Philo: Extraits/Citations

Claude LEVI-STRAUSS

MONTAIGNE ET L’AMERIQUE – (La Republica du 11 septembre 1992)

Il est symbolique que le centenaire de la mort de Montaigne coïncide, à un siècle de distance, avec celui de la découverte de l’Amérique: on célèbre cette année le quatrième de l’une et le cinquième de l’autre. Car nul mieux que Montaigne n’a compris et su annoncer les bouleversements que la découverte du Nouveau Monde allait apporter aux idées philosophiques, politiques et religieuses de l’Ancien.

Jusque là, l’opinion, même savante, ne semblait guerre troublée par la nouvelle pourtant dramatique que, du genre humain, elle ne représentait qu’une moitié. La découverte d' »une grandeur infinie de terre ferme », comme dit Montaigne, « non pas une île ou une contrée particulière, mais une partie à peu près égale en grandeur à celle que nous connaissons », n’apportait pas une révélation. Elle confirmait simplement ce qu’on savait par la Bible et par les auteurs grecs et latins: il existe des terres lointaines – Éden, Atlantide, jardins des Hespérides, îles Fortunées – et des races étranges déjà décrites par Pline. Les mœurs des indigènes du Nouveau Monde n’offraient rien de très nouveau, comparées à celles des peuples exotiques connus par les Anciens. Le témoignage de ceux-ci recevaient plutôt sa corroboration. A l’orée du XVI° siècle, réconfortée dans ses certitudes, la conscience européenne pouvait se replier sur elle-même. Pour elle, la découverte de l’Amérique n’inaugurait pas les temps modernes. Elle refermait un chapitre que la Renaissance avait entamé avec la découverte, jugée beaucoup plus importante, du monde antique avec les ouvrages grecs et latins.

Né en 1533, Montaigne commence à penser un peu plus tard,; et sur le Nouveau Monde, sa curiosité toujours en éveil le pousse à s’informer. Il dispose de deux sources: les premiers chroniqueurs espagnols de la conquête, et les récits, récemment publiés, de voyageurs français qui, sur la côte du Brésil, avaient partagé la vie des Indiens. Il connu même un de ces témoins et rencontra, on le sait, quelques sauvages, débarqués à Rouen par un navigateur.

La confrontation de ces sources rend Montaigne conscient d’une différence, que les américanistes continuent de faire, entre les grandes civilisations du Mexique et du Pérou et les humbles cultures des basses terres de l’Amérique tropicale: d’un côté des populations très denses qui ne nous le cédaient en rien par leur organisation politique, la magnificence de leurs villes, le raffinement de leurs arts; de l’autre, des petits groupes villageois, aux industries rudimentaires, et qui étonnent Montaigne d’une autre façon: il s’émerveille que la vie en société, pour exister et se maintenir, ait besoin de « si peu d’artifice et de soudure humaine ».

Ce contraste oriente la pensée de Montaigne dans deux directions. Les sauvages du Brésil, ou, comme il les appelle,, « mes cannibales », lui posent le problème des conditions minimales requises pour que la vie en société soit possible, autrement dit: quelle est la nature du lien social? On trouve des ébauches de réponse éparpillées dans les Essais, mais il est surtout clair qu’en formulant le problème Montaigne jette les bases sur lesquelles Hobbes, Locke, Rousseau bâtiront toute la philosophie politique des XVII° et XVIII° siècle. La continuité entre Montaigne et Rousseau ressort d’autant mieux que la réponse dernière, donnée dans le second dans le Contrat social, procède, comme l’interrogation initiale de Montaigne, d’une réflexion sur des faits ethnographiques: chez Rousseau, chez Rousseau, celle du Discours sur l’origine de l’inégalité. On pourrait presque dire que les leçons demandées par Montaigne aux Indiens du Brésil débouchent, à travers Rousseau sur les doctrines politiques de la Révolution française.

Les Aztèques et les Incas posent un autre problème, car leur degré de civilisation les éloignait des lois naturelles. Ils eussent peut-être été de plein-pied avec les Grecs et les Romains: des armements comparables les auraient mis à l’abri des « mécaniques victoires » que les cuirasses, les armes blanches et à feu permirent aux Espagnols de remporter sur des peuples qui, à cet égard, étaient encore arriérés. Montaigne découvre ainsi qu’une civilisation peut présenter des discordances internes, et qu’entre les civilisation existent des discordances externes.

Le Nouveau Monde offre d’étranges exemples de similitude entre ses usages et les nôtres, présents ou passés. Or l’ignorance où nous étions les uns des autres exclut que les Indiens américains nous les aient empruntés (ou bien l’inverse). Et puisque, des deux côtés de l’Atlantique, d’autres usages diffèrent ou même se contredisent, on ne saurait découvrir à aucun un fondement naturel.

Pour sortir d’embarras, Montaigne envisage deux solutions. La première serait de s’en remettre au tribunal de la raison pour qui toutes les sociétés, passées ou présentes, proches ou lointaines, peuvent être qualifiées de barbares, puisque leurs désaccords, ou leur accord accidentel, n’ont d’autre fondement que la coutume.

Mais, d’un autre côté, »chacune appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Pourtant il n’est pas de croyance ou de coutume, si bizarre, choquante, ou même révoltante qu’elle paraisse, à laquelle, replacée dans son contexte, un raisonnement bien conduit ne trouverait aucune explication. Dans la première hypothèse, aucun usage ne se justifie; tous les usages se justifient dans l’autre.

Montaigne ouvre ainsi à la pensée philosophique deux perspectives entre lesquelles il ne semble pas qu’aujourd’hui encore elle ait arrêté son choix. D’un côté, la philosophie des Lumières, qui soumet toutes les sociétés historiques à sa critique et caresse l’utopie d’une société rationnelle. De l’autre, le relativisme qui rejette tout critère absolu dont une culture pourrait s’autoriser pour juger des cultures différentes.

Depuis Montaigne, et à son exemple, on n’a pas cessé de chercher une issue à cette contradiction. En cette année 1992 où l’on commémore à la fois la mort de l’auteur des Essais et la découverte du Nouveau Monde, il importe de rappeler que cette découverte ne nous a pas seulement procuré, sur le plan matériel, des produits alimentaires, industriels, médicamenteux, qui ont transformée de fond en comble notre civilisation. Elle est aussi à l’origine, mais en ce cas grâce à Montaigne, d’idées qui nourrissent toujours notre réflexion, et de problèmes philosophiques qu’il fut le premier à poser. Pour la pensée contemporaine, ils n’ont rien perdus de leur acuité, bien au contraire. Mais, depuis quatre siècles, nul n’est parvenu à les analyser de façon plus profonde et plus lumineuse que Montaigne dans les Essais.

Montaigne

LES ESSAIS – (Édition conforme au texte de l’exemplaire de Bordeaux)

Nous relevons ici un passage où il est question de Lucrèce

Livre III, ch5 – Sur des vers de Virgile –

Ce que Virgile dict de Venus et de Vulcan, Lucrece l’avoit dict plus sortablement d’une jouissance dérobée d’elle et de Mars :

"...belli fera manera Mavors
Armipotens regit, in gremium qui saepe tuum se.
Rejicit, oeterno devinctus vulnere amoris:
Pascit amore avidos inhians in te, Dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore:
Huns tu, diva, tuo recubantem corpore sancto
Circumfusa super, suaveis ex ore loquelas
Funde."

Quand je rumine ce « rejicit, pascit, inhians, molli, fovet medullas, labefacta, pendet, percurrit », et cette noble « circunfusa », mere du gentil « infusus », j’ay desdain de ces menues pointes et allusions verbales qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit pas d’aigüe et subtile rencontre: leur langage est tout plein et gros d’une vigueur naturelle et constante; ils sont tout epigramme, non la queuë seulement, mais la teste, l’estomac et les pieds. Il n’y a rien d’efforcé, rien de treinant, tout y marche d’une pareille teneur. « Contextus totus virilis est; non sunt circa flosculos occupavi » (Sénèque, Epitres, 33). Ce n’est pas une eloquence molle et seulement sans offence: elle est nerveuse et solide, qui ne plaict pas tant comme elle remplit et ravit; et ravit le plus les plus forts espris. Quand je voy ces braves formes de s’expliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que c’est bien dire, je dicts que c’est bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination qui esleve et enfle les parolles. « Pectus est quod disertum facit« ( Quintilien X, vii, 15). Nos gens appellent jugement, langage et beaux mots, les plaines conceptions.

Cette peinture est conduitte non tant par dexterité de la main comme pour avoir l’objeyt plus vivement empreint en l’âme. Gallus parle simplement, parce qu’il conçoit simplement. Horace ne se contente point d’une superficielle expression, elle le trahiroit. Il voit plus cler et plus outre dans la chose; son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures pour se représenter; et les luy faut outre l’ordinaire, comme sa coception est outre l’ordinaire. Plutarque dit qu’il veid le langage latin par les choses; icy de mesme: le sens esclaire et produict les parolles; non plus le vent, ains de chair et d’os. Elles signifient plus qu’elles ne disent. Les imbecilles sentent encores quelque image de cecy: car, en Italie, je disois ce qu’il me plaisoit en devis commun; mais, aux propos roides, je n’eusse osé me fier à un Idiome que je ne pouvois plier, ny contourner outre son alleure commune. J’y veut pouvoir quelque chose du mien.

Le maniement et emploite des beaux espris donne pris à la langue, non pas l’innovant tant comme le remplissant de plus vigoreux et divers services, l’étirant et ployant. Ils n’y apportent point de mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, luy aprenent des mouvements inaccoutumés, mais prudemment et ingenieusement. Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit pas tant d’écrivain françois de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux pour ne suyvre la route commune; mais faute d’invention et de discretion les pert. Mais ne s’y voit qu’une miserable affectation d’estrangeté, des déguisements froids et absurdes qui, au lieu d’eslever, abbattent la matiere. Pourveu qu’ils se gorgiassent en leur nouvelleté, il ne leur chaut de l’efficace; pour saisir un nouveau mot, ils quittent l’ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux ...

Nous relevons ici les passages ou il est question de Socrates

Livre I, ch11 – Des pronostications –

Le démon de Socrates estoit à l’advature certaine impulsion de volonté, qui se présentoit à luy, sans attendre le conseil de son discours. En une ame bien espurée, comme la sienne, et préparée par continuel exercice de sagesse et de vertu, il est vray semblable que ces inclinations, quoy que téméraires et indigestes, estoyent tousjours importantes et dignes d’être suyvies. Chacun sent en soy quelque images de telles agitations ds’une opinion prompte, vehemente et fortuite. C’est à moy de leur donner quelque authorité, qui en donne si peu à nostre prudence. Et en ay eu de pareillement foibles en raison et violentes en persuasion ou dissuasion, qui estoient plus ordinaires en Socrates, ausquelles je me laissay emporter si utilement et heureusement qu’elles pourroyent estre jugées tenir quelque chose d’inspiration divine ...

