Philo: Extraits/Citations

Jacques Derrida

PSYCHÉ – INVENTION DE L’AUTRE II

Lettre à un ami Japonais (extrait)

Pour être très schématique, je dirai que la difficulté de définir et donc aussi de traduire le mot « déconstruction » tient à ce que tous les prédicats, tous les concepts définissants, toutes les significations lexicales et même les articulations syntaxiques qui semblent un moment se prêter à cette définition et à cette traduction sont aussi déconstruits ou déconstructibles, directement ou non, etc. Et cela vaut pour le mot, l’unité même du mot déconstruction, comme de tout mot. De la grammatologie met en question l’unité « mot » et tous les privilèges qui lui sont en général reconnus, surtout sous sa forme nominale. C’est donc seulement un discours, ou plutôt une écriture qui peut suppléer cette incapacité du mot à suffire à une « pensée ». Toute phrase du type « la déconstruction est X » ou « la déconstruction n’est pas X » manque a priori de pertinence, disons qu’elle est au moins fausse. Vous savez que des enjeux principaux de ce qui s’appelle dans les textes « déconstruction », c’est précisément la délimitation de l’onto-logique et d’abord de cet indicatif présent de la troisième personne: S est P.

Le mot « déconstruction », comme tout autre, ne tire sa valeur que de son inscription dans une chaîne de substitutions possibles, dans ce qu’on appelle si tranquillement un « contexte ». Pour moi, pour ce que j’ai tenté ou tente encore d’écrire, il n’y a d’intérêt que dans un certain contexte où il replace et se laisse déterminer par tant d’autres mots, par exemple « écriture », « traces », « différance », « supplément », « hymen », « pharmakon« , « marge », « parergon« , etc. Par définition la liste ne peut être close et je n’ai cité que des noms – ce qui est insuffisant et seulement économique. En fait, il aurait fallu citer des phrases et des enchaînements de phrases qui à leur tour déterminent, dans certains de mes textes, ces noms là.
Ce que la déconstruction n’est pas? mais tout? Qu’est-ce que la déconstruction? mais rien!

Je ne pense pas, pour toutes ces raisons que ce soit un bon mot.Il n’est surtout pas beau. Il a certes rendu quelques services, dans une situation déterminée. Pour savoir ce qui l’a imposé dans une chaîne de substitutions possibles, malgré son imperfection essentielle, il faudrait analyser et déconstruire cette « situation bien déterminée ». C’est difficile et ce n’est pas ici que je le ferai.

Encore un mot pour précipiter la conclusion car cette lettre est déjà trop longue. Je ne crois pas que la traduction soit un évènement secondaire et dérivé au regard d’une langue ou d’un texte d’origine. Et comme je viens de le dire, « déconstruction » est un mot essentiellement remplaçable dans une chaîne de substitutions. Cela peut aussi se faire d’une langue à l’autre. La chance pour (la) déconstruction », ce serait qu’un autre mot (le même et un autre) se trouve ou s’invente en japonais pour dire la même chose (la même et une autre), pour parler de la déconstruction et pour l’entraîner ailleurs, l’écrire et la transcrire. Dans un mot qui serait aussi plus beau.

Quand je parle de cette écriture de l’autre qui serait plus belle, j’entends évidemment la traduction et la chance du poème. Comment traduire « poème », un « poème »?

( … ) Croyez, cher Professeur Izutsu, à ma reconnaissance et à mes sentiments les plus cordiaux.

CINQUANTE DEUX APHORISMES POUR UN AVANT-PROPOS

(Préface à Mesure pour mesure. Architecture et philosophie, numéro spécial des Cahiers du CCI – 1987)

1 . L’aphorisme tranche, mais par sa substance autant que par sa forme, il décide en un jeu de mots. Même s’il parle de l’architecture, il ne lui appartient pas. Cela va de soi et l’aphorisme, qui relève du discours, donne souvent à l’évidence triviale l’autorité d’une sentence.

2 . On attend de l’aphorisme qu’il prononce le vrai. Il prophétise, vaticine parfois, profère ce qui est ou ce qui sera, l’arrête d’avance dans une forme monumentale, certes, mais anarchitecturale: dissociée et a-systémique.

3 . S’il y a une vérité de l’architecture, elle paraît doublement allergique à l’aphorisme; elle se produit comme telle, pour l’essentiel, hors du discours. Elle concerne une organisation articulée, mais une organisation muette.

4 . Parles ici d’aphorismes, et par aphorisme, c’est s’installer dans l’analogie entre la rhétorique et l’architecture. On suppose ainsi résolu le problème, l’un des problèmes au-devant desquels se risquent, chacun à leur manière, tous les textes ici rassemblés. L’analogie entre logos (logie) et architecture n’est pas une analogie parmi d’autres Pas plus qu’elle ne se réduit à une simple figure de rhétorique. Le problème de l’analogie définirait donc l’espace même de ce livre, l’ouverture donnée à son projet.

5 . Un problème, le sujet d’une discussion ou le thème d’une recherche, dessine toujours, il esquisse les lignes d’une discussion. C’est souvent une architecture protectrice. Problema: ce qu’on anticipe ou ce qu’on se propose, l’objet qu’on place devant soi, l’armure, le bouclier, l’obstacle, le vêtement, le rempart, la saillie, le promontoire, la barrière. On se tien toujours et devant et derrière le problème.

6 . Qu’est-ce qu’un projet en général? Et qu’est-ce que le « projet » en architecture? Comment interpréter sa généalogie, son autorité, sa politique – bref sa philosophie à l’œuvre? Si les textes réunis dans ce volume se croisent souvent autour de ces questions, on se demandera ce que peut signifier ce « projet »-ci, ce qui s’expose ou rassemble dans une préface, l’avant-propos ou l’avant-projet d’un livre sur l’architecture et la philosophie.

7 . Un texte qui se présente comme un simulacre d’avant-propos, une série discontinue, un archipel d’aphorismes, voilà une composition intolérable en ce lieu, un monstre rhétorique et architectural. Démontrer-le. Puis lisez ce livre. Vous commencerez peut-être à douter.

8 . Ceci est un mot, une phrase, donc ceci n’est pas de l’architecture. Mais prouvez-le, exhibez vos axiomes et vos définitions et vos postulats.

9 . Voici de l’architecture: projet illisible et encore à venir, école encore inconnue, style à définir, espace inhabitable, invention de nouveaux paradigmes.

10 . Paradeigma signifie « plan d’architecte », par exemple. Mais paradeigma, c’est aussi l’exemple. Il reste à savoir ce qui arrive quand on parle d’un paradigme architectural pour d’autres espaces, d’autres techniques, arts, écritures. Le paradigme comme paradigme pour tout paradigme. Du jeu de mot en architecture – et si le Witz y est possible.

