ses pattes. L’important c’était que le système se soit pas contradictoire. La logique, c’était uniquement ça. Et là, on s’aperçoit que pas du tout. On découvre un monde de trucs qui nous échapent. Si par hasard quelques personnes, par-ci, par-là, ont entendu parler d’un certain Gödel, elles peuvent savoir que même l’arithmétique se trouve être un panier, je ne dis pas avec un double fond mais avec un fond archi-percé. Tout fout le camp par un trou dans le fond.

Ca, c’est intéressant et il n’est pas exclu que de s’y intéresser ne soit pas sans valeur formatrice pour quelqu’un comme un psychanalyste. Mais pour l’instant c’est sans issue, parcequ’il y a là un problème bien particulier que j’appellerai la question de d’âge. Pour faire de la logique sérieusement, comme pour tout ce qu’il y a de reste dans la science moderne, il faut s’y mettre avant d’avoir été complètement crétinisé, par la culture précisément. Evidemment, crétinisé on l’est toujours un petit peu, on n’échappe pas à l’enseignemenbt secondaire. Certes, cela a peut-être aussi sa valeur, car ceux qui survivent à ça avec une véritable vivacité scientifique, ce sont des cas, tout un chacun vous le dira. Par exemple, mon bon ami Leprince-Ringuet, qui se crétinisait en même temps que moi au collège où j’ai usé mes culottes, en a réchappé tout de suite de façon vive et brillante. Moi, il m’a fallu la psychanalyse pour que je m’en sorte. Il faut dire qu’il n’y en a pas beaucoup qui en ont profité comme moi.

La logique est une chose assez précise qui demande quelques ressorts mentaux qui ne soient pas complètement fatigués par tout ce qu’on vous fait avaler comme stupidités. Il faudrait donc que je les aies très jeunes. Seulement, être très jeune, ce n’est pas non plus la meilleure condition pour faire un bon psychanalyste. Mais quand quelqu’un arrive après une certaine expérience à entrer dans la profession de psychanalyste, il est trop tard pour lui apprendre ces choses tout à fait de premier plan qui le formeraient à une certaine pratique.

J’ai parlé de logique pour vous donner un point de mire. Il n’y a pas que ça, mais la logique est est exemplaire si nous la prenons au niveau de Stote, parce qu’il a manifestement cherché à inaugurer quelque chose. Certes, ces gens, les sophistes, s’en servaient déjà, de la logique, et d’une façon certainement très étonnante, très brillante, très efficace, sur un certain plan de raisonnement? Ce n’est pas parce qu’ils ne l’ont pas eux-mêmes nommée que ça n’était pas là, c’est sûr. Pourquoi auraient-ils eu tant de succès à solliciter les citoyens, et aussi bien les non-citoyens, et à leur donner des trucs pour triompher dans le débat ou pour agiter les questions éternelles de l’être et du non-être, si cela n’avait pas eu des effets formateurs? Stote a essayé de mettre là dedans une technique, ce que l’on appelle l’Organon. Il en est sorti une lignée qui est celle des philosophes, avec le résultat que vous voyez actuellement, à savoir que c’est un tout petit peu épuisé, puisque nous en sommes en philosophie à l’histoire de la pensée. Cela veut dire qu’on tire vachement la langue. Heureusement qu’il y a encore pour essayer de vous regonfler tout ça quelques faux-monnayeurs, que l’on appelle les phénoménologues. La psychanalyse c’est une chance, une chance de repartir.

3

Comme je crois l’avoir fait sentir, il y a le plus étroit rapport entre l’apparition de la psychanalyse et l’extension vraiment régalienne des fonctions de la science. Bien que cela n’apparaisse pas pas tout de suite, il y a un certain rapport de contemporanéité entre le fait de ce qui s’isole et se condense dans le champ analytique, et le fait que partout ailleurs il n’y ait plus que la science qui ait quelque chose à dire. C’est une déclaration scientiste, ça, me direz-vous. Mais oui, pourquoi pas? Pourtant, ce ne l’est pas tout à fait, car je n’y ajoute pas ce que l’on rencontre toujours en marge de ce qu’on est convenu d’appeler le scientisme, à savoir un certain nombre d’articles de foi auxquels je ne participe à aucun degrès. C’est par exemple l’idée que tout cela représenterait un progrès. Progrès au nom de quoi?

Une objection m’a été présentée tout à l’heure, qui viendrait, paraît-il, de certains coins où on s’étiquette psychanalystes. Je dois dire qu’elle m’a inspiré. Elle m’a été transmise par une dame dont on m’a dit qu’elle avait fait une conférence sur ce qu’il raconte, Lacan. Grâce à elle en somme, je me laisse un petit peu aller. Si j’ai bien compris l’objection dont il s’agit se formulerait comme ceci -« Pourquoi avez-vous trouvé nécessaire de mettre dans le coup le sujet? Où y a-t-il trace dans Freud du sujet? »

Je dois vous dire que ça m’en a foutu un coup. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’après un certain temps, temps que je gaspille, i se creuse un fossé entre vous et l’effet de la culture, du journalisme. Maintenant que je suis en vue, il me faut un intermédiaire pour que je sache où peuvent encore en être certains. Ils trouvent donc que c’est une nouveauté, une invention, que de mettre le sujet dans le coup à propos de Freud. Sincèrement j’invoque ici quiconque n’est pas psychanalyste, d’ailleurs il ne doit pas y en avoir beaucoup. N’importe qui d’un tant soit peu informé de ce dont on parle sait qu’il s’git dans Freud de trois choses.

La première, c’est que ça rêve. C’est pas un sujet, ça, non? Qu’est-ce qu’on fout là tous? je ne me fais pas d’illusion, un auditoire, si qualifié soit-il, ça rêve pendant que je suis là en train de m’escrimer. Chacun pense à ses petites affaires, votre petite amie que vous allez retrouver tout à l’heurs, votre voiture qui est en train de couler une bielle, quelque chose qui ne va pas par là.

Et puis ça rate. Voir le lapsus, l’acte manqué, le texte même de votre existence. Ca rend bouffon, grotesque, ce qu’on est toujours en train de fomenter devant vous concernant des fonctions idéale de la conscience et tout ce qui s’en suit, de l’ordre de la personne qui doit arriver à une maîtrise. Je ne sais pas de quoi il s’agit. Vous pouvez voir dans mes Ecrits ma stupeur quand je lis des choses qu’a élucubrées mon cher ami, je l’adore, Henri Ey. Il s’agissait pour lui de civiliser les psychiatres, alors il a inventé l’organo-dynamisme, truc complèement chiqué qui ne ressemble à rien. Je défie quiconque de voir un rapporte entre ce à qui nous avons affaire, le texte du sujet, et quoi que ce soit qu’il vous ait élucubré à propos de cette soi-disant synthèse, de la construction de la personnalité, et de je ne sais pas quoi encore. Où sont-elles ces personnalités construites? Je ne sais pas, je les cherche comme Diogène avec une lanterne. Ce qu’il y a de beau c’est que, malgré tous les appels que l’on fait à ces constructions, ça rate en effet. C’est ça qui veut dire quelque chose. Ce n’est jamais réussi que pour les autres. Il y a même des gens dans la salle qui se sont levés. Moi, j’ai réussi à me coucher.