Livre I, ch25 – Du pedantisme –

On alloit, dict-on, aux autres Villes de Grece chercher des rhetoriciens, des peintres et des Musiciens; mais en Lacedemone, des legislateurs, des magistrats et empereurs d’armée. A Athenes on aprenoit à bien dire, et icy à bien faire; là, à se desmeler d’un argument sophistique, et à rabattre l’imposture des mots cptieusement entrelassez; icy, à se desmeler des appats de la volupté, et à rabattre d’un grand courage les menasses de la fortune et de la mort; ceux-là s’embesongnoient après les parolles; ceux cy, après les choses; là, c’estoit une continuelle exercitation de la langue; icy, une continuelle exercitation de l’ame. Parquoy il n’est estrange si, Antipater leur demandant cinquante enfants pour ostages, ils répondirent, tout au rebours de ce que nous ferions, qu’ils aymoient mieux donner deux fois autant d’hommes faicts, tant ils estimoient la perte de l’éducation de leur païs. Quand Agesilaus convie Xenophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la Rhetorique ou Dialectique, mais pour apprendre (ce dict-il) la plus belle science qui soit; asçavoir la science d’obéir et de commander

Il est très plaisant de voir Socrates, à sa mode, se moquant de Hippias (Platon: »Hippias majeur ») qui luy recite comment il a gaigné, spécialement en certaines petites vilettes de la Sicile, bonne somme d’argent à regenter,et qu’à Sparte il n’a gaigné pas un sol: que ce sont gens idiots, qui ne sçavent ni mesurer ni compter, ne font estat ny de grammaire ny de rythme, s’amusant seulement de sçavoir la suite des Roys, establissement et décadences des estats, ettels fatras de comptes. Et au bout de cela Socrates, luy faisant advouër par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement publique, l’heur et vertu de leur vie, luy laisse deviner la conclusion de l’inutilité de ses arts

Livre I, ch26 – De l’institution des enfants – (où il est aussi question de Plutarque et de La Boétie)

En cette practique des hommes j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la memoire des livres. Il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siècles. C’est un vain estude, qui veut; mais qui veut aussi, c’est un estude de fruit inestimable: c’est le seul estude, comme dit Platon, que les Lacedemoniens eussent reservé à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part-là, à la lecture des « Vies » de nostre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple la date de la ruine de Carthage que les meurs d’Hannibal ou de Scipion, ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son devoir qu’il mourut là. Qu’il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu’à en juger. C’est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure. J’ay leu en Tite-Live cent choses que tel n’y a pas leu. Plutarque en y a leu cent, outre ce que j’y ay sceu lire, et, à l’adventure, outre ce que l’autheur y avoir mis. A d’aucuns c’est un pur estude grammairien; à d’autres, l’anatomie de la philosophie, en laquelle les plus abstruses parties de notre nature se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours éstandus, très-dignes d’estre sceus, car, à mon gré, c’est le maistre ouvrier de telle besongne; mais il y en a mille qu’il n’a que touché simplement: il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaist et se contente quelquefois de ne donner qu’une attainte dans le plus vif d’un propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, que les habitants d’Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule sillabe, qui est Non, donna peut estre la matière et l’occasion à la Boitie de sa « Servitude Volontaire« . Cela mesme de luy voir trier une legiere action en la vie d’un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas: cela, c’est un discours. C’est dommage que les gens d’entendement ayment ayment tant la brièveté; sans doute leur réputation en vaut mieux, mais nous en valons moins; Plutarque aime mieux que nous le vations de son jugement que de son savoir; il ayme nous laisser désir de soy que satieté. Il sçavoit qu’és choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha justement à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs: « O estrangier, tu dis ce qu’il faut, autrement qu’il ne faut. » ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d’embourrures: ceux qui ont la matière textile, l’enflent de paroles.

Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncelllez en nous, et avons la veuë raccourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d’où il estoit. Il ne repondit pas: « D’Athenes », mais: Du monde. » (Trait tiré de Plutarque, De l’exil, IV, ou de Cicéron, Tusculanes, V, 37.) .Luy, qui avait son imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit l’univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que nous. Quand les vignes gelent en mon village, mon prebstre en argumente l’ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pepie en tienne des-jà les Cannibales.

Livre I, ch39 – De la solitude –

La solitude me semble avoir plus d’apparence et de raison à ceux qui ont donné au monde leur age le plus actif et fleurissant, suivant l’exemple de Thales.

C’est assez vescu pour auruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Ramenons à nous et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une légiere partie que de faire seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler d’autres entreprinses.Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, preparons nous y; plions bagage; prenons de bonne heure congé de la compagnie; despetrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous. Il faut desnoüer ces obligations si fortes, et meshuy aymer ce-cy et cela, mais n’épouser rien que soy. C’est-à-dire: le reste soit à nous, mais non pas joint et colé en façon qu’on ne le puisse desprendre sans nous escorcher et arracher ensemble quelque pièce du nostre. La plus grande chose du monde, c’est de sçavoir estre soy.

Il est temps de nous desnoüer de la société, puisque nous n’y pouvons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu’il se défende d’emprunter. Noz forces nous faillent; retirons les et resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soy les offices de l’amitié et de la compagnie, qu’il le face. En cette cheute, qui le rend inutile, poisant et importun aux autres, qu’il se garde d’estre importun à soy mesme, et poisant, et inutile. Qu’il se flatte et caresse, et surtout se régente, respectant et craignant sa raison et sa conscience, si qu’il ne puisse sans honte broncher en leur présence. « Rarum est enim ut satis se quisque vereatur.«  (Quintilien,X,7)

Socrates dict que les jeunes se doivent faire instruire, les hommes s’exercer à bien faire, les vieils se retirer de toute occupation civile et militaire, vivants à leur discrétion, sans obligation à nul certain office. (Tiré de l' »Anthologie » de Stobée, XLI.)

Livre II, Ch 2 De l’Yvrongnerie

( … ) A combien de vanité nous pousse cette bonne opinion que nous avons de nous! L plus reiglée ame du mond n’a que trop affaire à se tenir en pieds et à se garder de ne s’emporter par terre de sa propre faiblesse. De mille, in n’en est pas une qui soit droite et rassise un instant de sa vie; et se pourroit mettre en douibte si, selon sa naturelle condition, elle y peut jamais estre. Mais d’y joindre la constance, c’est sa dernière perfection; je dis quand rien ne la choqueroit, ce que mille accidents peuvent faire. Lucrece, ce grand poëte, a beau Philosopher et se bander, le voylà rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent ils qu’une Apoplexie n’estourdisse aussi bien Socrates qu’un portefaix? Les uns ont oublié leur nom mesme par la force d’une maladie, et une legiere blessure a renversé le jugement à d’autre. Tant sage qu’il voudra, mais en fin c’est un homme: qu’est-il plus caduque, pllus miserable et plus neant? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles: « Nous voyons la sueur et la pâleur envahir tout le corps, la langue s’embarrasser, la voix s’éteindre, la vue se troubler, les oreilles teinter, les membres fléchir, toute la machine s’effondrer sous le coup de la terreur. » (Lucrèce). Il faut qu’il sille les yeux au coup qui le menasse; il faut qu’il fremisse, planté au bord d’un precipice, comme un enfant; Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables,à nostre raison et à la vertu Stoique, pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadaise. Il pallit à la peur, il rougit à la honte; il se pleint à l’estrette d’une verte colique, sinon d’une voix desesperée et esclatante, au moins d’une voix casse et entoüée, « Qu’il ne croie pas que rien d’humain lui soit étranger. » (Térence).

Les poëtes, qui feignent tout à leur poste, n’osent pas descharger des larmes leurs heros: « Ainsi parle [Enée] tout en larmes, et sa flotte vogue à pleines voiles. » (Virgile). ( … )

Quand nous arrivons à ces saillies Stoïques: « J’ayme mieux estre furieux que voluptueux », mot d’Antisthenes; quand Sextius nous dit qu’il ayme mieux estre enferré de la douleur que de la volupté; quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goute, et, refusant le repos et la santé, que de gayté de coeur il deffie les maux, et, mesprisant les douleur moins aspres, dedaignant les luiter et les combatre, qu’il en appelle et desire des fortes, poignantes et dignes de luy, « Et parmi ses troupeaux timides, il appelle de ses voeux quelque sanglier écumant ou un lion fauve qui descendede la montagne. » (Virgile), qui ne juge que ce sont boutées d’un courage eslancé hors de son gistes? Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut. Il faut qu’elle le quitte et s’eslevee, et, prenant le freint aux dents, qu’elle emporte et ravisse son homme si loing, quaprès, il s’estonne luy-mesme de son faict; comme, aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu’estant revenuz à eux ils en transissent d’estonnement les premiers; comme aussi les poëtes sont espris souvent d’admiration de leurs propres ouvrages et ne reconnoissoient plus la trace par où ils ont passé une si belle carriere. C’est ce qu’on appelle aussi en eux ardeur et manie. Et comme Platon dict que pour neant hurte à la porte de la poësie un home rassis, aussi dit Aristote que aucune ame excellente n’est exempte de meslange de folie. Et a raison d’appeller folie tout eslancement, tout loüable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours. D’autant que la sagesse, c’est un maniment reglé de nostre ame, et qu’elle conduit avec mesure et proportion, et s’en respond.

Platon argumente ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous; qu’il nous faut estre hors de nous quand nous traictons; qu’il faut que nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement céleste.

Livre II, Ch 6 – De l’exercitation –

( … ) Ce ne sont mes gestes que j’écris, c’est moy, c’est mon essence. Je tien qu’il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement consciencieux à en tesmoigner, soit bas, soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage ou près de là, je l’entonneroy à pleine teste. De dire moins de soy qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie. Se payer de moins qu’on ne vaut, c’est lâcheté et pusillanimité, selon Aristote? Nulle vertu ne s’ayde de la fausseté; et la vérité n’est jamais matière d’erreur. De dire de soy plus qu’il n’en y a, ce n’est pas toujours presomption, c’est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est, à mon advis, la substance de ce vice. Le supreme remède à le guarir, c’est faire tout le rebours de ceux que ceux icy ordonnent, qui, en défendant le parler de soy defendent par conséquent encore plus de penser à soy. L’orgueil gist en la pensée. La langue n’y peut avoir qu’une bien legere part. De s’amuser à soy, il leur semble que c’est se plaire en soy; de se hanter et prattiquer, que c’est se trop cherir. Il peut estre. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement; qui se voyent après leurs affaires, qui appellent rêverie et oysiveté s’entretenir de soy, et s’estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne: s’estimans chose tierce et estrangere à eux mesmes.

Si quelcun s’enyvre de sa science, regardant sous soy: qu’il tourne les yeux au-dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d’esprits qui le foulent aux pieds. S’il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu’il se ramentoive les vies des deux Scipions, de tant d’armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n’enorgueillira celuy qui mettra quand et quand en compte tant de imparfaittes et foibles qualitez autres qui sont en luy et, au bout, la nihilité de l’humaine condition.

Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se conoistre, et par cette estude estoit arrivé à se mepriser, il fut estimé seul digne du surnom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu’il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.

Livre II, Chapitre 11 – De la cruauté –

Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reglées d’elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui, d’une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receues, feroit chose très-belle et digne de louange; mais celuy qui, picqué et outré jusques au vif d’une offence, s’armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict s’en rendrait enfin maistre, ferait sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien, et cettuy-cy vertueusement; l’une action se pourroit dire bonté; l’autre vertu; car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie. C’est à l’adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et libéral, et juste; mais nous ne le nommons pas vertueux: Ses opérations sont toutes naifves et sans effort.

Des philosophes, non seulement Stoïciens mais encore Epicuriens (et cette enchere, je l’emprunte de l’opinion commune, qui est fauce; quoy que die ce subtil rencontre d’Zrcesilaüs à celuy qui luy reprochoit que beaucoup de gens passoient de son eschole en l’Epicurienne, mais jamais au rebours: « Je croy bien! Des coqs il se faict des chapons assez, mais des chapons il ne se faict jamais des coqs. » Car à la vérité, en fermeté et rigueur d’opinion et de preceptes, la secte Epicurienne ne le cede aucunement à la Stoïque; et un Stoïcien, reconnoissant meilleure foy que ces disputateurs qui, pour combattre Epicurus et se donner beau jeu, luy font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre creance que celle qu’ils sçavent qu’il avoit en l’ame et en ses moeurs, dit qu’il a laissé d’estre Epicurien pour cette considération, entre autres, qu’il trouve leur route trop hautaine et trop inaccessible; « (Ciceron, Epitres familières, XV) car ceux qu’on appelle amoureux du plaisir sont amoureux de l’honneur et de la justice, et ils aiment et cultivent toutes les vertus. », des philosophes Stoïciens et Epicuriens, dis-je, il y en a plusieur qui ont jugé que ce n’estoit pas assez d’avoir l’ame en bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu; ce n’estoit pas assez d’avoir nos resolutions et nos discours au dessus de tous les efforts de fortune, mais qu’il falloit encore rechercher les occasions d’en venir à la preuve.Ils veulent questre de la douleur, de la necessité et du mespris, pour les combatre, et pour tenir leur ame en haleine: « La vertu grandit beaucoup dans la lutte. »(Seneque Epitres, 13). C’est l’une des raisons pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d’une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main par une voie très-legitime, pour avoir, dict-il, a s’escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se maintint tousjours. Socrates s’essayoit, ce me semble, encore plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme: qui est un essay à fer esmoulu. Mettellus,ayant, seul, de tous les Senateurs Romains, entrpris, par l’effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus, Tribun du peuple à Rome qui vouloit à toute force faire passer une loi injuste en faveur de la commune, et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avoit establies contre refusans, entretenoit ceux qui, en cette extremité, le conduisoient en la place de tels propos: « Que c’estoit chose trop facile et trop l^äche que de mal faire, et que de faire bien où il n’y eust point de dangier, c’estoit chose vulgaire; mais de faire bien où il y eust dangier, c’estoit le propre office d’un homme de vertu. »(Tiré de Plutarque Vie de Marius). Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que je vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compaigne; et que cette aisée, douce et panchante voie, pat où se conduisent les pas reglez d’une bonne inclination de nature, n’est pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et epineux; elle veut avoir ou des difficultez estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par les moyens desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course; ou des difficultez internes que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition.