11 . L’architecture ne tolère pas l’aphorisme, parait-il, depuis que l’architecture existe comme tel en Occident. Il faudrait peut-être en conclure qu’un aphorisme en toute rigueur n’existe pas: il ne paraît pas, ne se donne pas à voir dans l’espace, ni traverser, ni habiter. Il n’est pas, même s’il y en a. Comment se laisserait-il lire? On n’y entre ni n’en sort jamais, il n’a donc ni commencement ni fin, ni fondement ni finalité, ni bas ni haut, ni dedans ni dehors. Ces assertions n’ont de sens qu’à la condition d’une analogie entre le discours et tous les arts dits de l’espace.

12 . Ceci est un aphorisme, dit-il. Et l’on se contentera de le citer.

13 . De la citation: bien qu’elle y soit engagée selon une modalité singulière, bien qu’elle n’imite pas à la façon dont une peinture ou une sculpture en viennent à représenter un modèle, l’architecture de la « tradition » appartient à l’espace de la mimesis. Elle est traditionnelle, elle constitue la tradition par là même. Malgré les apparences, la « présence » d’un édifice ne renvoie pas seulement à elle-même, elle répète, signifie, évoque, convoque, reproduit, elle cite aussi. Elle porte vers l’autre et se réfère, elle se divise en sa référence même. Des guillemets en architecture.

14 . Il n’y a jamais eu d’architecture sans « préface ». Les guillemets signalent ici le risque de l’analogie. Une « préface » architecturale comprend, entre autres préliminaires, le projet ou ses analogues, la méthodologie qui définit les voies et les procédures, les préambules axiomatiques, principiels ou fondamentaux, l’exposition des finalités, puis les modèles de mise en œuvre, et enfin, dans l’œuvre même, tous les modes d’accès, le seuil, la porte, l’espace vestibulaire. Mais la préface (sans guillemets cette fois, la préface d’un livre) doit annoncer l' »architecture » d’un ouvrage dont il est bien difficile de dire si, oui ou non, elle lui appartient.

15 . On attend d’une préface qu’elle décrive et justifie la composition d’un livre: pourquoi et comment il fut ainsi construit. Pas de préface à une déconstruction, à moins que ce soit une préface à l’envers.

16 . Toute préface est à l’envers. Elle se présente à l’endroit, comme il est requis, mais dans sa construction, elle procède à l’envers, elle est développée (processed), comme on le dit de la photographie et de ses négatifs, depuis la fin ou la finalité supposée: une certaine conception du « projet » architectural.

17 . L’analogie a toujours procédé dans les deux sens, ce livre-ci le démontre: on parle de l’architecture d’un livre mais on a souvent comparé telle construction de pierre à des volumes offerts au déchiffrement.

18 . La préface n’est pas un phénomène institutionnel parmi d’autres. Elle se présente elle-même comme institution de part en part, l’institution par excellence.

19 . Demander une préface c’est se fier à une idée conjointe de la signature et de l’architecture: la loi du seuil, la loi sur le seuil ou plutôt la loi comme le seuil même, et la porte (une immense tradition, la porte « devant la loi », la porte à la place de la loi, la porte faisant la loi qu’elle est), le droit d’entrer, les présentations, les titres, la légitimation qui, dès l’ouverture de l’édifice, donne des noms, annonce, prévient, introduit, dégage une perspective sur l’ensemble, situe les fondations, rappelle l’ordre, rappelle à l’ordre du commencement et de sa fin, du commandement aux finalités, de l’arkhè en vue du telos.

20 . Une préface rassemble, relie, articule, prévoit les passages, dénie les discontinuité aphoristiques. Il y a un genre interdit pour la préface, c’est l’aphorisme.

21 . Ceci n’est pas un aphorisme.

22 . Le Collège international de philosophie se devait de donner lieu à une rencontre, une rencontre pensante, entre philosophie et architecture. Non pas pour les mettre enfin en face à face, mais pour penser ce qui, depuis toujours les maintient ensemble dans la plus essentielle des cohabitations. Elles s’impliquent l’une l’autre selon des nécessités qui ne relèvent pas seulement de la métaphore ou de la rhétorique en général (architectonique, système, fondement, projet, etc.).

23 . Le Collège international de philosophie est la vraie préface, la vérité de la préface à cette rencontre et à ce livre. Sa préface à l’endroit puisque d’une certaine façon il n’existe pas encore, ce Collège, il se cherche depuis plus de quatre ans, il cherche la forme de sa communauté, son modèle politique, et donc son dessein architectural qui ne sera peut-être plus une architecture. Mais pour ce faire, pour donner lieu à cette rencontre et à ce livre, il est soutenu par les forces d’une institution solide, légitime, ouverte, amie: le Centre de création industrielle (CCI). Ce fait est un problème, c’est à dire la plus généreuse des « protection » (voir plus haut, aphorisme 5): centre, création, industrie.

24 . Un aphorisme authentique ne doit jamais renvoyer à un autre. Il se suffit à lui-même, monde ou monade. Mais qu’on le veuille ou non, qu’on le voie ou non, des aphorismes s’enchaînent ici, comme aphorismes, et en nombre, numérotés. Leur série se plie à un ordre irréversible. En quoi elle est sans être architecturale. Lecteur, visiteur, au travail!

25 . Un aphorisme n’enjoint jamais. Il ne s’exclame pas, il n’ordonne ni ne promet. Il propose au contraire, arrête et dit ce qui est, un point c’est tout. Un point qui n’est pas d’exclamation.

26 . Le Collège international de philosophie s’est donné pour tâche de penser l’institutionnalité de l’institution, et d’abord la sienne, notamment en ce qui conjoint l’architecture, la signature et la préface (question des noms, des titres, du projet, de la légitimation, du droit d’accès,, des hiérarchies, etc.). Mais, chose étrange, s’il a pu donner lieu à de telles rencontres et à un livre comme celui-ci, c’est peut-être dans la mesure où il n’a pas encore de lieu, ni de forme architecturale qui lui soit propre. Cela tient sans doute à des limites hérité du vieil espace politico-institutionnel, à ses contraintes les plus tenaces et les moins contournables.

27 . Dès son Avant-projet, le Collège international de philosophie se devait de penser son architecture, ou du moins son rapport à l’architecture. Il devait se préparer à inventer, et non seulement pour lui-même, une configuration des lieux qui ne reproduise plus la topique philosophique qu’il s’agit justement d’interroger ou de déconstruire. Cette topique réfléchit des modèles ou se réfléchit en eux: structures socio-académiques, hiérarchies politico-pédagogiques, formes de communauté qui président à l’organisation des lieux ou ne s’en laissent en tout cas jamais séparer.

28 . Déconstruire l’artefact nommé « architecture », c’est peut-être commencer à le penser comme artefact, à repenser l’artefacture à partir de lui, et la technique, donc, en ce point où elle reste inhabitable.