Troisièmement, ça rêve, ça rate, ça rit. Je vous le demande, ces trois choses là, c’est subjectif ou ça l’est pas? Il faudrait savoir de quoi l’on parle. Les gens qui se demandent quel besoin j’ai eu de ramener le sujet quant il s’agit de Freud ne savent absolument pas ce qu’ils disent. Je dois constater que c’est là qu’ils en sont, alors que je m’imaginais que ce sur quoi on résistait était tout de même plus relevé. Le sujet dont il s’agit n’a rien à faire avec ce que l’on appelle le subjectif au sens vague, au sens de ce qui brouille tout, ni non plus avec l’individuel. Le sujet est ce que je définis au sens strict comme effet de signifiant. Voilà ce qu’est un sujet, avant de pouvoir être situé, par exemple dans telle ou telle des personnes qui sont là à l’état individuel, avant même leur existence de vivants.

On peut, bien sûr, dire par convention -« C’est un bon ou un mauvais sujet, c’est un sujet moral, c’est le sujes de la connaissance », ou de tout ce que vous voudrez. C’est vraiment une histoire folle, cette idée de sujet de la connaissance, on se demande comment on peut encore parler de ça en classe de philosophie. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose, que tout ce qui est vivant en sait toujours assez, juste ce qu’il faut pour subsister. On ne peut rien dire de plus. Ca s’étend à tout le règne animal ou, pourquoi pas, végétal.

Quand à l’idée de mettre ce qu’on appelle l’homme en rappport avec ce qu’on appelle le monde, elle nécessite que ce monde, nous le considérions comme un objet, et que nous fassions du sujet une fonction de corrélation. Le monde pensé comme ob-jet suppose un sub-jet. Ce rapport ne peut prendre substance, essence, que d’une grande image de contemplation dont le caractère complètement mythique est manifeste. Nous imaginons qu’il y a eu des gens qui contemplaient le monde. Il y a évidemment dans Aristote, à certains moments, des choses qui ressemblent à ça, quand il parle des sphères. Cela veut dire simplement qu’il n’a aucune autre théorie à donner des sphères célestes que d’y impliquer un mouvement de contemplation.
Nous savons, nous ce que c’est qu’une science. La science, aucun de nous n’en est maître dans son ensemble. Elle cavale à toute pompe de son propre mouvement, la petite science, au point que nous n’y pouvons rien. Ceux qui sont le plus dans le coup sont aussi ceux qui en sont le plus embarrasés.

Tout ce qu’il peut y avoir d’expérience un peu éclairée indique que le sujet est dans la dépendance de cette chaîne articulée que représente l’acquis scientifique. Le sujet a à y prendre sa place, à se situer comme il peut dans les conséquences de cette chaîne. Il lui faut réviser à chaque instant toutes les petites représentations intuitives qu’il s’était faites, , et qui passent dans le monde et même dans les catégories soi-disant intuitives. Il faut tout le temps qu’il mette tout l’appareil sur le métier, histoire même de se loger. C’est tout juste s’il n’est pas déjà foutu dehors de ce système. C’est d’ailleurs le but du système. Autrement, le système échoue. C’est par là que dure le sujet. Si quelque chose nous redonne le sentiment qu’il y a un endroit où on le tient, où c’est à lui qu’ a affaire, c’est à ce niveau qui s’appelle l’inconscient. Parce que tout ça, ça rate, ça rit, ça rêve.

Ca ne rêve, ça ne rate ni ne rit, autrement que d’une façon parfaitement articulée. A tous les temps de son approche, de sa découverte, de sa mise au jour de ce dont il s’agit dans l’inconscient, que fait Freud? A quoi passe-t-il son temps? A quoi a-t-il affaire? Que ce soit texte du rêve, texte du mot d’esprit ou forme de lapsus, il manipule des articulations de langage, de discours.

En marge d’une petite gravure de Goya, on trouve écrit -« Le sommeil de la raison engendre des monstres ». C’est beau, et comme c’est Goya, ça l’est encore plus, on les voit, ces monstres. Voyez-vous, quand on parle, il faudrait toujours savoir s’arrêter à temps. Rajouter « engendre des monstres », n’est-ce pas que ça a fait du bien? C’est un début d’élucubration biologique. La biologie elle aussi a mis longtemps à accoucher de science. On s’est longuement attardé au veau à six pattes. Ah! les monstres, tout ça, l’imagination, ça nous fait un plaisir… Oh! comme c’est bien les psychopathes, vous savez, disent les psychiatres, ça grouille, ça fourmille, ça invente, ça imagine, c’est épatant. Il n’y a qu’eux pour se l’imaginer. Je ne peux pas vous dire comment c’est pour le psychopate, je ne le suis pas assez, mais ça n’est certainement pas du tout ce que les psychiatres en imaginent, surtout quand ils partent de je ne sais pas quoi, de la physiologie de la sensation, ou de la perception, pour passer à la construction, puis à la généralisation, tout ça afin d’essayeer de penser à quel endroit ils achoppent, les pauvres. Tout ça n’a absolument aucun rapport avec leurs constructions, on peut le toucher du doigt.

Salvador Dali « Le Sphinx de Barcelonne » (1939)

Il faudrait donc savoir s’arrêter. Le sommeil de la raison – c’est tout. Qu’est-ce que ça veut dire alors? Que c’est la raison qui favorise qu’on reste dans le sommeil. Là aussi, je ne sais pas si vous ne risquez pas d’entendre de ma part une petite déclaration d’irrationalisme. Mais non, c’est le contraire. Ce que l’on voudrait mettre dehors, exclure, à savoir le règne du sommeil, se trouve ainsi annexé à la raison, à son empire, à sa fonction, à la prise du discours, au fait que l’homme habite le langage, comme dit l’autre. Est-ce irrationalisme que de s’en apercevoir, et de suivre les cheminements de la raison dans le texte même du rêve? Toute une psychanalyse se déroule peut-être avant ce qui pourrait peut-être bien arriver, à savoir qu’on touche un point de réveil.

Freus a écrit quelque part Wo es war, soll Ich werden. Même si nous le prenons au niveau de sa seconde topique, qu’est-ce d’autre qu’une certaine façon de définir le sujet? Là où c’était le règne du sommeil, je dois advenir, devenir, avec l’accent spécial que prend en allemand le verbe werden, auquel il faut donner sa portée de croissance dans le devenir. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire? – si ce n’est que le sujet est déjà chez soi au niveau du Es.

On n’a pas à chipoter que Freud, dans sa seconde topique, c’est un certain système, celui de la perception-conscience, qu’il appelle das Ich, avec l’article, car il n’y a pas en allemand de mots fonctionnant comme moi et je en français. Das Ich, c’est quelque chose comme les deux autres instances, pour employer ce terme vague, auquel il l’associe, l’Es et l’Über-ich. C’est quoi? – si ce n’est, à proprement parler, le noyau du sujet.

Il pourrait même s’agir de cette fonction grotesque, ridicule, sur laquelle se sont naturellement jetés ceux qui étaient pendant un temps mes compagnons de route, et qui venaient, Dieu sait d’où, pleins de la psychologie, et ce n’est pas une préparation pour la psychanalyse. Je parle de la fonction de l’intersubjectivité. Ah! Lacan, le « Discours de Rome », « Fonction et champ de la parole et du langage », l’intersubjectivité! Il y a toi, il y a moi, on se le dit, on s’envoie des choses, alors on est intersubjectifs. Tout cela est purement confusionnel.

Je pense que vous devez savoir ma position sur ce point, sinon je suis en état de vous la faire mieux sentir. La confusion du sujet avec le message est une des grandes caractéristiques de tout ce qui se dit de sot sur la prétendue réduction du langage à la communication. L’essentiel du langage n’a jamais été la fonction de communication. Je suis parti de là.