Je suis venu jusques icy bien à mon aise.Mais, au bout de ce discours, il me ombe en fantaisie que l’ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venuë à ma connoissance, seroit, à mon compte, une ame de peu de recommandation; car je ne puis concevoir en ce personnage là aucun effort de vicieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n’y puis imaginer aucune difficulté et aucune contrainte; je connoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy qu’elle n’eust jamais donné moyen à un appétit vitieux seulement de naistre. A une vertu si eslevée que la sienne, je ne puis rien mettre en teste. Il me semble la voir marcher d’un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empeschement ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu’elle ne se puisse passer de l’assistance du vice, et qu’elle luy doive cela, d’en estre mise en credit et en honneur? Que deviendroit cette brave et généreuse volupté Epicurienne qui fait estat, de nourrir molement en son giron et y faire follatrer la vertu, luy donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les geénes? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s’esbranler de son assiette;i je luis donne pour son object necessaire l’aspreté et la difficulté: que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur, mais de s’en esjoüyr, et de se faire chatouiller aux pointes d’une forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie et de laquelle plusieurs plusieurs d’entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves trèscertaines? Comme ont bien d’autres, que je trouve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline. Tesmoing le jeune Caton. Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu’il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d’effroy, je ne puis croire qu’il se maintint seulement en cette démarche que les règles de la secte Stoïque luy ordonnoient, sassise, sans émotion et impassible; il y avaoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s’en arrester là. Je crois sans doubte qu’il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu’il s’y agrea plus qu’en autre de celles de sa vie: « Il sortit de la vie, content d’avoir trouvé une raison de se donner la mort » (Cicéron, Tusculanes, I, XXX.). Je le croy si avant, que j’entre en doubte s’il eust voulu que l’occasion d’un si bel exploit luy fust ostée. Et si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes ne me tenoit en bride, je tomberois aiséement en cette opinion, qu’il sçavoit bon gré à la fortune d’avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d’avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l’ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une emotion de plaisir extraordinaire et d’une volupté virile, lors qu’elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise: « Deliberata morte ferocior » (Horace, Odes, I, XXXVII),non pas esguisée par quelque esperance de gloire, comme les jugements populaires et effeminez d’aucuns hommes ont jugé, car cette consideration est trop basse pour toucher un coeur si genereux, si hautain et si roide; mais pour la beauté de la chose même en soy: laquelle il voyoit bien plus clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire.

La philosophie m’a faict plaisir de juger qu’une si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu’en celle de Caton, et qu’à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna-t-il selon raison et à son fils et aux sennateurs qui l’accompagnoient, de prouvoir autrement à leur faict: « Caton, ayany reçu de la nature une gravité incroyable et, par une perpetuelle constance ayant encore affermi son caractère, toujours demeuré ferme dans ses principes, Caton devait mourir plutôt que de supporter la vue d’un tyran. »(Ciceron, De officiis, I, 31).

Toute mort doit estre de même sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J’interprete tousjour la mort par la vie. Et si on me la recite d’apparence forte, attachée à une foible vie, je tiens qu’elle est produitte d’une cause foible et sortable à sa vie.

L’aisance donc de cette cette mort, et cette facilité qu’il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu’elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu? Et qui, de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrates seulement franc de crainte et de passion en l’accident de sa prison, de ses fers et de sa condemnation? Et qui ne reconnoit en luy non seulement de la fermeté et de la constance (c’estoit son assiette ordinaire que celle-là), mais encore je ne say quel contentement nouveau et une allegresse enjoüée en ses propos et façons dernières? A ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa jambe après que les fers en furent hors, accuse il pas une pareille douceur et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d’entrer en cognoissance des choses à venir? Caton me pardonnera, s’il luy plaist; sa mort est plus tragique et plus tendue, mais cette-cy est encore, je ne sçay comment, plus belle.

Livre II, ch 12 – Apologie de Raimond Sebond

( … ) O cuider! combien tu nous empesches! Après que Socrates fut adverti que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le surnom de sage, il en fut estonné; et, se cherchant et secouant par tout, il n’y trouva aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperans, vaillans, sçavans comme luy, et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. Enfin il se resolut qu’il n’estoit distingué des autres et n’estoit sage que parce qu’il ne s’en tenoit pas; et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme l’opinion de science et de sagesse: et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l’ignorance, et sa meilleure sagesse, la simplicité.
La saincte parole declare miserable ceux d’entre nous qui s’estiment. « Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier? » Et ailleurs: « Dieu a faict l’homme semblable à l’ombre; de laquelle qui jugera, quand, par l’esloignement de la lumière, elle sera esvanouye?« 
(ces deux sentences tirées de l’Ecclésiaste étaient gravées sur l’une des travées au plafond de la « Librairie » de Montaigne). Ce n’est rien à la vérité que de nous. Il s’en faut tant que nos forces conçoivent la hauteur divine, que, des ouvrages de nostre createur, ceux-là portent mieux sa marque et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C’est aux Crestiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroiable. Elle est d’autant plus selon raison, qu’elle est contre l’humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle; et, si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singulière. « On connait mieux Dieu en ne le connaissant pas« , dict S. Augustin; et Tacitus: « Il est plus saint et plus respectueux de croire que d’approfondir les actes des Dieux. »

Et Platon estime qu’il y ayt quelque vice d’impiété à trop curieusement s’enquerir et de Dieu et du monde, et des causes premières des choses. « A la vérité, connaître le père de cet univers est chose difficile, et, si on parvient à le connaître, le révéler au vulgaire est impie. », dict Cicero (d’après le Timée).

Nous disons bien puissance, verité, justice: ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand; mais cette chose-là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme, « exprimant des choses immortelles en termes mortels«  (Lucrèce); ce sont toutes agitations et émotions qui ne peuvent loger en Dieu selon nostre forme; ny nous, l’imaginer selon la sienne. C’est à Dieu seul de se cognoistre et d’interpreter ses ouvrages. Et le faict en nostre langue, improprement, pour s’avaller et descendre à nous, qui sommes à terre, couchez. La prudence, comme luy peut elle convenir, qui est l’eslite entre le bien et le mal, veu que nul mal ne le touche? Quoy la raison et l’intelligence, desquelles nous nous servons pour, par les choses obscures arriver aux apparentes, veu qu’il n’y a rien d’obscur à Dieu? La justice, qui distribue à chacun ce qui luy appartient, engendrée pour la société et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu? La tempérance comment? qui est la modération des voluptés corporelles, qui n’ont nulle place en la divinité. La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, luy appartiennent aussi peu, ces trois choses n’ayant nul accès près de luy. Parquoy Aristote le tient également exempt de vertu et de vice. « Il n’est susceptible ni susceptible ni d’affection, ni de colère, parce que de telles passions ne se trouvent que dans des êtres faibles » (Cicéron – « De natura deorum » I, 17).

La participation que nous avons à la connoissance de la vérité, quelle qu’elle soit, ce n’est pas par nos propres forces que nous l’avons acquise. Dieu nous a assez apris cela par les tesmoins qu’il a choisi du vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets: nostre foy ce n’est pas nostre acquest, c’est un pur présent de la libéralité d’autruy. Ce n’est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c’est par authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre jugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre clervoyance. C’est par l’entremise de nostre ignorance plus que de nostre science que nous sommes sçavans de ce divin sçavoir. Ce n’est pas merveille si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connoissance supernaturelle et celeste: apportons y seulement du nostre l’obeissance et la subjection. Car, comme il est escrit: « Je destruiray la sapience des sages, et abbatray la prudence des prudents. Où est le sage? où est l’écrivain? Où est le disputateur de ce siècle? Dieu n’a-t-il pas abesty la sapience de ce monde? Car, puis que le monde n’a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu, par la vanité de la predication, sauver les croyans. » (Saint Paul « Epîtres aux Corinthiens »

Si me faut-il voir en fin s’il est en la puissance de l’homme de trouver ce qu’il cherche, et si cette queste qu’il a employé depuis tant de siescle, l’a enrichy de quelque nouvelle force et de quelque vérité solide.

Je crois qu’il me confessera, s’il parle en conscience, que tout l’acquest qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à reconnoistre sa foiblesse. L’ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l’avons, par longue estude, confirmée et avérée. Il est advenu aux gens véritablement sçavans ce qui advient aux espics de bled: ils vont s’eslevant et se haussant, la teste droite et fiere, tant qu’ils sont vuides; mais, quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et à baisser les cornes. Pareillement, les hommes ayant tout essayé et tout sondé, n’ayant trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses rien de massif et ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur présomption et reconneu leur condition naturelle.

( … ) Le plus sage homme qui fut onques (et qui n’eust autre plus juste occasion d’être appelé sage que cette sienne sentence – ajoutent les éditions antérieures à 1595), quand on luy demanda ce qu’il sçavoit, respondit qu’il sçavoit cela, qu’il ne sçavoit rien. Il verifioit ce qu’on dit, que la plus grande part de ce que nous sçavons, est la moindre de celle que nous ignorons; c’està dire que ce mesme que nous pensons sçavoir, c’est une piece, et bien petite, de nostre ignorance.

Nous sçavons les choses en songe, dict Platon (Le Politique XIX), et les ignorons en vérité.

( … ) Chrysippus disoit que ce que Platon et aristote avoyent escrit de la Logique, ils l’avoient escrit par jeu et par exercice; et ne pouvoir croire qu’ils eussent parlé à certes d’une si vaine matière. Plutarque le dit de la metaphysique (dans « La vie d’Alexandre). Epicurus l’eust encore dit de la Rhetorique, de la Grammaire, poesie, mathematique, et, hors la physique, de toutes les sciences. Et Socrates de toutes aussi sauf celle seulement qui traite des moeurs et de la vie. De quelque chose qu’on s’enquist à lui, il ramenoit en premier lieu tousjours l’enquerant à rendre compte des coinditions de sa vie présente et passée, lesquelles il examinoit et jugeoit, estimant tout autre apprentissage bubsecutif à celuy-là et supernumeraire.

« Peu me plaisent ces lettres qui n’ont aucunement servi à rendre vertueux ceux qui en sont instruit. » (Sallustre). La plus part des arts ont esté ainsi mesprisées par le sçavoir mesme. Mais ils n’ont pas pensé qu’il fut hors de propos d’exercer et esbattre leur esprit ès choses où il n’y avoit aucune solidité profitable.
Au demeurant les uns ont estimé Plato dogmatiste; les autres dubitateur; les autres, en certaines choses l’un, et en certaines choses l’autre.

Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va toujours demandant et esmouvant la dispute, jamais l’arrestant, jamais satisfaisant, et dict n’avoir autre science que la science de s’opposer. Homere, leur autheur, a planté également les fondemens à toutes les sectes de philosophie, pour montrer combien il estoit indifferent par où nous allassions. De Plato nasquirent dix sectes diverses, dict on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante et rien asseverante, si la sienne ne l’est. Socrates disoit (« Thééthète » VII) que les sages femmes, en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent les mestier d’engendrer, elles; que luy, par le tiltre de sage homme que les dieux lui ont deferé, s’est aussi desfaict, en son amour virile et mentale, de la faculté d’enfanter; et se contente d’aider et favorir de son secours les engendrans, ouvrir leur nature, graisser leurs conduits, caciliter l’issue de leur enfantement, juger d’iceluy, le baptizer, le nourrir, le fortifier, le maillotter et circonscrire: exerçant et maniant son engin aux perils et fortunes d’autruy.

Il est ainsi de la part des autheurs de ce tiers genre: comme les anciens ont remarqué des escripts d’Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Zenophanes et autres. Ils ont une forme d’escrire douteuse en substance et un dessein enquerant plustost qu’instruisant, encore qu’ils entresement leur stile de cadences dogmatises (les éditions antérieures à 1595 donnent pour le passage suivant: « Chez qui se peut voir cela plus clairement que chez notre Plutarque? Combien diversement discourt-il de même chose? Combien de fois nous présente il deux ou trois causes contraires de même subject et diverses raisons, sans choisir celle que nous avons à suivre. »). Cela se voit il pas aussi bien et en Seneque et en Plutarque? Combien disent ils, tantost d’un visage, tantost d’un autre, pour ceux qui y regardent de prez! Et les reconciliateurs des jurisconsultes devroient premièrement les concilier chacun à soi.

Platon me semble avoir aymé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies.