29 . Dire que l’architecture doit être soustraite aux fins qu’on lui assigne, et d’abord à la valeur d’habitation, ce n’est pas prescrire des construction inhabitables, mais s’intéresser à la généalogie d’un contrat sans âge entre l’architecture et l’habitation. Est-il possible de faire œuvre sans aménager une manière d’habiter? Tout passe ici par des « questions à Heidegger » sur ce qu’il croit pouvoir dire de cela, que nous traduisons en latin par « habiter ».

30 . L’architecture d’une institution – par exemple une institution philosophique – ce n’est ni son essence ni son attribut, ni sa propriété ni son accident, ni sa substance ni son phénomène, ni son dedans ni son dehors. Ce qui s’ensuit, qui n’est pas rien, ne relève peut-être plus de la conséquence philosophique: l’architecture ne serait Pas.

31 . En se construisant – dé-construisant – ainsi, le Collège international de philosophie se devait, cela dès son avant-projet, d’ouvrir la philosophie à d’autres « disciplines » (ou plutôt à d’autres questions sur la possibilité de la « discipline », sur l’espace de l’enseignement), à d’autres expériences théoriques et pratiques. Non seulement au nom de la sacro-sainte interdisciplinarité qui suppose des compétences attestées et des objets déjà légitimes, mais en vue de « jets » (projets, objets, sujets) nouveaux, de gestes nouveaux, encore inqualifiés. Qu’est-ce que « jeter » pour la pensée? Et pour l’architecture? Que veut dire « jeter les fondements »?Qu’es-ce que « lancer », « envoyer », « s’élancer », « ériger », « instituer »?

32 . La déconstruction du « projet » dans tous ses états. L’architecture est sans être dans le projet- au sens technique ou non de ce terme.

33 . On doit poser à l’architecture une question analogue à celle du subjectile (par exemple en peinture, dans les arts graphiques ou sculpturaux). Question du support ou de la substance, du sujet, de ce qui est jeté-dessous. Mais aussi de ce qui se jette en avant dans le projet (projection, programme, prescription, promesse, proposition), de tout ce qui appartient, dans le processus architectural, au mouvement du lancer ou de l’être-lancé, du jeter ou de l’être-jeté (jacere, jacio/jaceo). Horizontalement ou verticalement: des fondations pour l’érection d’un édifice qui toujours s’élance vers le ciel, là où, suspens apparent de la mimesis, il n’y avait rien. Une thèse pose quelque chose à la place du rien ou du manque. C’est le projet comme prothèse. Autre valeur du pro: non pas en avant ou en avance, ni le problème ni la protection, mais ce qui vient à la place de -. De la supplémentarité architecturale.

34 . Le Collège international de philosophie se devait – et cela fut dit dès l’avant-projet – de donner lieu à des recherches appelées par commodité performatives. Entendons par là ces moments où le savoir fait œuvre, quand le constat théorique ne se laisse plus dissocier de l’évènement qu’on appelle « création », « composition », « construction ». Il ne suffit pas ici de dire que l’architecture en est l’un des meilleurs paradigmes. Le mot même et le concept de paradigme ont une valeur exemplairement architecturale.

35 . Le Collège international de philosophie annonçait, dès son avant-projet, qu’il ne négligerait aucun des enjeux de ce qu’on appelle l’enseignement, et sans se limiter à la discipline philosophique. Toute didactique comporte une philosophie, un rapport à la philosophie, fût-il dénié. Quelle est, dans ce pays, la philosophie pratiquée ou ignorer par la pédagogie de l’architecture, l’enseignement de son histoire, de ses techniques, de sa théorie, de ses rapports avec les autres « arts », les autres textes, les autres institutions, les autres instances politico-économiques? Dans ce pays et dans les autres? La situation de la France est très singulière à cet égard et ce livre, en s’attachant à certaines prémisses philosophiques, pourrait contribuer à une sorte de déplacement général des frontières, à une autre expérience de l’internationalité. C’est sans doute une urgence pour l’architecture, en tous un projet essentiel pour un Collège international.

36 . Compte tenu de se qui se trouve enseigné du « projet » architectural dans ce livre, on hésite à parler d’un « projet » du Collège international de philosophie. Dire qu’il n’a pas de projet, ce n’est pas pour autant dénoncer son empirisme ou son aventurisme. De même une architecture sans projet s’engage peut-être dans une œuvre plus pensante, plus inventive, plus propice que jamais à la venue de l’évènement.

37 . Dire de l’architecture qu’elle n’est pas, c’est peut-être sous-entendre qu’elle arrive. Elle se donne lieu sans en revenir, voilà l’évènement.

38 . Il n’y a pas de projet déconstructeur, pas de projet pour la déconstruction.

39 . Le projet: c’est et ce n’est pas l’essence de l’architecture. Il aura peut-être été l’histoire de l’architecture, son ordre en tous cas.

40 . Laisser l’aphorisme sur le seuil. Il n’y a pas de place habitable pour l’aphorisme. La force disjonctive ne peut se mettre en œuvre architecturale qu’à l’instant où, par quelque synergie secrète ou déniée, elle se laisse intégrer à l’ordre d’un récit, quelle qu’en soit la dimension, dans une histoire ininterrompue, entre le commencement et la fin, le soubassement fondateur et le faîte, la cave et le toit, le sol et la pointe de la pyramide…

41 . Pas d’habitat pour l’aphorisme, mais on n’habite pas d’avantage un aphorisme, ni l’homme ni le dieu. L’aphorisme n’est ni une maison, ni un temple, ni une école, ni un parlement, ni une « agora », ni une tombe. Ni une pyramide, ni surtout un stade. Quoi d’autre?

42 . Bon gré mal gré, l’aphorisme est irrémédiablement édifiant.

43 . Rien de plus architectural qu’un aphorisme pur, dit l’autre. Architecture dans la formule la plus philosophique de son concept: non pas une interruption pure, non pas un fragment dissocié, mais une totalité qui prétend se suffire, la figure du système (l’architectonique est l’art des systèmes, dit Kant) dans son éloquence la plus autoritaire, péremptoire, dogmatique, auto-légitimante jusqu’à la complaisance, quand elle met tout en œuvre pour faire l’économie d’une démonstration.

44 . L’aphorisme résume, rassemble, tout en lui-même, comme le savoir absolu. Il ne pose plus de question. Point d’interrogation: impossible de ponctuer ainsi un discours qui est ou qui produit sa propre méthode, comprend en lui-même ses préambules ou vestibules. Si l’architecture est dominée par le logos, le caractère à la fois prescriptif et entier de l’aphorisme voit triompher cette philosophie logocentrique de l’architecture. L’aphorisme commande, il commence et finit: architectonique, archi-eschatologie et archi-théologie. Il rassemble en lui-même, agence l’avant-projet, le projet, la maîtrise d’œuvre et la mise en œuvre. Il nie la résistance des matériaux (ici tous les mots en R: la terre, la matière, la pierre, le verre, le fer sans lesquels, pense-t-on, il n’y a pas d’architecture qui tienne, , seulement des discours analogiques sur l’architecture). Pour le vérifier il ne faut pas se contenter de ce que Hegel dit de l’architecture elle-même, mais de ce qu’elle n’est rien, elle-même, une fois soustraite à la téléologie du savoir absolu. De même, les aphorismes ne peuvent se multiplier, se mettre en série, qu’à se confirmer ou à se contredire les uns les autres.