Von Frisch croit que les abeilles ont un langage parce qu’elles se communiquent des choses. C’est exactement du même ordre que ce que disent de temps en temps les gens quand ça les prend, que nous recevons des messages des corps étoilés, sous pretexte qu’il nous en parvient quelque chose. En quoi est-ce un message? Si on donne un sens au mot « message », il faut qu’il y ait une différence avec la transmission de quoi que ce soit. Sinon, tout serait message dans le monde. D’ailleurs, d’une certaine façon, tout l’est, étant donné ce qui met à la mode les fonctions de transmission et de véhiculation d’informations, comme on dit. Il n’est pas difficile de s’apercevoir que cette information, on peut la formaliser comme s’inscrivant exactement au sens inverse de la signification. Cela montre à soi tout seul qu’il ne faut pas confondre une information entendue en ce sens là avec ce qui résulte de ce qui se véhicule dans l’usage du langage.

L’articulation du langage met d’abord en question ce dont il s’agit quant au sujet de l’énonciation. Le sujet de l’énonciation ne se confond absolument pas avec celui qui dit à l’occasion de lui-même je, comme sujet de l’énoncé. Quand il a à parler de lui, il s’appelle je. Cela veut dire simplement moi qui parle. Le je tel qu’il apparaît dans un énoncé quelconque n’est pas ce que l’on appelle un schifter. Les linguistes prétendent qu’il est aussi sujet de l’énonciation? Quoi qu’ils disent, c’est tout à fait faux. C’est tellement faux que le faux nous le touchons du doigt depuis que nous le connaissons. Il y a des énonciations dont le sujet, vous pouvez le chercher. Il n’est en tous cas pas là pour celui qui est capable de dire je.

Cela nécessite tout de même de reconstruire un tout petit peu le schématisme prétendu de la communication. S’il y a une chose qui doit être remise en question, c’est tout spécialement la fonction simple de l’intersubjectivité, comme si c’était là un simple rapport duel avec un émetteur et un récépteur, ça va tout seul. Ce n’est pas ça du tout. La première chose dont il s’agit dans la communication, c’est de savoir ce que ça veut dire. Tout le monde sait ça. La moindre expérience montre justement que ce que l’autre est en train de dire ne coïncide jamais avec ce qu’il dit. C’est même pour cette raison que vous vous esquintez à construire une logique. C’est pour pouvoir mettre au tableau des petits signes sur lesquels, eux, il n’y aura pas de doute. Vous vous efforcez justement d’éliminer le sujet. Et en effet, à partir du moment où vous avez mis des petites lettres, pour un moment il est éliminer. Vous le retrouverez naturellement au bout, sous la forme de toutes sortes de paradoxes. C’est ce qu’il y a de démonstratif et de passionnant dans tous ces essais de serrage de prés auxquels procède la logique.

Quelqu’un nous amène que, si nous voulons parler de quelque chose qui n’est absolument pas du psychisme, mais bel et bien une métapsychologie, c’est à dire tout autre chose qu’une psychologie, il faut parler du ça, du moi et du surmoi. On fait comme si tout cela allait de soi, allait tout seul, de la façon la plus naturelle, avec de gros sabots. Il n’en n’est rien. Non seulement ça se distingue de tout le bla-bla d’avant, mais s’il y a une intersubjectivité dont on puisse parler à bon droit, une intersubjectivité non seulement dramatique, mais même tragique, qui n’a rien à faire avec l’ordre de la communication, une intersubjectivité de gens qui se poussent et qui se coincent et qui s’étouffent entre eux – eh bien, c’est celle qui se présente sous la forme du ça, du moi, et du surmoi, et cela se passe bel et bien de ce que vous appelleriez un même sujet.On me demande pourquoi je parle du sujet, pourquoi, soi-disant, je rajoute ça à Freud. Dans Freud on ne parle que de ça. Mais on en parle sous une forme impérative, brutale. C’est une espèce d’opération de bulldozer, qui remet à vif tout ce que, depuis des millénaires de tradition philosophique, on essaie justement de camoufler concernant le sujet.

C’est précisément dans cet ordre de chose qu’on veut précisément en mettre un coup, comme je vous le disais tout à l’heure. Ce que j’ai acccentué, et je ne peut pas dire avoir fait ici autre chose que de suggérer une dimension, a en effet un pendant, qui est donné par des philosophes. Il y en a un par exemple, auquel j’ai fait une petite allusion dans le premier numéro de ma revue Scilicet, garçon plein de talent, qui nous réserve encore quelques resesucées d’utilisation de très grand thèmes classiques, dont je savais depuis longtemps l’existence avant de le rencontrer pour la première fois dans un congrès. Là, il m’a dit -« Tout ça c’est très bien, tout ce que vous dites, je le suis »-, et ça se voit qu’il le suit, quand il écrit un article sur Freud il ne peut pas écrire autre chose que ce que j’ai dit -« mais pourquoi, pourquoi, tenez-vous à appeler ça le sujet? »

C’est ainsi que quand vous touchez à certains domaines il y a toujours une aire réservée. Parmi les gens mis à la pointe pour l’instant il y en a un pour avoir osé un jour écrire un livre sur Racine. Oh, mais c’est que ça n’a pas été tout seul, car il y avait quelqu’un pour qui Racine, c’était son cadre réservé. Comment est-ce qu’il ose? etc. Ici, le philosophe était tout prêt à me dire -« Ce que vous articulez comme l’inconscient structuré comme un langage pourquoi continuer à l’appeler le sujet? » Quand des analystes me posent pareil question, j’en reçoit un coup, mais je ne peux pas dire que j’en sois surpris. Mais de la part de philosophes, c’est si déconcertant que je n’ai trouvé aucune réponse à faire, sinon de lui dire -« Je garde le sujet… pour vous faire parler ».

Pourtant, quelle folie ce serait de ne pas reprendre ce terme, dont je ne sais quoi d’heureux dans la tradition philosophique nous a gérdé le fil, depuis l’Organon d’Aristote dont je parlais tout à l’heure. Relisez, ou lisez, les Catégories, mes petits amis, ceux qui de temps en temps ont l’idée de lire autre chose que des manuels, et voyez au début la différence qu’il y a entre le sujet et la substance. C’est à une chose tellement cruciale que les deux millénaires de tradition philosophique dont je parlais n’ont fait qu’un effort, celui d’essayer de résorber ça. Celui que l’on considère comme le sommet de la tradition philosophique, Hégel avec, je dois dire, un brio éblouissant, a avancé ce qui est la négation même de ce que nous touchons dans le rêve, à savoir que la substance est d’ores et déjà le sujet, avant de la devenir, comme tout à l’heure dans la formule de Freud.

Tout part du traumatisme initial de l’affirmation aristotélicienne séparant de la façon la plus rigoureuse le sujet et la substance. Elle est tout à fait oubliée. Que le sujet ait survécu à travers la tradition philosophique est démonstratif, si l’on peut dire, d’une conduite d’échec de la pensée. N’est-ce- pas là la raison pour ne pas le quitter, ce terme de « sujet », au moment où il s’agit enfin d’en faire tourner l’usage?

ARISTOTE

CATEGORIES (Traduction Tricot – 1936 -)

1 Homonymes, synonymes et paronymes

On appelle homonymes les choses dont le nom seul est commun, tandis que la notion désignée par ce nom est diverse. Par exemple, animal est aussi bien un homme réel qu’un homme en peinture; ces deux choses n’ont en effet de commun que le nom, alors que la notion désignée par le nom est différente. Car si on veut rendre compte en quoi chacune d’elles réalise l’essence de l’animal, c’est une définition propre à l’une et à l’autre qu’on devra donner.