Diversement traiter les matieres est ausi bien les traicter que conformément, et mieux: à sçavoir plus copieisement et utillement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point extreme du parler dogmatiste et resolutif; si est ce que ceux de nos parlements presentent au peuple les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverance qu’il doit à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l’exercent, prennent leur beauté non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations que la matiere du droit soufffre.

Que signifie ce refrein: En un lieu glissant et coulant suspendons notre créance? car comme dit Euripide, « Les œuvres de Dieu en diverses / Façons nous donnent des traverses« , semblable à celuy qu’Empédocles semoit souvent en ses livres, comme agité d’une divine fureur et forcé de la vérité: Non, non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien; toutes choses nous sont occultes, il n’en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle elle est, revenant à ce mot divin, « Les pensées des mortels sont timides, et notre prévoyance et nos inventions incertaines. » Il ne faut pas trouver estrange si gens desesperez de la prise n’ont pas laissé de avoir plaisir de la chasse: l’estude estant de soy une occupation plaisante, et si plaisante que, parmy les voluptez, les Stoïciens défendent aussi celle qui vient de l’exercitation de l’esprit, y veulent de la bride, et treuvent de l’intemperance à trop sçavoir.

Democritus, ayant mangé à sa table des figues qui sentoient le miel, commença soudain à cehercher en son esprit d’où leur venoit cette douceur inusitée, et, pour s’en éclaircir, s’aloit lever de table pour voir l’assiete du lieu où ces figues avoyent esté cueillies; sa chambriere, ayant entendu la cause de ce remuement, luy dit en riant qu’il ne se penast plus pour cela, car s’estoit qu’elle les avoit mises en un vaisseau où il y avait eu du miel. Il se despita dequoy elle luy avoit osté l’occasion de cette recherche et desrobé matiere à sa curiosité: « Va, luy dit-il, tu m’as fait desplaisir; je ne lairray pourtant d’en chercher la cause comme si elle estoit naturelle. » Et volontiers ne faillit de treuver quelque raison vraye d’un effect faux et supposé. Cette histoire d’un fameux et grand Philosophe nous represente bien clairement cette passion studieuse qui nous amuse à la poursuite des choses de l’acquet desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu’un qui ne vouloit pas estre eclaircy de ce dequoy il estoit en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher; comme l’autre qui ne vouloit pas que son medecin luy ostat l’altération de la fievre, pour ne perdre le plaisir de l’assouvir en beuvant. »Satius est supervacua discere quam nihil. » (Platon « Théétète« )

Tout ainsi qu’en toute pasture il y a le plaisir souvent seul; et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n’est pas toujours nutritif ou sain. Pareillement, ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d’estre voluptueux, encore qu’il ne soit ni alimentant, ny salutaire.

Voicy comme ils disent: la consideration de la nature est une pasture propre à nos esprits; elle nous esleve et enfle, nous fait desdaigner les choses basses et terriennes par la comparaison des superieures et celeste; la recherche mesme des choses occultes et grandes est trèsplaisante, voire à celuy qui n’en acquiert que la reverence et crainte d’en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladive curiosité se voit plus expressessement encores en cet autre exemple qu’ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxus souhetoit et prioit les Dieux qu’ils peut une fois voir le soleil de près, comprendre sa forme, sa grandeur et sa beauté, à peine d’en estre brulé soudainement. Il veut, au prix de sa vie, acquerir une science de laquelle l’usage et possession luy soit quand et quand ostée, et, pour cette soudaine et volage cognoissance, perdre toute autres cogbnoissances qu’il a et qu’il peut acquerir par après.

Je ne me persuade pas aysement qu’Epicurus, Platon et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées et leurs Nombrent. Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debatable. Mais en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages s’est travaillé d’aporter une telle quelle image de lumière, et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence: pourveu que, toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraire: « Ces systèmes sont les fictions du génie de chaque philosophe, et non le résultat de leurs découvertes. » (Sénèque). Un ancien (sans doute Diogène) à qui on reprochoit qu’il faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela, c’estoit vrayment philosopher. Ils ont voulu consirérer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la société publique, comme leur religions (« car il nn’est pas défendu de faire profit de la mensonge mesme, s’il est besoing » ajoutaient les éditions antérieures à 1595); et à este raisonnable, pour cette considération, que les communes opinions, ils n’ayent voulu les espelucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obeissance des loix et coustumes de leurs pays.

Platon traicte ce mystere d’un jeu assez descouvert. Car, où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il faict le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant, et si mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions, autant utiles à persuader à soy-mesmes, sachant combiennous sommes propres à recevoir toutes impressions, et, sur toutes, les plus farouches et enormes.

Et pourtant, en ses loix, il a grand soing qu’on ne chante en publiq que des poësis desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin.; et, estant si facile d’imprimer tous fantosmes en l’esprit humain, que c’est injustice de ne le paistre plustot de mensonges profitables que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dict tout detroussément en sa « Republique » que, pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer les unes sectes avoir plus suivy la vérité, les autres l’utilité, par où celles cy ont gagné crédit. C’est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination pour le plus vray, ne s’y presente pas pour le plus utile à nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonnienne, nouvelle Academie, encore sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte.

( … ) Il me semble, entre austres tesmoignages de nostre imbecillité, que celui-cy ne mérite pas d’estre oublié, que par desir mesme l’homme ne sçache trouver ce qui luy faut; que, non par jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d’accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement désirer ce qui luy est propre, et se satisfaire: « Quand la raison règle-t-elle nos craintes et nos désirs? Quel projet formé avec assez de bonheur pour qu’on n’ait pas à se sentir de l’avoir entrepris et mené à bonne fin? » (Juvénal, IV).

C’est pourquoi Socrates ne requeroit les dieux sinon de luy donner ce qu’ils sçavoient luy estre salutaire. Et la prière des Lacedemoniens, publique et privée, portoit simplement les choses bonnes et belles leur estre octroyées, remettant à la discrétion divine le triage et choix d’icelles. « Nous souhaitons une épouse, des enfants. Eux, ils savent ce que seront ces enfants, ce que sera cette épouse. » (Juvénal, X)

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faite, pour ne tomber en l’inconvénient que les poëtes feignent du roy Midas. Il requist les dieux que tout ce qu’il toucheroit se convertit en or. Sa prière fut exaucée: son vin fut or, son pain or et la plume de sa couche, et d’or sa chemise et son vêtement; de façon qu’il se trouva accablé soubs la jouissance de son désir et estrené d’une commodité insuportable. Il luy falut desprier ses prieres,  » Abasourdi d’un mal si nouveau, riche et miserable à la fois, il souhaite de fuir ses richesses et il a en horreur ce qui était naguère l’objet de ses voeux.«  (Ovide, Métamorphoses, XI, 128.)

Livre II, Chapitre 13 – De juger de la mort d’autruy

( … )

Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. Il leur fache de le reconnoistre. Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouverts. Ceux qu’on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l’execution et la presser, ils ne le font pas de resolution: ils se veulent oster le temps de la considérer. L’estre mort ne les fache pas, mais ouy bien le mourir, « Emori nolo, sed me esse mortuum nihil aestimo » (Cicéron – Tusculanes). C’est un degré de fermeté auquel j’ay expérimenté que je pourrois arriver, ainsi que ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, à yeux clos.

Il n’y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort; de l’avoir digérer tout ce temps là d’une très certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d’un train d’actions et de parolles ravallé plustost et anonchali que tendu et relevé par le poids d’une telle cogitation.

Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa son gendre, et deux ou trois autres de ses amys, et leur dit qu’ayant essayé qu’il ne gagnoit rien à vouloir guerir, et que tout ce qu’il faisoit pour allonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit délibé de mettre fin à l’un et à l’autre, les priant de trouver bonne sa deliberation et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l’en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voyla sa maladie querie par accidant: ce remede qu’il avoit employé pour se deffaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis, faisans feste, d’un si heureux evenement et s’en resjouissans avec luy, se trouverent bien trompez; car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer d’opinion, disant qu’ainsi comme ainsi luy falloit il un jour franchir ce pas, et du’en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommencer une autre fois. Cettuy-cy, ayant reconnu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au joindre, mais il s’y acharne; car, estant satis-fait en ce pourquoy il estoit entré au combat, il picque par braverie d’en voir la fin. C’est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir taster et savourer..

Livre III, Chapitre 2 – Du repentir

Nul a esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dict l’experience des histoires. De mesme aux choses de néant. ET en ce bas exemple se void l’image des grands. En mon climat de Gascogne, on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D’autant que la connoissance qu’on prend de moy s’esloigne de mon giste, j’en vaux d’autant mieux. J’achette les imprimeurs en Guiene, ailleurs il m’achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent, vivants et presents, pour se mettre en credit, trespassez et absents. J’ayme mieux en avoir moins. Et ne me jette au monde que pour la part que j’en tire. Au partir de là, je l’en quitte.

Le peuple reconvoye celuy-là, d’un acte public, avec estonnement, jusqu’à sa porte; il laisse dans sa robbe ce rolle, il en retombe d’autant plus bas qu’il s’estoit plus haut monté; au dedans, chez luy, tout est tumultuaire et vile. Quand le reglement s’y trouveroit, il faut un jugement vif et bien trié pour l’appercevoir en ces actions basses et privées. Joint que l’ordre est une vertu morne et sombre. Gaigner une bresche, conduire une ambassade, regir un peuple, ce sont actions eclatantes. Tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr et converser avec les siens et avec soymesme doucement et justement, ne relâcher point, ne se dementir poinct, c’est chose plus rare, plus difficile et moins remerquable. Les vies retirées soustiennent par là, quoy qu’on die, des devoir autant plus aspres et tendus que ne font les autres vies. Et les privez, dict Aristote (Morale à Nicomaque, X, 7), servent la vertu plus difficilement et hautement que ne le font ceux qui sont en magistrats. Nous nous preparons aux occasions eminentes plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d’arriver à la gloire, ce seroit faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire. Et la vertu d’Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que, que ne fait celle de Socrates en cette exercitation basse et obscure. Je conçois aisément Socrates en la place d’Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, je ne puis. Qui demandera à celuy-là ce qu’il sçait faire, il respondra: « Subjuguer le monde »; qui le demandera à cettuy-cy, il dira: « Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition »; science bien plus generale, plus poisante et plus legitime. Le pris de l’ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnéement.

( … ) Sa grandeur ne s’exerce pas en grandeur, c’est en la médiocrité. Ainsi que ceux qui nous jugent et touchent au dedans, ne font pas grande recette de la lueur de noz actions publiques et voyent que ce ne sont que filets et pointes d’eau fine rejaillies d’un fond au demeurant limoneux et poisant, en pareil cas, ceux qui nous jugent par cette bravade apparence, concluent de mesmes de nostre constitution interne, et ne peuvent accoupler des facultez populaires et pareilles aux leurs à ces autres facultez qui les estonnent, si loin de leur visée. Ainsi donnons nous aux demons des formes sauvages. Et qui non, à Tamburlan des sourcils eslevez, des nazeaux ouverts, un visage affreux et une taille desmesurée, comme est la taille de l’imagination qu’il en a conçeuë par le bruit de son nom? Qui m’eut faict veoir Erasme autrefois, il eust esté malaisé que je n’eusse prins pour adages et apophthegmes tout ce qu’il eust dict à son valet et à son hostesse. Nous imaginons bien plus sortablement un artisan sur sa garde-robe ou sur sa femme qu’un grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il nous semble que de ces hauts thrones ils ne s’abaissent pas jusques à vivre.

Comme les ames vicieuses sont incitées souvent à bien faire par quelque impulsion estrangére, aussi sont les vertueuses à faire mal. Il les faut doncq juger par leur estat rassis, quand elles sont chez elles, si quelque fois elles y sont; ou au moins quand elles sont plus voisines du repos et de leur naïfve assiette. Les inclinations naturelles s’aident et fortifient par institution; mais elles ne se changent guiere et surmontent. Mille natures, de mon temps ont eschappé vers la vertu ou vers le vice au travers d’une discipline contraire: « Ainsi, quand, déshabituées des bois, les bêtes se sont apprivoisées dans une étroite prison, ont quitté leurs regards menaçants et ont appris à subir l’homme, si un filet de sang pénètre dans leur gueule brûlante, la rage et la fureur reviennent et leur gosier se dilate, averti par le sang qu’elles ont goûté; la colère bouillonne et s’abstient à grand-peine du dompteur tremblant. » (Lucain, Pharsale, IV,n 237). On n’extirpe pas ces qualitez originelles, on les couvre, on les cache. Le langage latin m’est comme naturel, je l’entens mieux que le François; mais il y a quarante ans que je ne m’en suis du tout poinct servy à parler, ny à escrire; si est-ce que à des extremes et soudaines esmotions où je suis tombé deux ou trois fois en ma vie, et l’une, voyent mon pere tout sain se renverser sur moy, pasmé j’ay tousjours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles Latines; nature se sourdant et s’exprimant à force, à l’encontre d’un long usage. Et cet exemple se dict d’assez d’autres.