45 . Il y a toujours plus d’un aphorisme.

46 . Malgré leur apparence fragmentaire, ils font signe vers la mémoire d’une totalité, à la fois ruine et monument.

47 . Dans leur multiplicité contradictoire, ils peuvent toujours redevenir des moments dialectiques, le savoir absolu en réserve dans une thèse ou une antithèse. Préface à un court traité de la négativité en architecture. Comment une interruption architecturale reprend un sens, une fonction, une finalité (travail du négatif) dans une nouvelle édification.

48 . Contrairement à l’apparence, « déconstruction » n’est pas une métaphore architecturale. Le mot devrait, il devra nommer une pensée de l’architecture, une pensée à l’œuvre.. d’abord ce n’est pas une métaphore. On ne se fie plus ici au concept de métaphore. Ensuite une déconstruction devrait déconstruire d’abord, comme son nom l’indique, la construction même, le motif structural ou constructiviste, ses schèmes, ses intuitions et ses concepts, sa rhétorique. Mais déconstruire aussi la construction strictement architecturale, la construction philosophique du concept d’architecture, celui dont le modèle régit aussi bien l’idée du système en philosophie que la théorie, la pratique et l’enseignement de l’architecture.

49 . On ne déconstruit pas des superstructures pour atteindre enfin le fond, le sol originaire, l’ultime fondement d’une architecture ou d’une pensée de l’architecture. On ne fait pas retour à une pureté ou à une propriété, à l’essence de l’architecture elle-même. On s’en prend au schème du fondamental et aux oppositions qu’il induit: « fond/surface », « substance/qualité », « essence/accident », « dedans/dehors », et surtout « recherche fondamentale/recherche finalisée », cette dernière opposition étant ici de grande conséquence.

50 . L’engagement, la gageure: tenir compte de cette nécessité architecturale ou anarchitecturale sans détruire, sans en tirer des conséquences seulement négatives. Le sans-fond d’une architecture « déconstructrice » et affirmative peut donner le vertige, mais ce n’est pas le vide, ce n’est pas le reste béant et chaotique, le hiatus de la destruction. Inversement, ce n’est plus la Destruktion heideggerienne même si on doit en supposer le projet. Encore moins l’invraisemblable désobstruction dont on l’a récemment affublée dans notre langue.

51 . Ni Babel, ni Nemrod, ni le Déluge. Entre khora et arche, peut-être , s’il y avait une architecture qui ne fût, en cet entre, ni grecque ni juive. une filiation encore innombrable, une autre série d’aphorismes.

52 . Maintenir, malgré les tentations, malgré toutes les réappropriations possibles, la chance de l’aphorisme, c’est garder dans l’interruption, sans interruption, la promesse de donner lieu, s’il le faut. Mais ce n’est jamais donné.

KKÔRA

Prière d’insérer

Chacun de ces trois essais Passion, Sauf le nom, Khôra, forme un ouvrage indépendant et peut se lire comme tel. Si toutefois il a été jugé opportun de les publier simultanément, c’est que malgré l’origine singulière de chacun d’eux, le fil d’une même thématique les traverses. Ils forment une sorte d’Essai sur le nom – en trois chapitres ou trois temps. Trois fictions aussi. A suivre les signes qu’en silence les personnages de telles fictions s’adressent l’un à l’autre, on peut entendre résonner la question du nom, là où elle hésite au bord de l’appel, de la demande ou de la promesse, avant ou après la réponse.

Le nom: qu’appelle-t-on ainsi? Qu’entend-on sous le nom de nom? Et qu’arrive-t-il quand on donne un nom? Que donne-t-on alors? On n’offre pas une chose, on ne livre rien et pourtant quelque chose advient qui revient à donner, comme l’avait dit Plotin du Bien, ce qu’on n’a pas. Que se passe-t-il surtout quand il faut sur-nommer, re-nommant là où, justement, le nom vient à manquer? Qu’est-c- qui fait du nom propre une sorte de surnom, de pseudonyme ou de cryptonyme à la fois singulier et singulièrement intraduisible?

Passion dit un secret absolu, à la fois essentiel et étranger à ce qu’on appelle en général du nom de secret. Pour en venir là, il fallait mettre en scène, dans la répétition plus ou moins fictive d’un « ceci est mon corps » et au cours d’une méditation sur les paradoxes de la politesses, l’expérience où s’emporte une dette incalculable: s’il y a du devoir, ne doit-il pas consister à ne pas devoir, à devoir sans devoir, à devoir ne pas devoir? A devoir ne pas agir « conformément au devoir », ni même, comme le dirait Kant, « par devoir »? Qu’elles peuvent en être les conséquences éthiques ou politiques? Que doit-on entendre sous ce nom de « devoir »? Et qui peut se charger de le porter dans la responsabilité?

Sauf le nom. Il y va du salut. Deux interlocuteurs s’entretiennent un jour d’été, c’est une autre fiction, de ce qui tourne autour du nom, singulièrement du nom de nom, du nom de Dieu et de ce qu’il devient dans ce qu’on appelle la théologie négative, là où le SurNom nomme l’innommable, soit à la fois ce qu’on ne peut ni ne doit nommer, définir ou connaître, parce que d’abord ce qu’on surnomme alors se dérobe, sans y tenir, au-delà de l’être. Là où la « théologie négative » semble ouvrir sur une « politique » à venir (aujourd’hui ou demain), une telle fiction risque aussi quelques pas d’héritier sur les traces ou vestiges d’un « errant chérubinique » (Angelus Silesius). Qu’est-ce qu’un Surnom, ce qui vaut plus que le nom mais aussi ce qui vient à la place du nom? Et se donne-t-il jamais pour le salut du nom enfin Sauf? Pour le salut, tout simplement, le bonjour ou l’adieu?