D’autre part synonyme se dit de ce qui a à la fois communauté de nom et identité de notion. Par exemple, l’animal est à la fois l’homme et le boeuf; en effet, non seulement l’homme et le boeuf sont appelés du nom commun d’animal, mais leur définition est la même, car si on veut rendre compte de ce qu’est la définition de chacun d’eux, en quoi chacun d’eux réalise l’essence d’animal, c’est la même définition qu’on devra donner.

Enfin on appelle paronymes les choses qui, différant d’une autre par le « cas », recoivent leur appellation d’après son nom: ainsi de grammaire vient grammairien, et de courage, homme courageux.

2 – Des différentes expressions

Parmi les expressions, les une se disent selon une liaison, et les autres, sans liaison. Les unes selon une liaison: par exemple, » l’homme court, l’homme est vaiqueur »; les autres sont sans liaison: par exemple, « homme, boeuf, court, est vainqueur ».

Parmi les êtres, les uns sont affirmés d’un sujet, tout en n’étant dans aucun sujet: par exemple, homme est affirmé d’un sujet, savoir d’un certain homme, mais il n’est dans aucun sujet. D’autres sont dans un sujet, mais ne sont affirmés d’aucun sujet ( par « dans un sujet », j’entends ce qui, ne se trouvant pas dans un sujet comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est): par exemple, une certaine science gramaticale existe dans un sujet, savoir dans l’âme, mais elle n’est affirmé d’aucun sujet; et une certaine blancheur existe dans un sujet, savoir dans le corps (car toute couleur est dans un corps), et pourtant elle n’est affirmée d’aucun sujet. D’autres êtres sont à la fois affirmée d’un sujet: par exemple la Science est dans un sujet, savoir dans l’âme, et elle est aussi affirmée d’un sujet, la grammaire. D’autres êtres enfin ne sont ni dans un sujet, ni affirmés d’un sujet, par exemple « cet homme, ce cheval », car aucu être de cette nature n’est dans un sujet, ni affirmé d’un sujet. – Et, absolument parlant, les individus et ce qui est numériquement un ne sont jamais affirmés d’un sujet; pour certains toutefois rien n’empêche qu’ils ne soient dans un sujet, car une certaine science grammaticale est dans un sujet [mais n’est affirmée d’aucun sujet].

3 – Le prédicat du prédicat – Genres et espèces

Quand une chose est attribuée à une autre comme à son sujet, tout ce qui est affirmé du prédicat devra être affirmé du sujet: par exemple « homme » est attribué à l’homme individuel et, d’autre part, « animal » est attribué à « homme »; donc à l’homme individuel on devra aussi attribuer « animal », car l’homme individuel est à la fois homme et animal.

Si les genres sont différents et non subordonnés les uns aux autres, leurs différences seront elle-mêmes autres spécifiquement. Soit « animal » et « science »; « pédestre » et « bipède », « ailé » et « aquatique » sont des différences d’animal. Or aucune de ces différences n’est une différence pour science, car une science ne se différencie pas d’une science par le fait d’être bipède. – Par contre, dans les genres subordonnés les uns aux autres, rien n’empêche que leurs différences soient les mêmes, car les genres plus élevés sont prédicats des genres moins élevés, de sorte que toutes les différences du prédicat seront aussi des différences du sujet.

3 – Les catégories

Les expressions sans aucune liaison signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion. -Est substance, pour le dire en un mot, par exemple « homme », « cheval »; quantité par exemple, « long-de-deux coudées », » long-de-trois coudées »; qualité: « blanc », « grammaitien »; relation: « double », « moitié », « plus grand »; lieu: « dans le Lycée », « au Forum »; temps: « hier », « l’an dernier »; position: « il est couché », « il est assi »; possession: « il est chaussé », « il est armé »; action: « il coupe », « il brûle »; passion: « il est coupé », « il est brûlé ».

Aucun de ces termes en lui-même et par lui-même n’affirme, ni ne nie rien; c’est seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l’affirmation ou la négation. En effet, toute affirmation et toute négation est, semble-t-il bien, vraie ou fausse, tandis que pour des expressions sans aucune liaison, il n’y a ni vrai ni faux: par exemple, « homme », « blanc », « court » et « vaiqueur ».

5 – La substance

La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c’est ce qui n’est affirmé ni d’un sujet, ni dans un sujet: par exemple l’homme individuel ou le cheval individuel. Mais on appelle « substances secondes » les espèces dans lesquelles les substances prises au sens premier sont contenues, et aus espèces il faut ajouter les genres de ces espèces: par exemple, l’homme individuel rentre dans une espèce, qui est l’homme, et le genre de cette espèce est l’animal. On désigne donc du nom de « secondes » ces dernières substances, savoir l’homme et l’animal. – Il est clair, d’après ce que nous avons dit, que le prédicat doit être affirmé du sujet aussi bien pour le nom que pour la définition. Par exemple « homme » est affirmé d’un sujet, savoir de l’homme individuel: : d’une part, le nom d’homme lui est attribué puisqu’on attribue le nom d’homme à l’individu; d’autre part, la définition de l’homme sera aussi attribuée à l’homme individuel, car l’homme individuel est à la fois homme et animal. Il en résulte donc bien que nom et notion seront également attribués au sujet. – Quant aux êtres qui sont dans un sujet, la plupart du temps ni leur nom, ni leur définition ne sont attribués au sujet. Dans certains cas cependant, rien n’empêche que le nom ne soit parfois attribué au sujet, mais pour la définition, c’est impossible: par exemple le blanc inhérent à un sujet, savoir le corps, est attribué à ce sujet (car un corps est dit blanc), mais la définition du blanc ne pourra jamais être attribuée au corps.

Tout le reste est affirmé des substances premières prises comme sujets, ou bien est dans ces sujets eux-mêmes. Cela résulte manifestement des exemples qui se présentent à nous. Voici par exemple le terme « animal », qui est attribué à l’homme; « animal » sera par suite attribué à l’homme individuel, car s’il ne l’était à aucun des hommes individuels, il ne le serait pas non plus à l’homme en général. Autre exemple: la couleur est dans le corps; elle est par suite aussi dans le corps individuel, car si elle n’était inhérente à aucun des corps individuels, elle ne le serait pas non plus au corps en général. Il en résulte que tout le reste, ou bien est affirmé des substances premières prises comme sujets ou bien est inhérent à ces sujets eux-mêmes. Faute donc par ces substances premières d’exister, aucune autre chose ne pourrait exister.

Parmi les substances secondes, l’espèce est plus substance que le genre, car elle est plus proche de la substance première. En effet, si on veut rendre compte de la nature de la substance première, on en donnera une connaissance plus précise et plus appropriée en l’expliquant par l’espèce plutôt que par le genre: c’est ainsi que pour rendre compte de l’homme individuel, on en donnerait une connaissance plus précise en en disant que c’est un homme plutôt qu’en disant que c’est un animal, car le premier caractère est est plus propre à l’homme individuel, tandis que le second est plus général. De même, pour faire comprendre la nature de telle arbre, on fornira une explication plus instructive en disant que c’est un arbre plutôt que c’est une plante. – De plus les substances premières, par le fait qu’elles sont les substrats de tout le reste et que tout le reste en est affirmé ou se trouve en elles, sont pour cela appelées substances par excellence. Et la façon dont les substances premières se comportent à l’égard de tout le reste est aussi celle dont l’espèce se comporte à l’égard du genre.. L’espèce est, en effet, un substrat pour le genre, puisque si les genres sont affirmés des espèces, les espèces ne sont pas en revanche, affirmées des genres; Il en résulte que, pour ces raisons également, l’espèce est plus substances que le genre. Quant aux espèces elle-mêmes qui ne sont pas des genres, l’une n’est en rien plus substance que l’autre, car on ne rend pas compte d’une façon plus appropriée en disant de l’homme individuel qu’il est homme qu’en disant du cheval individuel qu’il est cheval. C’est également le cas des substances premières dont l’une n’est pas plus substance que l’autre, car l’homme individuel n’est en rien plus substance que le boeuf individuel.