( … )

Au demeurant, je hay cet accidental repentir que l’aage apporte. Celuy qui disoit anciennement estre obligé aux années dequoy elles l’avoyent deffaict de la volupté, avoit autre opinion que la mienne; je ne sçauray jamais bon gré à l’impuissance de bien qu’elle me face. « Et on ne verra jamais la providence si ennemie de son oeuvre que la faiblesse soit mise au rang des meilleures choses. » Nos appetits sont rares en la vieillesse; une profonde satiété nous saisit après; en cela je ne voy rien de conscience; le chagrin et la foiblesse nous impriment une vertu lâche et catarreuse. Il ne nous faut pas laisser emporter si entiers aux alterations naturelles, que d’en abastardir notre jugement. La jeunesse et le plaisir n’ont pas faict autrefois que j’ai mescogneu le visage du vice en la volupté; ny ne faict à cette heure le degoust que les ans m’apportent, que je mescognoisse celui de la volupté au vice. Ores que je n’y suis plus, j’en juge comme si j’y estoy. Moy qui la secouë vivement et attentivement, trouve que ma raison est celle mesme que j’avoy en l’aage plus licencieux, sinon, à l’avanture, d’autant qu’elle s’est affaiblie et empirée en vieillissant; et trouve que ce qu’elle refuse de m’enfourner à ce plaisir en consideration de l’interest de ma santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu’autrefois pour la santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, je ne l’estime pas plus valeureuse. Mes tentations sont si cassées et mortifiées qu’elles ne valent pas qu’elle s’y oppose. Tendant seulement les mains audevant, je les conjure. Qu’on luy remette en presence cette ancienne concupiscence, je crains qu’elle auroit moins de force à la soustenir, qu’elle n’avoit autrefois. Je ne luy voy rien juger apar soy, que lors elle ne jugeast; ny aucune nouvelle nouvelle clarté. Parquoy, s’il y a convalescence, c’est une convalescence maleficiée.

Miserable sorte de remede, devoir à la maladie sa santé! Ce n’est pas à nostre malheur de faire cet office; c’est au bon heur de nostre jugement. On ne me faict rien faire par les offenses et afflictions, que les maudire. C’est aux gents qui ne s’esveillent qu’à coup de fouët. Ma raison a bien son cours plus delivre en la prosperité. Elle est bien plus distraitte et occuper à digérer les maux que les plaisirs. Je voy bien plus clair à temps serain. La santé m’advertit, comme plus alaigrement, aussi plus utilement que la maladie. Je me suis avancé le plus que j’ay pu vers ma reparation et reglement lors que j’avoy à en jouir. Je seroy honteux et envieux que la misere et desfortune de ma decrepitude eut à se préférer à mes bonnes années saines, esveillées, vigoureuses; et qu’on eust à m’estimer non par où j’ay esté, mais par où j’ay cessé d’estre. A mon advis, c’est le vivre heureusement, non, comme disait Antisthenes, le mourir heureusement qui faict l’humaine felicité. Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queuë d’un philosophe à la teste et au corps d’un homme perdu; ny que ce chetif bout eust à se desadvouër et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de ma vie. Je me veux presenter et faire veoir par tout uniformément. Si j’avois à revivre, je revivrois comme j’ay vescu; ny je ne pleins le passé, ny je ne crains l’advenir. Et si je ne me deçoy, il est allé du dedans environ comme du dehors. C’est une des principales obligations que j’aye à ma fortune, que le cours de mon estat corporel ayt esté conduit chaque chose en sa saison. J’en aye veu l’herbe et les fleurs et le fruit; et en vois la secheresse. Heureusement, puisque c’est naturellement. Je porte bien plus doucement les maux que j’ay, d’autant qu’ils sont en leur poinct et qu’ils me font aussi plus favorablement souvenir de la longue felicité de ma vie passée.

Pareillement ma sagesse peut bien estre de mesme taille en l’un et en l’autre temps; mais elle estoit bien de plus d’exploit et de meilleure grace, verte gaye, naïve, qu’elle n’est à présent: croupie, grondeuse, laborieuse. Je renonce donc à ces reformations casuelles et douloureuses.

Il faut que Dieu nous touche le courage. Il faut que nostre conscience s’amende d’elle mesme par renforcement de nostre raison, non par l’affoiblissement de nos appetits, La volupté n’en est en soy ny pasle ny descolorée, pour estre aperceuë par des yeux chassieux et troubles. On doibt aymer la temperance par elle mesme et pour le respect de Dieu, qui nous l’a ordonnée, et la chasteté; celle que les catarres nous prestent et que je doibts au benefice de ma cholique ce n’est ny chasteté, ny tempérance. On ne peut se vanter de mespriser et combattre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beauté, plus attrayante. Je conoy l’une et l’autre, c’est à moy de le dire. Mais il me semble qu’en la vieillesse nos ames sont subjectes à des maladies et imperfections plus importunes qu’en la jeunesse. Je le disois estant jeune; lors on me donnoit de mon menton par le nez. Je le dis encores à cette heure que mon poil gris m’en donne le credit. Nous appellons sagesse la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes. Mais, à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons, et , à mon opinion, en pis. Outre une sotte et caduque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soin ridicule des richesses lors que l’usage en est perdu, j’y trouve plus d’envie, d’injustice et de malignité. Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage; et ne se void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent à l’aigre et au moisi. L’homme marche entier vers son croist et vers son descroit.

A voir la sagesse de Socrates et plusieurs circonstances de sa condamnation, j’oseroy croire qu’il s’y presta aucunement luy mesme par prevarication, à dessein, ayant de si près, aagé de soixante dix ans, à souffrir l’engoudissement des riches allures de son esprit et l’esblouissement de sa clarté accoustumée.

Quelle Metamorphoses luy voy-je faire tous les jours en plusieurs de mes cognoissans! C’est une puissante maladie et qui coule naturellement et imperceptiblement. Il y faut grande provision d’estude et grande precaution pour eviter les imperfections qu’elle nous charge, ou au moins affoiblir leurs progrets. Je sens que, nonobstant tous mes retranchements, elle gaygne pied à pied sur moy. Je soutiens tant que je puis. Mais je ne sçay en fin où elle me menera moy-mesme. A toutes avantures, je suis content qu’on sçache d’où je seray tombé.

Livre III Chapitre 10 – De mesnager sa volonté

( … ) Considerez, qu’aux actions mesmes qui sont vaines et frivoles, au jeu des eschets, de la paume et semblables, cet engagement aspre et ardant d’un desir impetueus jette incontinent l’esprit et les membres à l’indicretion et au desordre: on s’esblouit, on s’embarrasse soy-mesme. Celuy qui se porte plus modesteréement enver le gain et la perte, il est toujours chez soy; moins il se pique et passionne au jeu, il le conduict d’autant plus avantageusement et seurement.

Nous empescherons au demeurant la prise et la serre de l’ame à luy donner tant de choses à saisir. Les unes, il les luy faut seulement presenter, les autres attacher, les autres incorporer. Elle peut avoir et sentir toutes choses, mais elle ne se doibt paistre que soy, et doibt estre instruicte de qui la touche proprement, et qui proprement est de son avoir et de sa substance. Les loix de nature nous aprenent ce que justement il nous faut. Après que les sages nous ont dict que selon elle personne n’est indignent est que chacun l’est selon l’opinion, ils distinguent ainsi subtilement les désirs qui viennent d’elle de ceux qui viennent du desreiglement de nostre fantasie; ceux des-quels on voit le bout son siens, ceux qui fuient devant nous et desquels nous ne pouvons joindre la fin sont nostres. La pauvreté des biens est aisée à guerir; la pauvreté de l’ame, impossible. « Car si l’homme pouvait se contenter de ce qui lui suffit, je serai assez riche; mais puisqu’il n’en est pas ainsi, comment supposer que les richesses, quelques grandes qu’elles soient puissent jamais me satisfaire? » (Lucilius). Socrates, voyant porter en pompe par sa ville grande quantité de richesse, joyaux et meubles de prix: « Combien de choses, dict-il, je ne desire point. » Metrodorus vivoit du pois de douze onces par jour. Apicurus à moins. Metroclez dormoit en hyver avec les moutons, en esté aux cloistre des Eglises. « La nature pourvoit à ses exigences. » (Sénèque, Epitres). Cleanthes vivoit de ses mains et se vantoit que Cleanthes, s’il vouloit, nourriroit encores un autre Cléanthes.

Si ce que la nature exactement et et originelement nous demande pour la conservation de nostre estre est trop peu (comme de vray combien ce l’est et combien à bon compte nostre vie se peut maintenir, il ne se doibt exprimer mieux que par cette consideration, que c’est si peu qu’il eschappe la prise et le choc de la fortune par sa petitesse), dispensons nous de quelque chose plus outre: appelons encore nature l’usage et condition de chacun de nous; taxons nous, traitons nous à cette mesure, estandons nos appartenances et nos comptes jusque là. Car jusques là il me semble bien que nous avons quelque excuse. L’accoustumance est une seconde nature, et non moins puissante. Ce qui manque à ma coustume, je tiens qu’il me manque. Et aymerois quasi esgalement qu’on m’ostat la vie, que si on me l’essimoit etretranchoit bien loing de l’estat auquel je l’ay vescue si longtemps.

Je ne suis plus en termes d’un grand changement, et de me jetter à un nouveau trein et inusité. Non pas mesme vers l’augmentation. Il n’est plus temps de devenir autre. Et, comme je plaindrois quelque grande adventure, qui me tombast à cette heure entre mains, de ce qu’elle ne seroit venuë en temps que j’en peusse jouyr, « A quoi bon la fortune s’il ne m’est pas possible d’en jouyr? » (Horace, Epitres I, 5)

( … ) Je sçay bien qu’aucuns sages ont pris autre voye, et n’ont pas crainct de se harper et engager jusques au vif à plusieurs objects. Ces gens là s’asseurent de leur force, soubs laquelle ils se mettent à couvert en toute sorte de succez enemis, faisant luicter les maux par la vigueur de la patience: « Tel un rocher qui s’avance dans la vaste mer, en butte à la fureur des vents et exposé aux flots, il brave les menaces et tous les efforts du ciel et de la terre, restant lui-même inébranlable. » (Virgile, Enéide, X). N’ataquons pas ces exemples; nous n’y arriverions poinct. Ils s’obstinent à voir resoluement et sans se troubler la ruyne de leur pays, qui possedoit et commandoit toute leur volonté. Pour nos ames communes, il y a trop d’effort et trop de rudesse à cela . Caton en abandonna la plus noble vie qui fut onques. A nous autres petis, il faut fuyr l’orage de plus loing; il faut pourvoir au sentiment, non à la patience, et eschever aux coups que nous ne sçaurions parer. Zenon voyant approcher Chremonidez, jeune homme qu’il aymoit, pour se seoir auprès de luy, se leva soudain. Et Cleanthez lui en demandant la raison: « J’entends, dict-il, que les medecins ordonnent le repos principalement, et deffendent l’emotion à toutes tumeur.  » Socrates ne dit point: ne vous rendez pas aux attraicts de la beauté, soustenez a, efforcez vous au contraire. Fuyez la, faict-il, courez hors de sa veuë et de son rencontre, comme d’une poison puissante qui s’eslance et frappe de loig. Et son bon disciple, feignant ou recitant, mais à mon avis recitant plustost que feignant, les rares perfections de ce grand Cyrus, le faict deffiant de ses forces porter les attraicts de la divine beauté de cette illustre Panthée, sa captive, et en commettant la visite et garde à un autre qui eust moins de liberté que luy. Et le sainct Esprit de mesme: « Ne nos inducas in tentationem. » Nous ne prions pas que nostre raison ne soit combatue et surmontée par la concupiscence, mais qu’elle n’en soit pas seulement essayée, que nous ne soyons en estat où nous ayons seulement à souffrir les approches, solicitations et tentations du peché; et supplions nostre seigneur de maintenir nostre conscience tranquille, plainement et perfectement delivrée du commerce du mal.