Khôra, le plus ancien des trois essais, n’en est pourtant pas la « matrice » ou le « porte-empreinte » originaire, comme on pourrait être tenté de le penser. Il situe seulement une aporie exemplaire du texte platonicien. Le Timée nomme khôra (localité, lieu, espacement, emplacement) cette « chose » qui n’est rien de ce à quoi pourtant elle paraît « donner lieu » – sans jamais rien donner pourtant: ni les paradigmes idéaux des choses ni les copies qu’un démiurge insistant, l’idée fixe sous les yeux, inscrit en elle. Insensible, impassible mais sans cruauté, inaccessible à la rhétorique, khôra décourage, elle « est » cela même qui désarme les efforts de persuasion – et quiconque voudrait avoir le cœur de croire ou le désir de faire croire: par exemple aux figures, tropes ou séductions du discours. Ni sensible ni intelligible, ni métaphore ni désignation littérale, ni ceci, ni cela, et ceci et cela, participant et ne participant pas aux deux termes d’un couple, khôra, dite aussi « matrice » ou « nourrice », ressemble pourtant à un nom propre singulier, à un prénom, plus tôt, à la fois maternel et virginal (voilà pourquoi on dit ici khôra et non, comme toujours, la khôra) alors que pourtant, dans une expérience qu’il s’agit de penser, elle appelle en silence le surnom qu’on lui donne et se tient au-delà de toute figure maternelle, féminine – ou théologique. Et le silence au fond duquel ainsi khôra semble appeler son nom, mais en vérité le surnom d’un prénom, ce n’est peut-être même plus une modalité ou une réserve de la parole. Pas plus que ce fond sans fond ne promet la nuit d’un jour. Il y a, au sujet de khôra, ni théologie négative ni pensée du Bien, de l’Un ou de Dieu au-delà de l’Être. Cette incroyable et improbable expérience est aussi, entre autres dimensions, politique. Elle annonce une pensée, plutôt, sans la promettre, une mise à l’épreuve du politique. Et Socrate, quand il fait mine de s’adresser aux autres et de parler de la politeia en passant (qu’il est, dans une vie trop courte), voilà qu’il se met à lui ressembler, à elle, khôra, à la jouer dans une fiction qui sera toujours passée inaperçue, à la figurer, elle, l’intangible, l’insaisissable, l’improbable, toute proche et infiniment lointaine, elle qui reçoit tout par-delà l’échange et par delà le don. Elle comme ce qu’il faut encore, Nécessité, sans dette.

AUGUSTE PERRET

« L’architecture c’est ce qui fait les belles ruines » A. Perret

« L’étude de conditions du programme et de la construction nourrit l’imagination de l’architecte comme l’exigence du vers inspire le poète« 

« L’architecture, c’est l’art de faire chanter le point d’appui »

ARCHITECTURE: SCIENCE ET POÉSIE (Extrait – publié dans La Construction moderne, 2 octobre 1932)

UNE CATHÉDRALE OGIVALE: Pour permettre la lumière magique du vitrail dans un pays déjà septentrional, les architectes des cathédrales ont inventés la croisée d’ogive complété par l’arc-boutant: ce système de construction, en localisant les poids et les poussées sur quelques points d’appui, a permis la suppression du mur, qui est remplacé par d’immenses verrières. Tout concourt à l’aspect intérieur. La cathédrale est un édifice dont la façade est en dedans. Jamais les hommes n’ont construit plus logiquement, c’est la raison française dans toute sa clarté. Le temple égyptien et le temple grec sont des constructions de pierre, inspirées par la construction de bois. Ici, rien de semblable: c’est une pure structure de pierre, enchâssant le vitrail.

LE CIMENT ARMÉ (Publié dans Conférencia, 15 février 1926)

(…) Le béton de ciment armé est un matériel hétérogène, puisqu’il se compose de plusieurs matières, mais, néanmoins, parfaitement homogène grâce à la manière dont se comportent entre elles les matières qui le composent; le béton et l’acier ayant le même coefficient de dilatation et l’acier se conservant indéfiniment dans le béton. Les constructions en béton de ciment armé se font au moyens de coffrages en bois, sortes de moules dans lesquels on place d’abord les armatures en acier qui se trouvent noyés dans le béton de ciment que l’on coule ensuite dans les coffrages. Les constructions ainsi réalisées sont monolithes et c’est ce monolithisme, en même temps que la grande résistance de ce matériel, qui a le plus influencé sur l’aspect des bâtiments ainsi réalisés. C’est le monolithisme qui nous a conduit à la suppression du chapiteau, car le chapiteau est un élément d’architecture en matériaux superposés; il devient inutile, donc nuisible, dans une architecture où poteaux et poutres ne font qu’un.La suppression des chapiteaux est une des caractéristiques du théâtre des Champs-Elisées.

La grande résistance du béton de ciment armé permet les grandes portées, les grands porte-à-faux, et ce sont ces grandes portées de poutres et plafonds, ces grands porte-à-faux du balcon de la salle principale qui constituent l’autre caractéristique du théâtre des Champs-Elisées. (…)

L’ARCHITECTURE (Texte d’une conférence prononcée en 1931)

« De tous les édifices remarquables de l’exposition dont il vient d’être question, seul subsiste la tour Eiffel. L’art certainement le moins bon. D’abord décrié unanimement, l’opinion petit à petit lui est devenu favorable, jusqu’à crier au chef-d’œuvre. Cette dernière opinion est aussi exagérée que la première. La tour Eiffel est un édifice très haut, mais ce n’est pas un chef-d’œuvre, son constructeur l’a affublé d’arcs inutiles, il l’a découpé en tronçons par des balcons décoratifs, il n’a pas vu que l’essentiel de son ouvrage, quatre branches d’hyperbole qui constituent les quatre arêtiers et font la résistance de la construction. Si l’ingénieur avait soupçonné ce qu’est l’architecture, il aurait, au lieu de les couper, accusé ces quatre branches d’hyperbole qui, jaillissant d’un coup de la base jusqu’au faîte, en aurai fait de l’Architecture. »

« Théâtre de l’Exposition. Nous avons eu l’intention de construire un lieu dramatique aussi simple que possible, où l’on pourrait jouer sans décor et sans trompe-l’œil: quelques accessoires et l’éclairage par un puissant orgue de lumière, créant le lieu et l’atmosphère avec la possibilité, par une disposition de scène multiple, d’augmenter la rapidité de l’action, et permettant même plusieurs actions simultanées. Pour satisfaire à ce programme nous avons composé une salle qui contient la scène, c’est-à-dire que l’Architecture de la salle se poursuit dans la scène et réciproquement. La scène est dans la salle comme l’abside est dans le temple.

« Et que penser de ces fenêtres toujours horizontales?

Évidemment, cette disposition est facilitée par le béton armé, mais elle n’est pas d’aujourd’hui. Les maisons gothiques s’ouvraient souvent sur toute la largeur de leur façade et toutes nos usines ou ateliers s’éclairent généralement de cette manière. Mais si la baie horizontale avec haute allège et grand retombée s’expliquent parfaitement pour un local industriel (derrière l’allège se placent les établis, les tours, etc., derrière la haute retombée les transmissions), il n’en est pas de même pour l’habitation; là, cette disposition appelle bien des réserves et ce n’est pas parce qu’on peut la construire plus facilement, grâce au béton armé, qu’il faut l’adopter.

La fenêtre doit éclairer, elle doit ventiler: or, si disposée horizontalement elle donne sensiblement autant de lumière qu’une fenêtre verticale, cette lumière est mal répartie: le sol est dans l’ombre, les beaux parquets, les mosaïques, les tapis sont sacrifiés; le plafond aussi est dans l’ombre.