C’est donc avec raison qu’à la suite des substances premières, seuls de tout le reste les espèces et les genres sont appelés substances secondes, car de tous les prédicats ils sont les seuls à exprimer la substance première. Si, en effet, on veut rendre compte de la nature de l’homme individuel et qu’on le fasse par l’espèce ou par le genre, on donnera là une explication appropriée, qu’on rendrait plus précise encore en disant que c’est un homme plutôt qu’en disant que c’est un animal. Par contre, assigner à l’homme toute autre détermination serait rendre l’explication impropre: si on dit par exemple qu’il est blanc ou qu’il court, ou n’importe quoi de cette sorte. Il en résulte que c’est avec raison que, seules de tout le reste, ces notions là sont appelées des substances. Or la relation des substances premières à tout ce qui n’est pas elles est aussi celle des espèces et des genres à l’égard de tout le reste, car c’est des espèces et des genres que tout le reste est affirmé. Dire, en effet, que l’homme individuel est grammairien, c’est dire par voie de conséquence, que l’homme et l’animal sont aussi grammairiens. Et il en est de même dans tous les autres cas.

Le caractère commun à toute substance c’est de n’être pas dans un sujet. La substance première, elle, n’est pas en effet dans un sujet et elle n’est pas non plus attribut d’un sujet. – Quant aux substances secondes, il est clair notamment pour les raisons suivantes qu’elles ne sont pas dans un sujet. D’abord en effet l’homme est sans doute attribut d’un sujet, savoir de l’homme individuel, mais il n’est pas dans un sujet, car l’homme n’est pas une partie de l’homme individuel. En outre, en ce qui concerne les choses qui sont dans un sujet, rien n’empêche d’attribuer, dans certains cas, leur nom au sujet lui-même, alors qu’il est impossible de leur attribuer leur définition. Or, pour les substances secondes, ce qu’on peut attribuer au sujet c’est aussi bien leur définition que leur nom: la définition: la définition de l’homme est attribué à l’homme individuel, et celle de l’animal l’est aussi. Il en résulte que la substance ne peut pas être au nombre des choses qui sont dans un sujet. – Mais ce caractère n’est pas particulier à la substance, car la différence, elle aussi, fait partie des choses qui ne sont pas dans un sujet. En effet, le pédestre et le bipède sont affirmés d’un sujet, savoir de l’homme, mais ne sont pas dans un sujet, car le pédestre et le bipède ne sont pas des parties de l’homme. En outre, la définitions de la différence est affirmée de ce dont la différence est elle-même affirmée: par exemple, si le pédestre est affirmé de l’homme, la définition du pédestre sera aussi affirmée de l’homme, puisque l’homme est pédestre. – Ne soyons donc pas troublés du fait que les parties des substances ne sont pas dans le tout comme dans un sujet, avec la crainte de nous trouver alors dans la nécessité d’dmettre que ces parties ne sont pas des substances. Quand nous avons dit que les choses sont dans un sujet, nous n’avons pas ettendu par là que c’est à la façon dont les parties sont contenues dans le tout.

Le caractère des substances [secondes] est aussi bien que des différences, c’est d’être dans tous les cas attribuées dans un sens synonyme, car toutes leurs prédications ont pour sujets, soit des individus, soit des espèces. Il est vrai que de la substance première ne découle aucune catégorie, puisqu’elle n’est elle-même affirmée d’aucun sujet. Mais, parmi les substances secondes, l’espèce est affirmée de l’individu, et le genre, à la fois de l’espèce et de l’individu. Il en est de même pour les différences, lesquelles sont affirmées, elles aussi, des espèces et des individus. De plus, la définition des espèces et celle des genres s’appliquent aux substances premières, et celle du genre à l’espèce, car tout ce qui est dit du prédicat sera dit aussi du sujet. De la même façon la définition des différences s’applique aux espèces et aux individus. Mais sont synonymes, avons-nous dit, les choses dont le nom est commun et la notion identique. Il en résulte que dans tous les cas où, soit les substances, soit les différences sont prédicats, l’attribution se fait dans un sens synonyme.

Toute substance semble bien signifier un être déterminé. En ce qui concerne les substances premières, il est incontestablement vrai qu’elles signifient un être déterminé, car la chose exprimée est un individu et une unité numérique. Pour les substances secondes, aussi, on pourrait croire, en raison de la forme même de leur appeelleation, qu’elles signifient un être déterminé quand nous disons, par exemple, « Homme » ou « animal ». Et pourtant ce n’est pas exact: de telles expressions signifient plutôt une qualification, car le sujet n’est pas un comme dans le cas de la substance première; en réalité, « homme » est attribué à une multiplicité, et « animal » également. – Cependant ce n’est pas d’une façon absolu que l’espèce et le genre signifient la qualité, comme le ferait, par exemple, le blanc (car le blanc ne signifie rien d’autre que la qualité), mais ils déterminent la qualité par rapport à la substance: ce qu’ils signifient c’est une substance de telle qualité. La détermination a d’ailleurs une plus grande extension dans le cas du genre que dans le cas de l’espèce, car le terme « animal » embrasse un plus grand nombre d’êtres que le terme « homme ».

Un autre caractère des substances, c’est qu’elles n’ont aucun contraire. En effet, si l’on considère la substance première, quel pourrait être son contraire, par exemple, pour l’homme individuel ou pour l’animal individuel? Il n’y a, en effet, aucun contraire; il n’y a de contraire non plus ni pour l’homme, ni pour l’animal. – Ce caractère n’est d’ailleurs pas spécial à la substance, mais il appartient aussi à beaucoup d’autres catégories, par exemple à la quantité. En effet, au « long-de-deux-coudées » ou au « long-de-trois-coudées » il n’y a rien de contraire, pas plus qu’au nombre dix ni à aucun autre terme de cette nature, à moins qu’on ne prétende que le beaucoup est le contraire du peu, ou le grand, du petit. Mais, en fait, quand il s’agit de catégories déterminées il n’y a jamais de contraire pour aucune d’entre elles.

En outre, il semble bien que la substance ne soit pas susceptible de plus ou de moins. J’entends par là, non pas qu’une substance ne puisse être plus ou moins substance qu’une autre substance (car nous avons déjà établi la réalité de ce fait) mais que toute substance ne peut pas être dite plus ou moins ce qu’elle est en elle-même; par exemple, cette substance-ci, cet homme-ci, ne sera pas plus ou moins homme que lui-même ou que quelque autre homme. En effet, un homme n’est pas plus homme qu’un autre, à la façon dont le blanc est dit plus ou moins blanc qu’un autre blanc, et le beau plus ou moins beau qu’un autre beau. Une seule et même chose peut bien être dite plus ou moins qu’elle [de quelle qualité]: le corps, par exemple, s’il est blanc, peut être dit plus blanc maintenant qu’auparavant, ou, s’il est chaud, plus ou moins chaud; mais la substance, elle, n’est dite ni plus ni moins ce qu’elle est: l’homme n’est pas dit plus homme maintenant qu’auparavant, pas plus d’ailleurs qu’aucune des autres choses qui sont des substances. Ainsi donc la substance n’est pas susceptible de plus ou de moins.