Ceux qui disent avoir raison de leur passion vindicative ou de quelqu’autre espece de passion penible, disent souvent vrayu comme les choses sont, mais non pas comme elles furent. Ils parlent à nous lors que les causes de leur erreur sont nourries et avancées par eux mesme. Mais reculez plus arrière, rappelez ces causes à leur principe: là vous les prendrez sans vert. Veulent ils que leur faute soit moindre pour estre plus vieille, et que d’un injuste commencement la suitte soit juste?

Qui desirera du bien à son païs comme moy, sans s’en ulcerer ou maigrir, il sera desplaisant mais non pas transi, de le voir menassant ou sa ruyne, ou une durée non moins ruyneuse. Pauvre vaisseau, que les flots, les vents et le pilote tirassent à si contraire desseins! « in tam diversa magister / Ventus et unda trahunt« 

Qui ne bee poinct après la faveur des princes comme après chose dequoy il ne sçauroit passer, ne se pique pas beaucoup de la froideur de leur recueil et de leur visage, ny de l’inconstance de leur volonté. Qui ne couve poinct ses enfans ou ses honneurs d’une propension esclave, ne laisse pas de vivre commodéement après leur perte. Qui fait bien principalement pour sa propre satisfaction, ne s’altere guere pour voir les hommes juger de de ses actions comme de son merite. Un quart d’once de patience pourvoit à tels inconvenients. Je me trouve bien de cette recepte, me rachetant des commencements au meilleur conte que je puis, et me sens avoir eschapé par son moyen beaucoup de travail et de difficultez. Avec bien peu d’effort j’arreste ce premier branle de mes esmotions, et abandonne le subject qui me commence à poiser, et avant qu’il m’emporte Qui n’arreste le partir n’a garde d’arrester la course. Qui ne sçait leur fermer la porte ne les chassera par entrées. Qui ne peut venir à bout du commencement ne viendra pas à bout de la fin. Ny n’en soustiendra la cheute qui n’en a peu soustenir l’esbranlement. « Car d’elles-mêmes les passions se poussent quand une fois on s’et écarté de la raison; la faiblesse humaine se fie en elle-même, elle s’avance étourdiment en pleine mer et ne trouve plus de refuge où s’abriter. » (Ciceron, Tusculanes) ( … )

Livre III, Chapitre XII – De la phisionomie

Quasi toutes les opinions que nous avons sont prinses par authorité et à crédit. Il n’y a point de mal; nous ne sçaurions pirement choisir que par nous, en un siècle si foible. Cette image des discours de Socrates que ses amys nous ont laissée, nous ne l’approuvons que pour la reverence de l’approbation publique; ce n’est pas par nostre cognoissance; ils ne sont pas selon nostre usage. S’il naissoit à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d’hommes qui le prisassent.

Nous n’apercevons les graces que pointues, bouffies et enflée d’artifice. Celles qui coulent soubs la nayfveté et la simplicité eschapent ayséement à une veuë grossière comme elle est nostre; elles ont une beauté délicate et cachée; il faut la veuë nette et bien purgée pour descouvrir cette secrette lumière. Est pas la naifveté, selon nous, germeine à la sottise, et qualité de reproche? Socrates faict mouvoir son ame d’un mouvement naturel et commun. Ainsi dict un paysan, ainsi dict une femme. Il n’a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et maçons. Ce sont inductions et similitudes tirées des plus vulgaires et cogneuses actions des hommes; chacun l’entends. Soubs une si vile forme nous n’eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ces conceptions admirables, nous, qui estimons plates et basses toutes celles que la doctrine ne releve, qui n’appercevons la richesse qu’en montre et en pompe. Nostre monde n’est formé qu’à l’ostentation: les hommes ne s’enflent que de vent, et se manient à bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose point des vaines fantasies: sa fin fut nous fournir de choses et de preceptes qui reelement et plus jointement servent à la vie, « Garder la mesure, observer les limites suivre la nature… » (C’étaient là les moeurs de Caton d’après Lucain). Il fur aussi toujours un et pareil et se monta, non par saillies mais par complexion, au dernier point de vigueur. Ou, pour mieux dire, il ne monta rien, mais ravala plustost et ramena à son point originel et naturel et lui soubmit la vigueur, les aspretez et les difficultez. Car, en Caton, on void bien à clair que c’est une alleure tenduë bien loing au dessus des communes; aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux. Cettuy-cy ralle à terre, et d’un pas mol et ordinaire traicte les plus utiles discours; et se conduict et à la mort et aux plus épineuses traverses qui se puissent presenter au trein de la vie humaine.

Il est bien advenu que le plus digne homme d’estre cogneu et d’estre presenté au monde pour exemple, ce soit celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté esclairé par les plus clair voyans hommes qui furent onques: les tesmoins que nous avons de luy sont admirables en fidelité et en suffisance.

C’est grand cas d’avoir peu donner tel ordre aux pures imaginations d’un enfant, que, sans les alterer ou estirer, il en aict produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente ny eslevée, ny riche; il ne la represente que saine, mais certes d’une bien allegre et nette santé. Par ces vulgaires ressorts et naturels, par ces fantaisies ordinaires et communes, sans s’esmouvoir et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées, mais les plus hautes et vigoreuses creances, actions et meurs qui furent onques. C’est luy qui ramena du ciel, ou elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besoigne, et plus utile. Voyez le plaider, devant ses juges, voyez par quelles raisons il esveille son courage aux hazards de la guerre, quels arguments fortifient sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort et contre la teste de sa femme; il n’y a rien d’emprunté de l’art et des sciences; les plus simples y recognoissent leurs moyens et leur force; il n’est pas possible d’aller plus arriere et plus bas. Il a faict grande faveur à l’humaine nature de montrer combien elle peut d’elle mesme.

Nous sommes chacun plus riche que nous pensons; mais on nous dresse à l’emprunt et à la queste: on nous duict à nous servir plus de l’autruy que du nostre. En aucune chose l’homme ne sçait s’arrester au poin de son besoing: de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut estreindre; son avidité est incapable de moderation. Je trouve qu’en curiosité de sçavoir il en est de mesme; il se taille de la besongne bien plus qu’il n’en peut faire et bien plus qu’il n’en a affaire, estendant l’utilité du sçavoir autant qu’est sa matiere. « Nous souffrons d’autant d’intempérance dans l’étude des lettres que dans tout le reste » (Sénèque, Epitres). Et Tacitus a raison de louer la mere d’Agricola d’avoir bridé en son fils un appetit trop bouillant de science. C’est un bien, à le regarder d’yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et foiblesse propre et naturelle, et d’un cher coust.

L’emploite en est bien plus hasardeuse que de toute autre viande ou boisson. Car au reste, ce que nous avons achetté, nous l’emportons au logis en quelque vaisseau, et là avons loy d’en examiner la valeur, combien et à quelle heure nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les pouvons d’arrivée mettre en autre vaisseau qu’en nostre ame: nous les avalons en les achetants, et sortons du marché ou infects desjà, ou amendez. Il y en a qui ne font que nous empescher et charger au lieu de nourrir, et telles encore qui, sous tiltre de nous guerir, nous empoisonnent.

J’ay pris plaisir de voir en quelque lieu des hommes, par devotion, faire veu d’ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de pénitence. C’est aussi chastrer nos appetits desordonnez, d’esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne à l’estude des livres, et priver l’ame de cette complaisance voluptueuse qui nous chatouille par l’opinion de science. Et est richement accomplir le voeu de pauvreté d’y joindre encore celle de l’esprit. Il ne nous faut guiere de doctrine pour vivre à nostre aise. Et Socrates nous aprend qu’elle est en nous, et la manière de l’y trouver et de s’en ayder. Toute nostre suffisance, qui est au-delà de la naturelle, est à peu près vaine et superflue. C’est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous sert. « Il faut peu de lettres pour former une ame saine » (Sénèque »). Ce sont des excez fivreux de nostre esprit, instrument brouillon et inquiete. Recueillez-vous; vous trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort vrais, et les plus propres à vous servir à la nécessité; ce sont ceux qui font mourir un paisan et des peuples entiers aussi constamment qu’un philosophe. Fussé je mort moins allegrement avant qu’avoir veu les « Tusculanes »? J’estime que non. Et quand je me trouve au propre, je sens que ma langue s’est enrichie, mon courage de rien; il est comme Nature me le forgea, et se targue pour le conflict d’une marche populaire et commune. Les livres m’ont servi non tant d’insttruction que d’exercitation. Quoy? si la science, essayant de nous armer de nouvelles deffences contre les inconveniens naturels, nous a plus imprimé en la fantasie leur grandeur et leur pois, qu’elle n’a ses raisons et subtilitez à nous en couvrir. Ce sont voirement subtilitez, par où elle nous esveille souvent bien vainement. Les autheurs, mesmes plus serrez et plus sages voiez autour d’un bon argument combien ils en sement d’autres legers, et qui y regarde de près, incorporels. Ce ne sont qu’arguties verbales, qui nous trompent. Mais d’autant que ce peut estre utilement, je ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a céans assez de cette condition en divers lieux, ou par emprunt, ou par imitation. Si se faut-il prendre un peu garde de n’appeler pas force ce qui n’est que gentillesse, et (qui n’est qu’) aigu, solide ou bon ce qui n’est que beau: « Des choses plus agreables à deguster qu’à boire. »(Cicéron). Tout ce qui plaist ne paist pas. « Dès qu’il s’agit de l’ame, non de l’esprit. »(Senèque).

A voir les efforts que Senèque se donne pour se preparer contre la mort, à le voir suer d’ahan pour se roidir et pour s’asseurer, et se desbatre si long temps en cette perche, j’eusse esbranlé sa réputation, s’il ne l’eut en mourant très vaillamment maintenuë. Son agitation si ardante, si frequente, montre qu’il estoit chaud et impetueux luy mesmes. « Une grande ame s’exprime avec plus de calme et de sérénité. » « L’esprit n’a pas une teint et l’ame une autre. » (Sénèque). Il le faut convaincre à ses despens. Et montre aucunement qu’il estoit pressé de son adversaire. La façon de Plutarque, d’autant qu’elle est plus daisdaigneuse et plus destendue, elle est, selon moy, plus virile et persuasive; je croyrois ayséement que son ame avoit les mouvements plus asseurez et plus reiglés. L’un, plus vif, nous pique et eslance en sursaut, touche plus l’esprit. L’autre, plus rassis, nous informe, establit et conforte constamment, touche plus l’entendement. Celuy-là ravit nostre jugement, cestuy-cy le gaigne.

J’ai veu pareillement d’autres escrits encore plus reverez qui, en la peinture du conflit qu’ils soutiennent contre les aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et invincibles que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple, nous avons autant à admirer l’estrangeté et vigueur incognuë de leur tentation, que leur resistance.