Lorsque nous sommes assis dans une pièce munie d’une fenêtre horizontale, son haut soubassement, sa haute allège nous empêchent de voir le jardin, la rue; la grande retombée nous cache le ciel. Nous sommes condamnées au panorama perpétuel. Cette forme de vue est triste, lassante et si la maison est dans la ville à quoi se réduit le panorama? A la ligne de fenêtre de la boîte à loyer d’en face? La fenêtre horizontale se clôt difficilement, il est presque impossible de l’ouvrir totalement sans que les vantaux s’entrechoquent. Le système à guillotine ou à glissière n’est pas un remède, en bois il clôt mal, fonctionne mal, en métal il est coûteux, et toujours les vitres sont difficiles à nettoyer.

Comment munir de volets une telle fenêtre? Il n’y a de possibilité que les volets roulants. Pour modérer tant soit peu la lumière, ces volets en descendant suppriment le pauvre petit bout de ciel laissé par la retombée, et de la fenêtre, il ne reste bientôt plus qu’un soupirail.

La fenêtre horizontale ventile mal, elle n’évacue ni les gaz lourds qui sont au sol, ni les gaz légers qui sont au plafond.

La fenêtre verticale répartit mieux la lumière, elle éclaire le sol, elle éclaire le plafond. La voyez-vous se refléter dans nos beaux parquets cirés. Elle met en valeur les dallages, les mosaïques, les tapis. Le plafond, qui peut être beau, est bien éclairé, il réfléchit la lumière, la diffuse. Ainsi nous voyons par de telles fenêtres, le jardin, la rue, le ciel. Le paysage est morcelé, est-ce un mal? Un léger déplacement permet de choisir, tout n’est pas parfait dans ce que nous apercevons de la ville et même de la campagne. »

« Lorsqu’avec des programmes d’aujourd’hui, avec des matériaux d’aujourd’hui, nous aurons, sans trahir l’une ou l’autre, produit des œuvres qui sembleront avoir toujours existé, nous pourrons nous considérer comme satisfaits. Nous aurons créé une oeuvre qui ne passera pas, nous aurons, en somme, créé du passé, ce passé qui est l’attrait des vieux pays, ce passé qui allonge la vie. Pour faire une grande époque en Architecture, comme en tout, il faut que ceux qui pratiquent l’art soient des savants et que ceux qui pratiquent la science soient des artistes. »

CONTRIBUTION A UNE THÉORIE DE L’ARCHITECTURE ( 1952)

Mobile ou immobile, tout ce qui occupe l'espace
appartient au domaine de l'architecture.

L'architecture est l'art d'organiser l'espace,
c'est par la construction qu'il s'exprime.

L'architecture s'empare de l'espace, le limite,
le clôt, l'enferme. Elle a se privilège de créer
des lieux magiques, tout entiers œuvres de l'esprit.

« Les mathématiques ne fournissent pas démonstrations plus absolues que celle que l’artiste tire du sentiment de son art » Edgard Poe

Architecte est le constructeur
qui satisfait au passager par le permanent.

Il est celui qui, par la grâce d'un complexe de science
et d'intuition, conçoit un portique, un vaisseau,
une nef, un abri souverain
capable de recevoir dans son unité
la diversité des organes nécessaires à la fonction.

L'architecture est, de toutes les expressions de l'art,
celle qui est le plus soumise
aux conditions matérielles.

« Or, de tous les actes, le plus complet est celui de construire » Paul Valéry

Permanentes sont les conditions qu'imposent la nature,
passagères celles qu'imposent l'homme.

Le climat, ses intempéries,
les matériaux, leurs propriétés, la stabilité, ses lois,
l'optique, ses déformations,
le sens éternel et universel
des lignes et des formes imposent
des conditions qui sont permanentes.

La fonction, les usages, les règlements,
la mode imposent des conditions qui sont passagères.

« A la matière même un verbe est attaché… Ne la fais pas servir à quelque usage impie! » Gérard de Nerval

C'est par la construction que l'architecte satisfait aux conditions 
tant permanentes que passagères.

La construction est la langue maternelle
de l'architecte.

L'architecte est un poète qui pense et parle en construction.

« De l’étude approfondie de leurs monuments [des anciens] se dégage cette vérité lumineuse que l’Architecture, dans sa plus haute conception, n’est pas tant une construction que l’on décore, qu’une décoration qui se construit » Charles Blanc

Technique, permanent hommage rendu à la nature,
essentiel aliment de l'imagination,
authentique source d'inspiration,
prière, de toutes la plus efficace,
langue maternelle de tout créateur.
Technique parlé en poète nous conduit
en architecture.

L'édifice, c'est la charpente munie des éléments
et des formes imposées par les conditions
permanentes qui, le soumettant à la nature,
le rattachent au passé et lui confèrent la durée.*

« Il ne faut admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement; mais, visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice. » Fénelon

« … Brève phrase qui contient en trente mots toute la théorie de l’Architecture, et peut-être de l’Art tout entier » Rémy de Gourmont

A l'origine, il n'est d'architecture 
que de charpente en bois.

Pour éviter le feu, on construit en dur.

Et le prestige de la charpente en bois est tel
qu'on en reproduit tous les traits,
jusqu'aux têtes de chevilles.

A partir de ce moment l'architecture
dite classique n'est plus qu'un décor.
Entre temps s'élève sur le sol de France le roman,
puis l'ogival, nervure et arc boutant,
véritable charpente de pierre qui couvre l'Europe.

Enfin voici la charpente d'acier, puis, née en France,
la charpente en béton de ciment armé, prête à couvrir
le monde d'une authentique architecture.

Les grands édifices d'aujourd'hui
comportent une ossature, une charpente en acier
ou en béton de ciment armé.

L'ossature est à l'édifice ce que le squelette
est à l'animal.
De même que le squelette de l'animal, rythmé,
équilibré, symétrique, contient et supporte les
organes les plus divers et les plus diversement placés,
de même la charpente de l'édifice doit être composée,
rythmée, équilibrée, symétrique même.

Elle doit pouvoir contenir les organes, les organismes
les plus divers et les plus diversement placés,
exigés par la fonction et la destination.

« Architecture, tu es toute entière sans décor. Tu te pare de ta seule vertu. Tu es le chant de la raison émue » H. Pellée

Celui qui dissimule une partie quelconque
de la charpente se prive du seul légitime
et plus bel ornement de l'architecture.

Celui qui dissimule un poteau comme une faute.
Celui qui fait un faux poteau comme un crime.

« Exprimer sa pensée avec le moins de mots et le plus de force qu’il est possible, voilà le style » Marmontel

Les conditions passagères et les conditions 
permanentes satisfaites, l'édifice, ainsi soumis
à l'homme et à la nature, aura du caractère, il aura du style, il sera harmonieux.
Caractère, style, harmonie jalonnent le chemin qui,
par la vérité, conduit à la beauté.

C'est par la splendeur du vrai
que l'édifice atteint à la beauté.