Mais ce qui, plus que tout, est le caractère propre de la substance, c’est, semble-t-il bien, que tout en restant identique et numériquement une, elle est apte à recevoir les contraires. C’est ainsi que, parmi toutes les autres choses qui ne sont pas des substances, on serait dans l’incapacité de présenter une chose d’une nature telle que, tout en étant numériquement une, elle fût un réceptacle des contraires: par exemple, la couleur, qui est une et identique numériquement, ne peut pas être blanche et noire, pas plus qu’une action, identique et une nuériquement, , ne peut être bonne et mauvaise. Et il en est de même de toutes les autres choses qui ne sont pas des substances. Mais la substance, elle, tout en demeurant une et identique numériquement, n’en est pas moins apte à recevoir les contraires: par exemple l’homme individuel, tout en étant un et le même, est tantôt blanc et tantôt noir, tantôt chaud et tantôt froid, tantôt bon et tantôt méchant. – Nulle part ailleurs ne se manifeste rien de semblable, à moins qu’on ne soulève une objection en prétendant que le jugement et l’opinion sont aptes à recevoir aussi les contraires. C’est qu’en effet la même expression peut sembler à la fois vraie et fausse: si, par exemple le jugement « tel homme est assis » est vrai, l’homme une fois debout, ce même jugement sera faux. Il en serait de même pour l’opinion: si on a l’opinion vraie que tel homme est assis, quand l’homme sera debout on aura une opinion fausse en conservant la même opinion sur sa personne. – Mais, même si on admet cette objection, du moins y a-t-il une différence dans la façon de recevoir les contraires. D’une part, en effet, en ce qui concerne les substances, c’est en changeant elles-mêmes qu’elles sont aptes à recevoir les contraires: ce qui était froid est devenu chaud par un changement (c’est, en effet, une altération), ce qui était blanc est devenu noir, et mauvais, bon. Il en est de même pour toutes les autres substances: c’est en éprouvant un changement que chacune d’elles est apte à recevoir les contraires. Par contre, en ce qui concerne le jugement et l’opinion, en eux-mêmes ils demeurent absolument et de toute façon inchangés: c’est par un changement dans l’objet que le contraire survient en eux. En effet le jugement « tel homme est assis » demeure identique, et c’est suivant le changement de l’objet qu’il est tantôt vrai et tantôt faux. Même remarque au sujet de l’opinion. Ainsi, par la façon tout au moins dont les choses se passent, le caractère particulier de la substance serait son aptitude à recevoir les contraires par un changement qui lui est propre. Admettre donc que, par exception, le jugement et l’opinion peuvent aussi recevoir les contraires, c’est porter atteinte à la vérité: si, en effet le jugement et l’opinion peuvent être dits aptes à recevoir les contraires, ce n’est pas qu’ils éprouvent eux-mêmes un changement, c’est par le fait que cette modification est survenue dans un objet étranger. C’est, en effet, la réalité ou la non-réalité de la chose qui rend le jugement vrai ou faux, et non pas l’aptitude du jugement lui-même à recevoir les contraires. En un mot il n’y a rien qui puisse apporter un changement au jugement ou à l’opinion; ils ne peuvent être donc des réceptacles des contraires, puisqu’aucune modification ne peut survenir en eux. Mais la substance elle comme c’est en elle-même qu’elle admet les contraires, elle peut être dite recevoir les contraires, puisqu’elle éprouve également la maladie et la santé, la blancheur et la noirceur. Et par le fait qu’elle éprouve ainsi elle-même chacune des qualités de cette sorte, on peut dire qu’elle reçoit les contraires. C’est donc le caractère propre de la substance que d’être, tout en demeurant identique et une numériquement, un recéptacle de contraires par un changement dont elle est le sujet. Nous en avons assez dit sur la substance.

( … )

14 – Le mouvement

Il y a six espèces de mouvement: la génération, la corruption, l’accroissement, le décroissement, l’altération et le changement local.

Tous les mouvements autres [que l’altération] sont manifestement différents l’un de l’autre: la génération n’est pas la corruption, pas plus que l’accroissement ou le changement local n’est le décroissement, et ainsi de suite. – Par contre, en ce qui concerne l’altération, la questions se pose de savoir si l’altération de ce qui est altéré ne se ferait pas selon l’un des trois autres mouvements. En fait, ce n’est pas exact: presque toutes nos affections, ou du moins la plus grande partie, produisent en nous une altération qui n’a rien a voir avec les autres mouvements, car ce qui est mû selon l’affection n’est pas nnécessairement augmenté ou diminué, et il en est de même pour les autres mouvements. Ainsi l’altération serait distincte des autres mouvements, car s’il y avait identité, il faudrait, il faudrait que l’altéré fut immédiatement augmenté ou dimiué, ou suivi de quelque autre espèce de mouvement; or en fait ce n’est pas nécessaire. – Même remarque pour ce qui est augmenté ou mû selon quelque autre mouvement: il faudrait qu’il fut altéré. Or il existe des choses qui s’accroissent sans altération; par exemple, le carré, auquel on applique le gnomon, s’accroît sans être altéré, et il en est de même pour toutes les autres figures de cette sorte. – Les mouvements sraient donc bien distincts les uns des autres.

D’une manière générale le repos est contraire au mouvement. Mais chaque espèce de mouvement a son contraire particulier: la génération a pour contraire la corruption, l’accroissement le décroissement, et le changement local le repos local. [dans ce dernier cas], le changement qui semble le plus opposé, c’est le changement vers un lieu contraire: ainsi le mouvement vers le bas a pour contraire le mouvement vers le haut, et le mouvement vers le haut le mouvement vers le bas. – Quant au mouvement qui, de tous ceux dont nous avons rendu compte, reste à examiner, il n’est pas facile d’établir quel peut être son contraire. Il semble bien n’avoir aucun contraire, à moins d’opposer, ici encore, comme contraire, soit le repos qualitatif, soit le changement vers la qualité contraire, de la même façon que le changement local a pour contraire soit le repos local, soit le changement vers un lieu contraire. L’altération, en effet, est aussi un changement selon la qualité, de sorte que ce qui est opposé au mouvement qualitatif, c’est soit le repos qualitatif, soit le changement vers une qualité contraire, comme, par exemple, devenir blanc est contraire à devenir noir. Il y a altération, en effet, quand se produit un changement vers des qualités contraires.

15 – Le terme « Avoir »

Le terme « avoir » se prend en plusieurs acceptions.

Il est pris au sens d’état et de disposition ou de quelque autre qualité: nous disons, en effet, « posséder » une science ou une vertu. – Ou encore comme quantité: par exemple la grandeur de taille qu’on se trouve « avoir », car on est dit « avoir » une grandeur de trois coudées ou de quatre coudées. – Ou ce qui entoure le corps, comme un manteau ou une tunique. _ Ou comme ce qui est dans une partie du corps: l’anneau de la main.- Ou comme dans un vase: ainsi le médimne contient le blé, ou le flacon le vin, car on dit que le flacon « a » le vin, et le médimne, le blé. Tout cela est dit « avoir » au sens de « comme dans un vase ». – C’est encore comme la possession: nous disons « posséder » une maison ou un champ. – Nous disons aussi d’un homme qu’il « a » une femme, ou de la femme qu’elle « a » un mari: mais le sens présentement énoncé du verbe avoir « avoir » semble bien être le sens le plus détourné, car nous ne disons rien d’autre, en disant « avoir » une femme, qu’habiter avec une elle.