A quoi faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science? Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste penchante après leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple, ny precepte; de cuex là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois-je ordinairement qui mescognoissent la pauvreté? combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction? Celuy-là qui fouyt mon jardin, il a ce matin enterré son père ou son fils. Les noms mesme de quoy ils appellent les maladies en adoucissent et amolissent l’aspreté. la phtisie, c’est là tout pour eux; la dysentrie, le devoyement d’estomac; une pleuresis, c’est un morfondement; et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefves quand elles rompent leur travail ordinaire; ils ne s’alitent que pour mourir. « Cette vertu simple est à la portée de tous et elle a été changée en science obscure et subtile. »(Sénèque). ( … )

Nous n’aurons pas faute de bons regens, interprete de la simplicité naturelle. Socrate en sera l’un. Car, de ce qu’il m’en souvient, il parle environ en ce sens aux juges qui deliberent de savie: « J’ay peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m’enferre en la delation de mes accusateurs, qui est que je fais plus l’entendu que les autres, comme ayant quelque cognoissance plus cachée des choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Je sçay que je n’ay ny frequenté, ny recogneu la mort, ny n’ay veu personne qui ayt essayé ses qualité pour m’en instruire. Ceux qui la craignent presupposent la cognoistre. Quant à moy, je ne sçay ny quelle elle est, ny quel il faict en l’autre monde. A l’avanture est la mort chose indifférente, à l’avanture desirable. (Il est à croire pourtant, si c’est une transmigration d’une place à autre, qu’il y a de l’amendement d’aller vivre avec tant de grands personnages trespassez, et d’estre exempt d’avoir plus à faire à juges iniques et corrompus. Si c’est un aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie qu’un repos et sommeil tranquille et profond, sans songes.) Les choses que je sçay estre mauvaises, comme d’offencer son prochain et desobeir au superieur, soit Dieu, soit homme, je les evite songneusement. Celles desquelles je ne sçay si elles sont bonnes ou mauvaises, je ne les sçauroy craindre…Si je m’en vay mourir et vous laisse en vie, les Dieux seuls voyent à qui, de vous ou de moy, il en ira mieux. Par quoy, pour mon regard vous en ordonnerez comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dy bien que, pour vostre conscience, vous ferez mieux de m’eslargir, si vous ne voyez plus avant que moy en ma cause; et, jugeant selon mes actions passées et publiques et privées, selon mes intentions, et selon le profit que tirent tous les jours de ma conversation tant de nos citoyens et jeunes et vieux, et le fruit que je vous fay à tous, vous ne pouvez duement vous descharger envers mon merite qu’en ordonnant que je sois nourry, attendu ma pauvreté, au Prytanée aux despens publiques, ce que souvent je vous ay veu à moindre raison ottroyer à d’autres… Ne prenez pas à obstination ou desdain que, suivant la coustume, je n’aille pas vous suppliant et esmouvant à commiseration. J’ay des amis et des parents (n’estant, comme dict Homere, engendré ny de bois, ny de pierre, non plus que les autres) capable de se presenter avec des larmes et le deuil, et ay trois enfants esplorez de quoy vous tirer à pitié. Mais je ferois honte à nostre ville, en l’aage que je suis et en telle reputation de sagesse que m’en voicy en prevention, de m’aller desmettre à si lasches contenances. Que diroit-on des autres Atheniens? J’ay toujours admoneté ceux qui m’ont ouy parler de ne racheter leur vie par une action deshoneste. Et aux guerres de mon pays, à Amphipolis, à Potidée, à Delie et autres où je me suis trouvé, j’ay montré par effect combien j’esois loing de garentir ma seureté par ma honte. D’avantage j’interesserois vostre devoir et vous convierois à choses laydes; car ce n’est pas à mes prières de vous persuader, c’est aux raisons pures et solides de la justice. Vous avez juré aux Dieux d’ainsi vous maintenir: il sembleroit que je vous vouisse soupçonner et recriminer de ne croire pas qu’il y en aye. Et moy mesme temoignerois contre moy de ne croire point en eux comme je doy, me desfiant de leur conduicte et me remettant purement en leurs mains mon affaire. Je m’y fie de tout et tiens pour certain qu’ils feront en cecy selon qu’il sera plus propre à vous et à moy. Les gens de bien, ny vivans ny morts n’ont aucunement à se craindre des Dieux. »

Voylà pas un plaidoyer sec et sain, mais quand et quand naïf et bas, d’une hauteur inimaginable, veritable, franc et juste au delà de tout exemple, et employé en quelle necessité? Vrayment ce fut raison qu’il le preferast à celuy que ce grand orateur Lysias avoit mis par escrit pour luy, excellement façonné au stile judiciaire, mais indigne d’un si noble criminel. Eust-on ouy de la bouche de Socrates une voix suppliante? Cette superbe vertu eust elle calé au plus fort de sa montre? Et sa riche et puissante nature eust elle commis à l’art sa defense, et en son plus haut essay renoncé à la vérité et naïfveté, ornemens de son parler, pour se parer du fard des figures et feintes d’une oraison apprinse? Il feit très-sagement, et, selon luy, de ne corrompre une teneur de vie incorruptible et une si saincte image de l’humaine forme, pour allonger d’un an se descrepitude et trahir l’immortelle memoire de cette fin glorieuse. Il devoit sa vie, non pas à soy, mais à l’exemple du monde; seroit ce pas dommage publique qu’il l’eust achevée d’une oisive et obscure façon?

Certes une si nonchallante et molle consideration de sa mort meritoit que la posterité la considerast d’autant plus pour luy: ce qu’elle fit. Et il n’y a rien en la justice si juste que ce que la fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens eurent en telle abomination ceux qui en avoient été cause qu’on les fuyoit comme personnes excommuniées; on tenoit pollu tout ce à quoy ils avoient touché; personne à l’estuve ne lavoit avec eux; personne ne les saluoit, ni accointoit; si qu’en fin, ne pouvant plus porter cette hayne publique, ils se pendirent eux-mesmes. (Plutarque « De l’envie et de la haine, III).

Si quelqu’un estime que parmy tant d’autres exemples que j’avoie à choisir pour le service de mon propos és dicts de Socrates, j’aye mal trié cettuy-cy, et qu’il juge ce discours estre eslevé au dessus des opinions communes, je l’ay faict à escient. Car je juge autrement, et tiens que c’est un discours en rang et en naïfveté bien plus arriere et plus bas que les opinions commuines: il représente en une ardiesse inartificielle et niaise, en une securite puérile, la pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est croyable que nous avons naturellement craincte de la douleur, mais non de la mort à cause d’elle mesmes: c’est une partie de nostre estre non moins essentielle que le vivre. A quoy faire nous en auroit nature engendré la hayne et l’horreur, veu qu’elle luy tient rang de très grande utilité pour nourrir la succession et vicissitude de ses ouvrages, et qu’en cette republique universelle elle sert plus de naissance et d’augmentation que de perte ou ruyne?

« Ainsi se renouvelle l’ensemble des choses. » (Lucrèce, II)

« Mille vies naissent d’une seule mort. » (Ovide, Fastes, I)

La defaillance d’une vie est le passage à mille autres vies. Nature a empreint aux bestes le soing d’elle et de leur conservation. Elle vont jusque là de craindre leur empirement, de se heurter et blesser que nous les enchevestrons et battons, accidents subjects à leur sens et experience. Mais que nous les tuons, elle ne le peuvent craindre, ny ont la faculté d’imaginer et conclurre la mort. Si dict-on encore qu’on les voit non seulement la souffrir gayment (la plus part des chevaux hannissent en mourant, les cignes la chantent), mais de plus la rechercher à leur besoing, comme portent plusieurs exemples des elephans.

Outre ce, la façon d’argumenter de laquelle se sert icy Socrates est elle pas admirable esgalement en simplicité et en vehemence? Vrayent il est bien plus aisé de parler comme Aristote et vivre comme Caesar, qu’il n’est aisé de parler et vivre comme Socrates. Là loge l’extreme degré de perfection et de difficulté: l’art n’y peut joindre. Or, nos facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les cognoissons; nous nous investissons de celles d’autruy, et laissons chomer les autres.

Comme quelqu’un pourroit dire de moy que j’ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangeres, n’y ayant fourny du mien que le filet à les lier. Certes j’ay donné à l’opinion publique que ces parements empruntez m’accompaignent. Mais je n’entends pas qu’ils me couvrent et qu’ils me cachent: c’est le rebours de mon dessein, qui ne veut faire montre que du mien, et de ce qui est mien par nature; et si je m’en fusse creu, à tout hazard, j’eusse parlé tout fin seul. Je m’en charge de plus fort tous les jours outre ma proposition et ma forme première, sur la fantaisie de siècle des enhortemens d’autruy. S’il me messied à moi, comme je le croy, n’importe: il peut estre utile à quelque autre. Tel allegue Platon et Homere, qui ne les veid onques. Et moy ay prins des lieux assez ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suffisance, ayant mille volume de livre autour de moy en ce lieu où j’écris, j’emprunteray presentement s’il me plaist d’une douzaine de tels ravaudeurs, gens que je ne feuillette guiere, de quoi esmailler le traicté de la phisionomie. Il ne faut que l’espitre liminaire d’un alemand pour me farcir d’allegations; et nous allons quester pat là une friande gloire, à piper le sot monde.

Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gents menagent leur estude, ne servent guere qu’à subjects communs; et servent à nous montrer, non à nous conduire, ridicule fruict de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydeme. J’ay veu faire des livres de choses ny jamais estudiées, ny entenduës, l’autheur commettant à divers de ses amis sçavants la recherche de cette-cy et de cette autre matière à le bastir, se contentant pour sa part d’en avoir projeté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions incognuës; au moins est sien l’ancre et le papier. Cela c’est en conscience achetter ou emprunter un livre, non pas le faire. C’est apprendre aux hommes, non qu’on sçait faire un livre, mais, ce dequoy ils pouvoient estre en doute, qu’on ne le sçait pas faire. Un president se vantoit, où j’estois, davoir amoncelé deux cens tant de lieux estrangers en un sien arrest presidential. En le preschant à chacun il me sembla effacer la gloire qu’on luy en donnoit. Pusillanime et absurde vanterie à mon gré pour un tel subject et telle personne. Parmy tant d’emprunts je suis bien aise d’en pouvoir desrober, les desguisant et difformant à nouveau service. Au hazard que je laisse dire que c’est par faute d’avoir entendu leur naturel usage, je luy donne quelque particulière adresse de ma main, à ce qu’ils en soient d’autant moins purement estrangers. Ceux-ci mettent leurs larrecins en parade et en conte: aussi ont-ils plus de credit aux lox que moy. Nous autres naturalistes estimons qu’il y aie grande et incomparable preference de l’honneur de l’invention à l’honneur de l’allegation.

Si j’eusse voulu parler par science, j’eus parlé plustost; j’eusse escript du temps plus voisin de mes estudes, que j’avois plus d’esprit et de memoire; et me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là qu’à cettuy icy, si j’en eusse voulu faire mestier d’escrire. Davantage, telle faveur gratieuse que la fortune peut m’avoir offerte par l’entremise de cet ouvrage eust lors rencontré une plus propise saison. Deux de mes ocgnoissans, grands hommes en cette faculté, ont perdu par moitié, à mon advis, d’avoir refusé de se mettre au jour à quarante ans pour attendre les soixante. La maturité a ses deffauts, comme la verdeur, et pires. Est autant est la vieillesse incommode à cette nature de de besongne qu’à toute autre. Quiconque met sa decrepitude soubs la presse fait folie s’il espere en espreindre des humeurs qui ne sentent le disgratié, le resveur et l’assopi. Notre esprit se constipe et se croupit en vieillissant. Je dis pompeusement et opulemment l’ignorance, et dy la science megrement et piteusement; accessoirement cette-cy et accidentalement, celle là expressément et principalement. Et ne traicte à point nommé de rien que du rien, ny d’aucune science que celle de l’inscience. J’ai choisi le temps où ma vie, que j’ay à peindre, je l’ay toute devant moi: ce qui en reste tient plus de la mort. Et de ma mort seulement, si je la rencontrois babillarde, comme font d’autres, donrrois je encore volontiers avis au peuple en délogeant.

Socrates, qui a esté un exemplaire parfaict en toutes grandes qualitez, j’ay despit qu’il eust rencontré un corps et un visage si vilain, comme ils disent, et disconvenable à la beauté de son ame, luy si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit injustice. Il n’est rien plus vraysemblable que la conformité et relation du corps à l’esprit. « Il importe beaucoup, à l’âme d’être dans un corps disposé de telle ou telle façon; car beaucoup de qualités corporelles contribuent à aiguiser l’esprit et beaucoup d’autres à l’émousser. » (Cicéron, Tusculanes). Cettuy-cy parle d’une laideur dénaturée et difformité de membres. Mais nous appellons laideur aussi une mesavenance au premier regard, qui loge principallement au visage, et souvent nous desgoute par bien legeres causes: du teint, d’une tache, d’une rude contenance, de quelque cause insxplicable sur des membres bien ordonnés et entiers. La laideur qui revestoit une ame très en La Boitie estoit ce predicament. Cette laideur superficielle, qui est portant très imperieuse, est de moindre préjudice à l’estat de l’esprit et a peu de certitude en l’opinion des hommes. L’autre, qui d’un plus propre nom s’appelle difformité, est plus substantielle, porte plus volontiers coup jusques au dedans. Non pas tout soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé montre l’interieur forme du pied.

Comme Socrates disoit de la sienne qu’elle en accusoit justement autant en son ame, s’il ne l’eust corrigé par institution. Mais en le disant je le tiens qu’il se mocquoit suivant son usage, et jamais ame si excellente ne se fit elle mesme. ( … )

Livre III, Chapitre 13 – De l’experience

Le relachement et facilité honore, ce semble, à merveilles et sied mieux à une ame forte et généreuse. Epaminondas n’estimoit pas que de se mesler à la dance des garçons de sa ville, de chanter, de sonner et s’y embesongner avec attention fut chose qui sesrogeat à l’honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaicte reformation de meurs qui estoit en luy. Et parmy tant d’admirables actions de Scipion l’ayeul, personnage digne de l’opinion d’une origine celeste, il n’est rien qui lui donne plus de grace que de le voir nonchalamment et puerilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon-va-devant le long de la marine avec Laelius, et, s’il faisoit mauvais temps, s’amusant et se chatouillant à representer par escript en comedies (Montaigne attribuait à Scipion les comédies de Terence) les plus populaires et basses actions des hommes, et, la teste pleine de cette merveilleuse entreprinse d’Annibal et d’Afrique, visitant les escholes en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusques à en avoir armé les dents de l’aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remercable en Socrates que ce que, tout vieil, il trouve le temps de se faire instruire à baller et jouer des instruments, et le tient pour bien employé.