Le vrai est dans tout ce qui a l'honneur et la peine
de porter ou de protéger.

Ce vrai, c'est la proportion qui le fera resplendir,
et la proportion c'est l'homme même.

« Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne » André Gide

Celui qui, sans trahir les matériaux
ni les programmes modernes, aurait produit une oeuvre
qui semblerait avoir toujours existé,
qui, en un mot, serait banale,

je dis que celui-là pourrait
se tenir pour satisfait.

Car le but de l'art n'est pas de noue étonner
ni de nous émouvoir.

L'étonnement, l'émotion sont des chocs sans durée,
des sentiments contingents, anecdotiques.

L'ultime but de l'art est de nous conduire
dialectiquement de satisfaction en satisfaction,
par-delà l'admiration, jusqu'à la sereine délectation.

THÉÂTRE DES CHAMPS-ELYSEES. 1911-1913. (Extrait d’une conférence de 1931)

Ce théâtre est construit dans un terrain inondé, c’est à cet endroit que la rivière Grange Batelière vient se jeter dans la Seine après être passée sous l’Opéra. Il nous a donc fallu faire des fondations spéciales qui ont constitué une sorte de vaste péniche dons les membrures reçoivent les poteaux de l’ossature. Tout l’aspect de l’Édifice provient de l’ossature composée d’un quinconce de poteaux alignés sur les principaux points d’appui de la Salle. Toute l’ordonnance du Théâtre est là, partout cette ossature est apparente: elle supporte et elle orne. Voici la Salle. Les balcons sont accrochés en porte-à-faux en avant des poteaux, il n’y a aucune gêne pour la vue du spectateur. C’est la courbe des balcons qui fait la forme de la salle – salle que nous avons traitée dans le détail avec la plus grande sobriété. Nous avons fait un écrin dont le plus bel ornement seront les spectatrices. Dans le cadre de scène ce sont les points d’appui, c’est-à-dire les parties portantes qui ornent. Comme dans le vestibule: ce sont encore les poteaux qui ornent. Nous avons tourné en ornements toutes les parties nécessaires à supporter l’édifice. Remarquez que les colonnes n’ont pas de chapiteaux, cette disposition autant critiquée est devenue générale.

De belles matières harmonieusement disposées (extrait d’un entretien publié en 1926)

Voici un modèle d’architecture, me dit Auguste Perret en me montrant un splendide oeuf d’autruche, fait d’une matière merveilleusement polie et fine, disposée selon une belle courbe. Il contient toute une vie, un mécanisme infiniment complexe enfermé dans une forme parfaite de calcaire pur, dans une forme simple et dépouillée de tout ornement, une forme sereine et douce. Le complexe dans le simple, exprimé par le simple, une belle matière disposée selon une belle forme, telle doit être la beauté de l’architecture moderne, la beauté qui nous repose de notre vie fiévreuse. (…)

Claude Parent

« Je me suis intéressé au vide sous l’influence des sculptures. Une architecture percée me tente de plus en plus. C’est alors que la spatialité prend toute son importance. La façon de cerner un vide compte plus que l’examen du volume habitable. J’en viens à penser que l’architecture doit être un dessin du vide avant d’être une enveloppe pour les hommes. Le terme « vide articulé » me semble convenir ». Claude Parent

« J’oublie et je me souviens » de van Doesburg. (L’Architecture d’aujourd’hui, n°287, juin 1993)

Cherchant un livre pour l’anniversaire de mon frère Michel, un ouvrage qu’il n’aurait pas encore lu, épuisé à l’avance par cette mission impossible, je me laisse guider par la somptueuse couverture d’un van Doesburg, orphelin de Theo, lequel prénom, Dieu merci, l’on trouve sur la jaquette. Incroyable comme il me semble incongru de séparer Doesburg de Theo sans qu’ils soient reliés par ce van auquel j’ai toujours trouvé ce je ne sais quoi d’aristocratique qui dans l’art me fait préférer la raideur du maintien au débraillé artiste si prisé de Mai 68. Bref, à peine ouvert ce livre, me sautent aux yeux le fourmillement des carrés de couleurs vives, la diagonale triomphale du fou, l’opposition du noir au blanc et l’invasion de l’architecture par la rage de l’art total. Il suffit de cette apparition tumultueuse pour que je me revois en 1950 avec mon jeune compagnon Ioel Schein et mon maître André Bloch. Avec le premier, accompagné du peintre Fasani, je revoie ma visite éblouie de la maison de Theo à Meudon-Val Fleuri. Je nous revoie faisant le tour et sonnant à la porte. J’ai oublié si oui ou non Nelly nous a ouvert et nous a autorisés à visiter. Il me semble me souvenir. Il me semble avoir vu l’atelier de l’intérieur. Mais je ne le jugerai pas la main sur la braise. Je vois des images que j’ai peut-être inventées, affabulant comme chacun d’entre nous entre réel et phantasmé. Mais ce que je garde en mémoire de façon sûre et certaine, c’est la grille verticale très resserrée du pan de verre et surtout le carré, le carré blanc immense qui tenait les trois quarts de la façade et derrière lequel se faufilait l’escalier. Ah ce carré, à moitié inutile, masquant outrageusement la vue de celui qui gravit les marches cachées, en a-t-il provoqué des discussions entre Schein et moi, entre nous deux et Maximilien Herzele dont au même moment nous construisions à Meudon l’atelier. Ce carré était-il moderne ou non? Était-il simplement formaliste? En ce cas se moquait-il du fonctionnalisme de rigueur, ou bien appartenait-il à la globalité d’un système esthétique et jouait-il alors comme un constituant parmi les autres (peut-être plus important, peut-être trop important) d’un ensemble stylisé dans lequel on habitait par hasard. A peine quittions-nous la maison que nous nous précipitions chez Bloc au Groupe Espace dont le président Del Marle était un des derniers, peut-être le dernier néoplasticien vivant et agissant. De 1925 à 1955, avec une guerre à l’entracte, nous aurions dû trouver du changement. Et bien non. Nous étions contraints de renouer avec le meilleur des années 30, que même Le Corbusier n’était pas parvenu à étouffer. Nous nous débattions entre ces influences écrasantes, entre ces discours exaltés et contradictoires. Et nos quatre premières maisonnettes sont l’expression d’une lutte « intestine » entre le style Corbu et De Stijl. Dans ma mémoire, infidèle et ingrate, Theo van Doesburg l’emporte. Et les fresques du café-brasserie de l’Aubette encombrent toujours mon esprit par la force de leur dynamisme. Elles font partie d’une galerie de chefs-d’œuvre (détruits ou non) dont je ne sais trop quelle influence ils ont sur moi, sinon de me maintenir en joie et prolonger mon optimisme. Ce Del Marle donc, grand, sec et si vieux pour moi à ce moment là, toujours flanqué d’une jeune femme brune, dont on disait qu’elle était son disciple, comme nous le regardions avec appétit lorsqu’il faisait sa distinction brutale entre les meubles-mobiles et les éléments fixes d’équipement de l’architecture, véritables constituants internes de l’espace. Dès cette époque, je m’étais fait ma propre grammaire des styles, ou plutôt mon catéchisme, pour lequel j’étais prêt à me livrer pieds et poings liés au martyre. Et ce vocabulaire mystique de l’architecte moderne, celui qui nous unissait sans qu’on ait jamais la moindre idée qu’il pût sembler à d’autres bien dérisoire, je le retrouve entier dans le livre d’Evert van Straaten. Les signes sont là, intacts dans le souvenir: l’escalier de béton en colimaçon, à la place de l’escalier droit, et surtout de l’escalier balancé, le refus de la porte et son remplacement par des « cloisons mobiles à charnières », l’ossature de béton armé et, en complément un remplissage moderne (pour van Doesburg ce fut la solomite, sorte de paille comprimée, pour nous le siporex, après le parpaing, car on était pas encore au temps des voiles de béton), le placard intégré contre l’armoire normande et le buffet Henry II, le pan de verre à la place du trou dans le mur de la fenêtre et de son encadrement, le toit-terrasse, bête noire de l’administration, signe premier de l’architecture moderne, l’espace sous pilotis, le porte-à-faux, le refus de la cave, les volumes cubiques, enfin, dépourvus de toute modénature.Ajoutez à cela les fissures et les fuites en toiture, la rouille des menuiseries en acier, et vous saurez pourquoi on se battait au point de ne jamais parvenir à construire une simple maison de quatre pièces avant l’age de quarante ans. Mais il y a plus: il y a la tentative de destruction du volume. Par des aplats de couleur comme déposés sur l’architecture, par l’usage des rythmes contrastés de plans décalés suivant la diagonale, on parvient à casser l’angle du cube, à interrompre la continuité visuelle du passage autour de l’arête. On s’efforce de décomposer la forme première en substituant la lecture du succession de plans « isolés » à celle du volume global. Cette destruction élémentaire conduit à celle de l’architecture elle-même, en tant que jeu de volumes sous la lumière. On comprend pourquoi Gropius et Le Corbusier ont soigneusement gommé la leçon du mouvement De Stijl aussi bien que le travail de Rietveld. Mais l’histoire, aussi retorse et conséquente que la mémoire, remet en actualité cette auto-destruction-création qui fut la cause de la disparition du message Theo van Doesburg. En architecture, sous le crayon de jeunes architectes, , la décomposition analytique et la recomposition dans un désordre argumenté créent des œuvres majeures. Coop Himmelb(1)au ou Gehry sont aux avant-postes. Chez eux la verticale bascule, tout comme l’horizontale se soulève chez Koolhaas. Ce que van Doesburg nous a légué, ce que ma mémoire retrouve dans la villa d’André Bloc à Meudon sur les fresques diagonales qui percent optiquement le mur et le détruisent aussi radicalement que les rayures d’un Buren, cette volonté artistique de vaincre la matière et son opacité, de s’opposer à sa capacité de limiter l’espace, tout cet héritage, nous sommes en train de l’actualiser. Il ne s’agit pas d’abandonner le travail de l’espace, il s’agit d’empêcher l’espace de se refermer lui-même comme un piège inadéquat. Les maîtres de ce jeu subtil de la destruction-création ne sont pas si éloignés de nous qu’il faille les oublier pour mieux chausser en toute quiétude leurs pantoufles et se sentir aussitôt des ailes au pied. Le tout est de ne pas omettre de leur faire en passant un petit signe de connivence.