Peut-être pourrait-on encore mettre en évidence d’autres sens du terme « avoir »; en tous cas, les sens habituels ont été à peu près tous énumérés.

MONIQUE WITTIG

LE CHEVAL DE TROIE

(Traduction par Marthe Rosenfeld)

Tout d’abord il semble étrange aux troyens, le cheval de bois, sans couleur précise, énorme, barbare. Tel une montagne il s’élève jusqu’au ciel. Puis petit à petit, ils découvrent des formes familières qui coïncident avec celle d’un cheval. Déjà pour eux, Troyens, il y a eu de nombreuses formes différentes, parfois contradictoires, mises ensemble pour façonner un cheval, car ils ont une ancienne culture. Le cheval construit par les Grecs est sans doute aussi un cheval pour les Troyens, même s’ils le considèrent encore avec inquiétude. Il est barbare par sa dimension mais aussi par sa forme, trop brute pour eux, les efféminés, comme Virgile les appelle. Mais plus tard ils s’attachent à l’apparente simplicité, dans laquelle ls voient de la recherche. Ils voient, maintenant, toute l’élaboration que sa façon brute et rudimentaire a d’abord cachée. Ils en arrivent à voir comme étant forte, puissante, l’oeuvre qu’ils avaient considérée sans forme. Ils veulent se l’approprier, l’adopter comme un monument et la protéger à l’intérieur de leurs murs.

Mais si c’était une machine de guerre?

Toute oeuvre littéraire importante est, au moment de sa production, comme le cheval de Troie. Toute oeuvre ayant une nouvelle forme fonctionne comme une machine de guerre, car son intention et son but sont de démolir les vieilles formes et les règles conventionnelles. Une telle oeuvre se produit toujours en territoire hostile. Et plus ce cheval de Troie apparaît étrange, non-conformiste, inassimilable, plus il lui faut de temps pour être accepté. En fin de compte il est adopté, et par la suite il fonctionne comme une mine, quelle que soit sa lenteur initiale. Il sape et fait sauter la terre où il a été planté. Les vieilles formes littéraires auxquelles il a été habitué apparaissent à la longue démodées, inefficaces, incapables d’opérer des transformations.

Lorsque je dis qu’une oeuvre littéraire peut fonctionner comme une machine de guerre sur le contexte de son époque, ce n’est pas de littérature engagée que je parle. La littérature engagée (tout comme l’écriture féminine) sont de formations mythiques et, comme telles, fonctionnent comme des mythes dans le sens que Barthes a donné à ce mot. Comme telles, elles jettent de la poudre aux yeux des gens en faisant un amalgame, en jetant pêle-mêle dans le même processus deux phénomènes qui n’ont pas le même genre de rapport au réel et au langage. Les arguments éthiques qu’on connaît bien, tels qu’il ne convient pas de subordonner la littérature à l’engagement, ou encore qu’un écrivain n’aurait plus rien à dire lorsque le groupe pour lequel il parle cesse d’être opprimé, ou encore qu’en est-il d’un écrivain banni par son groupe, ne sont pas de mise ici, car il ne s’agit pas d’un problème éthique mais d’un problème pratique. Lorsqu’on parle de littérature il faut tenir compte de tous les éléments qui entrent en jeu. Le travail littéraire ne peut pas être influencé directement par l’histoire, la politique et l’idéologie, car ces deux champs appartiennent à des systèmes de signes parallèles, des systèmes de signes qui fonctionnent différemment dans le corps social et qui utilisent la langue d’une façon différente. Dès qu’il s’agit de langage on a affaire à une série de phénomènes dont la caractéristique principale est d’être complètement hétérogène. La première hétérogénéité qu’on rencontre, irréductible, touche au langage et à sa relation à la réalité. Mon sujet ici, c’est l’hétérogénéïté des phénomènes sociaux qui impliquent le langage tels que l’histoire, l’art, l’idéologie, la politique. Souvent on les fait tenir ensemble de force jusqu’à ce qu’ils s’ajustent plus ou moins à une conception préalable de ce qu’ils devaient être. Si on les considèrent séparément, on voit bien que dans l’expression littérature engagée sont jetés pêle-mêle des phénomènes dont la nature même est différente. Ainsi assemblés, ils tendent à s’annuler les uns les autres. En histoire, en politique, on dépend de l’histoire sociale, tandis que dans son travail tout écrivain dépend de l’histoire littéraire, c’est à dire de l’histoire des formes. Ce qui est au centre de l’histoire et de la politique c’est le corps social, constitué par des individus. Ce qui est au centre de la littérature ce sont des formes constituées par des oeuvres. Naturellement les individus et les formes ne sont pas du tout interchangeables. L’histoire met en relation des individus, la littérature met en relation des formes.

Le premier élément auquel un écrivain a affaire c’est donc le vaste corpus d’oeuvres – passées et présentes – et il y en a beaucoup, il y en a énormément, on arrête pas de l’oublier. Les critiques modernes et les linguistes ont déjà couvert un champ très vaste et clarifié le sujet des formes littéraires. Je pense à des gens tels les formalistes russes, les écrivains du Nouveau Roman, Barthes, Genette, aux textes du groupe Tel Quel. Je connais bien la critique américaines acuelle, mais Edgar Allan Poe, Henry James, et Gertrude Stein ont écrit sur le sujet. Mais le fait est que l’on a que deux choix dans son travail. Soit on reproduit des formes existantes, soit on en crée de nouvelles. Il n’y en a pas d’autre. Peu d’écrivains ont été plus explicites à ce sujet que Sarraute en ce qui concerne la France et Stein les Etats-Unis.

Le deuxième élément auquel un écrivain a affaire, c’est le matériau brut, c’est-à-dire le langage, en soi un phénomène hétérogène à la fois à la réalité et à ses propres productions. Si on imagine le cheval de Troie comme une statue, c’est-à-dire une forme avec des dimensions, il est à la fois un objet matériel et une forme. C’est exactement ce que le cheval de Troie est en écriture, mais dans un sens un peu plus compliqué, parceque le matériau utilisé, c’est le langage, qui est déjà une forme, mais aussi de la matière. Pour l’écriture, les mots sont tout. Beaucoup d’écrivains l’ont dit et répété, beaucoup le disent en ce moment même, et je le dis aussi: les mots sont tout dans l’écriture. Lorsqu’on ne peut pas écrire, ce n’est pas, comme on le dit souvent, qu’on ne peut pas exprimer ses idées. C’est qu’on ne peut pas trouver ses mots, il s’agit là d’une situation banale pour un écrivain. Les mots gisent là comme un matériau brut à la disposition de l’écrivain tout comme l’argile est à la disposition du sculpteur. Les mots sont, chacun d’entre eux, comme le cheval de Troie. Ce sont des choses, des choses matérielles, et en même temps ils ont un sens. Et c’est parce qu’ils ont un sens, qu’ils sont abstraits. Ils sont un condensé d’abstraction et de concrétude et en ceci ils sont complètement différents de tous les autres médiums dont on se sert pour créer de l’art. Les couleurs, la pierre, l’argile, n’ont pas de signification, le son n’a pas de signification en musique, et le sens qu’ils prennent une fois devenus forme n’est bien souvent, ou même la plupart du temps, un sujet de préocupation pour personne. On ne s’attend pas à ce que leur sens ait un intérêt quelconque. On ne s’attend pas à ce qu’ils aient un sens du tout une fois mis en forme. Tandis que dès que quelque chose est écrit, cela doit avoir un sens. Quoiqu’il en soit, pour commencer son travail, tout écrivain a besoin d’un matériau brut, de même que tout peintre, sculpteur ou musicien.