Cettui-cy s’est veu en ecstase, debout, un jour entier et une nuict, en presence de toute l’armée grecque, surpris et ravi par quelque profonde pensée. Il s’est veu, le premier parmy tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiade accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le descharger de la presse à vive force d’armes, et le premier emmy de tout le peuple d’Athènes, outré comme luy d’un si indigne spectacle, se presenter à recourir Theramenes mesme, quoiy, qu’il ne fust suivy que de deux en tout. Il s’est veu, recherché par une beauté à laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing une severe abstinence. Il s’est veu, en la bataille Delienne, relever et sauver Xenophon, renversé de son cheval. Il s’est veu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace des pieds nuds, porter mesme robe en hyver et en esté, surmonter tous ses compaignons en patience de travail, ne menger point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est veu, vingt et sept ans de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l’indocilité des enfans, les griffes de sa femme; et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme là estoit-il convié de boire à lut par devoir de civilité, c’estoit aussi ceuy de l’armée à qui en demeuroit l’avantage; et ne refusoit ny à jouer aux noysettes avec les enfants, ny à courir avec eux sur un cheval de bois. et y avoir bonne grace; car toutes actions, dict la philosophie, siéent également bien et honorent egallement le sage. On a dequoy, et ne doibt on jamais se lasser à presenter l’image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie pleins et purs, et faict on tort à nostre instructio, de nous en proposer tous les jours d’imbecilles et manques, à peine bons à un seul ply, qui nous tirent arriere plustost, corrupteurs plutost que correcteurs.

Le peuple se trompe: on va bien plus facilement par les bouts, où l’extremité sert de borne d’arrest et de guide, que par la voye du milieu, large et ouverte, et selon l’art que selon la nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l’ame n’est pas tant tirer à mont et tirer avant comme sçavoir et ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les eminentes. Il n’est rien si beau et legitime que de faire bien l’homme et deuëment, ny science si ardue que de bien et naturellement sçavoir vivre cette vie; et de nos maladies la plus sauvage, c’est mespriser nostre estre. Qui veut escarter son ame le fasse hardiment, s’il peut, lors que le corps se portera mal, pour la descharger de cette contagion; ailleurs au contraire, qu’elle l’assiste et favorise et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs et de s’y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion il ne se confondent avec le desplaisir. L’intemperance est peste de la volupté, et la temperance n’est pas son fleau: c’est son assaisonnement. Eudoxe, qui en establisoit le souverain bien, et ses compaignons, qui la montarent à si haut pris, la savourerent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la temperance, qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon ame de regarder et et la douleur et la volupté de veuë pareillement réglée (« La dilatation de l’âme dans la joie n’est pas moins blamable que sa contraction dans la douleur »(Ciceron, Tusculanes) et pareillement ferme, mais gayement l’une, l’autre severement, et, selon ce qu’elle y peut apporter, autant songneusement d’en estreindre l’une que d’estendre l’autre. Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose d’evitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l’office de la fortitude combatre à l’encontre de la douleur et à l’encontre des immodérées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines ausquelles qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit beste, il est bien heureux. La première, il la faut prendre par medecine et par necessité, plus escharsement; l’autre, par soif, mais non jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que sent un enfant; si, la raison survenant, elles s’appliquent à elle, c’est la vertu.

J’ay un dictionaire tout à part moy: je passe le temps, quand il est mauvais et incommode; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retaste, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rassoir au bon. Cette fraze ordinaire de passe-temps et de passer le temps represente l’usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et eschapper, de la passer, gauchir et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais je la cognois autre, et la trouve et prisable et commode, voyre en son dernier decours, où je la tiens; et nous l’a nature mise en mains, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous eschappe inutilement. « La vie de l’insensé est ingrate, elle est trouble; elle se porte toute entière dans l’avenir »(Sénèques, Epitres). Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable à sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied il proprement bien de ne se desplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du mesnage à la jouyr; je la jouys au double des autres, car la mesure en la jouyssance depend du plus ou du moins d’application que nous y prestons. Principallement à cette heure que j’aperçoiy la mienne si briefve en temps, je la veux estendre en pois; je veus arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma sesie, et par la vigueur de l’usage compenser la hastiveté de son escoulement; à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine.

Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prosperité; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut il estudier, savourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l’octtroye. Ils jouyssent les autres plaisirs comme ils font celluy du sommeil, sans les cognoistre. A celle fin que le dormir mesme ne m’eschapat ainsi stupidement, j’ay autresfois trouvé bon qu’on mele troublat pour que je l’entrevisse. Je consulte d’un contentement avec moy, je ne l’escume pas; je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagreigne et desgoutée. Me trouve-je en quelque assiete tranquille? y a il quelque volupté qui me chatouille? Je ne la laisse pas friponer aux sens, j’y associe mon ame, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer, non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver; et l’employe de sa part à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur et amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doibt à Dieu d’estre en repos de sa conscience et d’autres passions intestines, d’avoir le corps en sa disposition naturelle, jouyssant ordonnéement et competemmant des functions molles et flateuses par lesquelles il luy plait compenser de sa grace les douleurs de quoy sa justice nous bat à son tour, combien luy vaut d’estre logée en tel point que, où qu’elle jette sa veuë, le ciel est calme autour d’elle; nul désir, nulle crainte ou doubte qui luy trouble l’air, aucune difficulté passée, presente futur, par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prend grand lustre de la comparaison des conditions differentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempeste, et encore ceux-cy, plus près de moy, qui reçoyvent si lâchement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voyrement leur temps; ils outrepassent le present et ce qu’ils possedent, pour servir à l’esperance et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au devant,

« Pareils à ces fantômes qui voltigent, dit-on, après la mort ou à ces songes qui abusent nos sens assoupis. »(Virgile, Enéide, X),

lesquels hastent et allongent leur fuite à mesme qu’on les suit. Le fruit et but de leur poursuite, c’est poursuivre, comme Alexandre disoit que la fin de son travail, c’estoit travailler,

« Croyant n’avoir rien fait tant qu’il restait quelque chose à faire » (Lucain).

Pour moy donc, j’ayme la vie et la cultive telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroier. Je ne vay pas desirant qu’elle eust à dire la necessité de boire et de manger, et me sembleroit faillir non moins excusablement de desirer qu’elle l’eust double (« Le sage recherche avec beaucoup d’avidité les richesses naturelles » (Sénèque, Epîtres)), ny que nous nous sustentissions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epimenides se privoit d’appetit et se maintenoit, ny qu’on produisit stupidement des enfans par les doigts ou par les talons, ains, parlant en reverence, plus tost qu’on les produise encore voluptueusement par les doigts et par les talons, ny que le corps fut sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon coeur, et recognoissant, ce que nature a faict pour moy, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de refuser son don, l’annuller et desfigurer. Tout bon, il a faict tout bon. « Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime. » (Cicéron, De finibus).

Des opinions de la philosophie j’embrasse volontier celles qui sont les plus solides, c’est à dire les plus humaines et nostres: mes discours sont, conformément à mes moeurs, bas et humble. Elle faict bien l’enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prescher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le desraisonnable, le severe avec l’indulgent, l’honneste au des-honneste, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage la gouste: le seul plaisir, qu’il tire de la jouyssance d’une belle jeune épouse, c’est le plaisir de sa conscience, de faire une action selon l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N’eussent ses suyvans non plus de droit et de nerfs et de suc au depucelage de leurs femmes qu’en a sa leçon! Ce n’est pas ce que dict Socrates, son precepteur et le nostre. Il prise, comme il doit, la volupté corporelle, mais il prefere celle de l’esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Cette cy va nullement seule selon luy (il n’est pas si fantastique), mais seulement première. Pour luy, la temperance est moderatrice, non adversaire des voluptez.

Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. « Il faut entrer dans la nature des choses et voir exactement ce qu’elle exige. » (Ciceron, De finibus). Je queste par tout sa piste: nous l’ans confonduë de traces artificielles; et ce souverain bien Academique et Peripatetique, qui est vivre selon icelle, devient à cette cause difficile à borner et exprimer; et celuy des Stoïciens, voisin à celuy là, qui est consentir à nature. Est ce pas erreur d’estimer aucunes actions moins dignes de ce qu’elles sont necessaires? Si ne m’ostront-ils pas de la teste que ce ne soit un très-convenable mariage du plaisir avec la necessité, avec laquelle, dict un ancien, les Dieux complottent toujours. A quoy faire desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d’une si joincte et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons le par mutuels offices. Que l’esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l’esprit et la fixe. « Quiconque vante l’âme comme le souverain bien et condamne la chair comme mauvaise, assurément il embrasse et chérit l’âme charnellement et charnellement fuit la chair parce qu’il en juge selon la vanité humaine, non d’après la vérité divine. » (Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV). Il n’y a piece indigne de nostre soin en ce présent que Dieu nous a faict; nous en devons conte jusques à un poil. Et n’est pas une commission par acquit à l’homme de conduire l’homme selon sa condition: elle est expresse, naïfve et très-principale, et nous l’a le createur donnée serieusement et severement. L’authorité peut seule envers les communs entendemens, et poise plus en langage peregrin. Reschargeons en ce lieu. « Qui n’avouent pas que le propre de la sottise soit de faire lâchement et en maugréant ce qu’on est forcé de faire, de pousser le corps d’un côté et l’âme de l’autre, de se partager entre les mouvements si contraires. » (Sénèque, Epitres)

Or sus, pour voir, faictes vous dire un jour les amusements et imaginations que celuy là met en sa teste, et pour lesquelles il destourne sa pensée d’un bon repas et plainct l’heure qu’il emploie à se nourrir; vous trouverez qu’il n’y a rien si fade en tous les mets de vostre table que le bel entretien de son ame (le plus souvent il nous vaudroit mieux dormir tout à fait que de veiller à ce à quoy nous veillons), et trouverez que son discours et intentions ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les ravissements d’Archimedes mesme, que seroit-ce? Je ne touche pas icy et ne mesle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes et à cette vanité de désirs et cogitations qui nous divertissent, ces ames venerables, eslevées par ardeur de devotion et religion à une constante et conscientieuse meditation des choses divines, lesquelles, preoccupant par l’effort d’une vifve et vehemente esperance l’usage de la nourriture éternelle, but final et dernier arrest des Chrestiens desirs, seul plaisir constant, incoruptible, desdaignent de s’attendre à nos necessiteuses commoditez, fluides et ambigues, et resignent facilement au corps le soin et l’usage de la pasture sensuelle et temporelle. C’est une estude privilegé. Entre nous ce sont choses que j’ay tousjours veuës de singulier accord: les opinions supercelestes et les moeurs souterraines.

Esope, ce grand homme, vid son maistre qui pissoit en se promenant: « Quoy donq, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant? » Mesnageons le temps; encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et mal employé. Nostre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire des besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d’espace qu’il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme. C’est folie; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes;; au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles; et rien ne m’est à digérer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et demoneries, rien si humain en Platon que ce pourquoy ils disent qu’on l’appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses qui sont les plus haut montées. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d’Alexandre que ses fantaisies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce; il s’estoit conjouy avec luy par lettre de l’oracle de Jupiter Hammon qui l’avoit logé entre les Dieux: « Pour ta considération j’en suis bien aise, mais il y a de quoy plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et luy obeyr, lequel outrepasse et ne se contente de la mesure d’un homme. » « C’est en te soumettant aux dieux que tu règnes sur le monde. » (Horaces, Odes, III)

La gentille inscription dequoy les Atheniens honorent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens:

« D’autant es tu Dieu comme/Tu te recognois homme. »

C’est une absolue perfection, et comme divine, de sçavoyr jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nostres, et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y fait. Si, avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis que sus nostre cul.

Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’estre traictée plus tendrement. Recommandons la à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaye et sociale: « De jouir des biens que j’ai acquis, avec une santé robuste, voilà ce que je te demande de m’accorder, fils de Latone, et je t’en prie, que mes facultés restent entières; fais que ma vieillesse ne soit pas ridicule et puisse encore toucher la lyre. » (Horace, Odes, I)

FIN DU TROISIEME LIVRE