Cette question du langage comme matériau brut n’est pas une question futile puisqu’elle peut permettre d’expliquer comment le maniement du langage est différent en histoire et en politique. En histoire et en politique les mots sont pris dans leur sens conventionnel. Et c’est uniquement pour leur sens qu’ils sont pris, c’est à dire dans leur forme la plus abstraite. En littérature les mots sont donnés à lire dans leur matérialité. Mais pour atteindre ce résultat tout écrivain doit d’abord faire une opération de réduction sur le langage qui le dépouille de son sens afin de le transformer en un matériau neutre – c’est-à-dire en un matériau brut. Ce n’est qu’alors qu’on peut travailler les mots et leur donner une forme. Cela ne veut pas dire que l’oeuvre achevée n’a pas de sens, mais que son sens lui vient de sa forme, des mots travaillés. Tout écrivain doit prendre les mots un par un et les dépouiller de leur sens quotidien pour être à même de travailler avec les mots sur les mots. Pour Chklovski, un formaliste russe, les gens cessent de voir les différents objets qui les entourent, les arbres, les nuages, les maisons. Ils les reconnaissent sans vraiment les regarder. Et d’après Chklovski la tâche de l’écrivain c’est de recréer la première vision des choses dans sa puissance – par contraste avec la banale reconnaissance qu’on en fait tous les jours. Ce que l’écrivain recrée c’est bien en effet une vision, mais il ne s’agit pas de celle des choses mais plutôt de la première vision des mots, dans sa puissance. En tant qu’écrivain, j’aurai atteint mon but quand chacun de mes mots aura le même effet sur le lecteur, la même chose que s’il les lisait pour la première fois. C’est ce que j’appelle porter un coup avec les mots. Il se trouve que certains écrivains me donnent ce choc quand je les lis, c’est d’ailleurs ainsi que je continue à comprendre ce qui se passe avec les mots.

Ce que je dis c’est que le choc des mots en littérature ne provient pas des idées qu’ils sont censés exprimer, puisqu’un écrivain a d’abord affaire à un corps solide qui doit être manipulé d’une manière ou d’une autre. Et pour en revenir à notre cheval, si on veut bâtir une parfaite machine de guerre, on doit se garder de l’illusion que les faits, les actions, les idées peuvent dicter leur forme directement aux mots. Il faut en passer par un dérour, et le choc des mots est produit par leur association, leur disposition, leur arrangement, aussi bien que par chacun d’eux dans son utilisation isolée. Le détour est le travail, il consiste à travailler les mots comme dans n’importe quel travail où on transforme un matériau en autre chose, en un produit. Il n’y a pas moyen de se passer de ce détour car c’est dans ce détour que tient toute la littérature.

J’ai dit que l’histoire a trait aux gens tandis que la litérature a trait aux formes. Toutefois en tant que discipline, l’histoire, comme toutes les disciplines, utilise le langage pour communiquer, écrire, lire, comprendre et apprendre. L’histoire, l’idéologie, et la politique ne remettent pas en cause le médium qu’elles utilisent. Elles appartiennent au domaine des idées, qu’on continue à considérer comme à part du langage, issue directement de l’esprit. Ces disciplines reposent encore sur la division classique du corps et de l’âme. Même dans la tradition marxiste et postmarxiste il y a, d’une part, l’ordre économique, l’ordre matériel, et d’autre part, l’idéologie et la politique qui constituent la « superstructure ». Le langage n’est pas pris en compte en tant qu’exercice direct du pouvoir. Dans cette conception, le langage, tout comme l’art, fait partie de ce qu’on appelle la superstructure. Tous deux sont inclus dans l’idéologie, et comme tels ils n’expriment rien d’autre que « les idées » de la classe dominante. Ce n’est qu’en réexaminant constamment comment le langage fonctionne à la fois dans le domaine de l’idéologie et dans le domaine de l’art qu’on peut échapper à ce que les marxistes appellent précisément « l’idéalisme ». La forme et le contenu correspondent à la division corps/âme, et on s’en sert pour décrire les mots du langage pris un par un ainsi que des ensembles, c’est-à-dire des oeuvres littéraire. Les linguistes parlent de signifiant et de signifié, ce qui revient à la même distinction. Cependant, à travers la littérature, les mots nous sont rendus entiers. La littérature peut donc nous apprendre quelque chose qui peut servir dans n’importe quel autre champ: quand les mots travaillent, la forme et le contenu ne peuvent pas être dissociés parce qu’ils relèvent de la même forme, la forme du mot, une forme matérielle.

L’oeuvre de Proust est un des meilleurs exemples que je connaisse de machine de guerre avec un effet à retardement. Pour commencer tout le monde a cru avoir affaire à un simple roman à cléfs, une description minutieuse de la haute société parisienne. Et les mondains de chercher avec fièvre à mettre un nom sur les personnages. Par la suite, il leur a fallu bousculer les noms puisque la plupart des femmes, dans le livre correspondaient à des hommes dans la réalité. Ce qui revient à dire que bon nombre de personnages sont des homosexuels. Puisque pour les mondains les noms des personnages n’étaient que des codes désignant de vraies personnes, en considérant rétrospectivement leur monde apparemment normal, ils ont dû se demander qui, parmi eux en était, combien ou s’ils l’étaient tous. A la fin de « La recherche du temps perdu », c’est fait. Proust a réussi à transformer le monde « réel » en un monde uniquement homosexuel. Cela commence avec la cohorte des jeunes gens qui peuplent les ambassades, se pressant autour de leur chef de file comme les filles d’honneur autour de la reine Esther dans Racine; puis viennent les ducs, les princes, les hommes mariés, les domestiques, les chauffeurs et tous les corps de métier. Tout le monde finit par en être. Il y a mêmes quelques lesbiennes ça et là et Colette a reproché à Proust d’avoir magnifié Gomorrhe. Saint-Loup, l’archétype de l’homme à femmes élégant, par un coup de théâtre s’avère être lui aussi un homosexuel. Dans le dernier tome, Proust en décrivant le dessein de toute l’oeuvre démontre que c’est par le travail que peut advenir l’émergence d’un sujet particulier, que le sujet peut se onstituer. De telle sorte que les personnages et les descriptions de moments donnés servent, comme autant de couches, à construire, petit à petit, le sujet comme étant homosexuel pour la première fois dans l’histoire littéraire. Le chant de triomphe de « La Recherche » rachète même Charlus. C’est qu’en littérature, l’histoire, il me semble, intervient paradoxalement au niveau individuel et au niveau subjectif et elle se manifeste dans le point de vue particulier de l’écrivain. L’entreprise la plus essentielle et la plus stratégique du travail de tout écrivain consiste à universaliser ce point de vue. En tous cas pour mener à bien une oeuvre littéraire, il faut avant tout être modeste, et ne pas ignorer que tout ne se joue pas dans le fait d’être gai ou quoi que ce soit de comparable sociologiquement. En effet la réalité ne peut pas faire l’objet d’un transfert direct dans un livre à partir de la conscience. Plus le point de vue est particulier, plus l’entreprise d’universalisation exige une attention soutenue aux éléments formels qui sont susceptibles d’être ouverts à l’histoire tels que les thèmes, les sujets du récit en même temps que la forme globale du travail. C’est finalement par l’entreprise d’universalisation qu’une oeuvre littéraire peut se transformer en une machine de guerre.