« Lire, écrire, construire » le livre est une architecture. » (L’architecture d’aujourd’hui, n°291, février 1994)

Posé sur cette table, un livre.

Un livre neuf, tout droit sorti de chez ce grand libraire de la rue Deloison qui a le mérite de lire tous ceux qu’il vend. Un vrai livre donc, du genre Nrf occupé ou Promeneur, ou Corti sans fioriture, un Stock rose de la Bibliothèque cosmopolite…, bref pas un de ces livres de gare à l’imagerie aguicheuse mais un vrai livre bien sévère, bien authentique, quelquefois même un peu rébarbatif. Posé là sur ma table, en apparence abandonné, sans appartenir en quoi que ce soit au contexte, il tient en lui un monde inconnu qui va s’ouvrir page après page et livrer ou non son mystère, modifier ou non son lecteur. Avant de tourner la page de couverture, je ne sais rien de lui, de ce qui m’attend, de l’aventure qui va me saisir. Me voici encore sauf, mais déjà en danger, seul à bord de l’abîme, attendant le miracle enfoui dans ce petit bouquin d’à peine dix huit centimètres sur dix et pourtant déjà vrai monument d’architecture. Car architecture il y a dès lors que se pose le problème du contenant et du contenu, du dehors et du dedans, de la couverture et de l’histoire incluse. Pour le livre le choix se fait en toute liberté: il s’agit soit de pacifier ce mariage arrangé en invoquant la collection, soit de traduire une indépendance forcenée, voire une contradiction, soit d’exprimer l’osmose d’une parfaite adéquation entre la forme et le fond. Mais ce livre peut aussi faire la pute, farder à l’excès la bouche de l’oracle bien avant qu’elle ne s’ouvre, devenir commerçant, aguicher le chaland, flatter le mauvais goût de l’époque. Comme à l’architecture tout lui est donc permis, y compris s’il le faut d’agir en répulsion, jetant l’un contre l’autre l’image et le message. Comme l’architecture le livre est habité. Le geste de l’ouvrir est un instant sacré. Il faut se recueillir avant d’y pénétrer, on se veut hésitant devant ce grand mystère masqué sous un bout de carton. Mystère très architectural que cette absence de vide intérieur, occupé qu’il est par une succession serrée de pages, elles-mêmes décomposées en lignes puis en signes. Le livre est une architecture protégée et défendue. On n’y pénètre que par les yeux, l’effraction est mentale; quand il se donne enfin dans sa forme globale, il demeure synthèse mystérieuse dont la légitimité a été la lecture. Il reste au lecteur la liberté suprême de ne pas jouer le jeu, de regarder seulement, de feuilleter en commençant par la fin cet objet d’ornement, alibi, démonstration sociale, affirmation d’un pouvoir établi.

Lire ou ne pas lire, la liberté est là.

Poser le livre bien à plat sur la table, en contemplant longuement la couverture, tourner son dos vers la lumière afin d’en jauger l’épaisseur, passer la paume de la main sur son flanc, en sentir le grain, la texture, en renifler l’odeur, en goûter la couleur… retardant le moment où ce livre ouvert perd sa virginité première, devient méconnaissable. Lire ou ne pas lire? Pénétrer dans une architecture ou passer son chemin? Est-on sûr de la mieux connaitre quand on en a parcouru tous les axes? Ouvrir le livre, tourner la page blanche, lire le titre, le faux-titre, négliger la préface qui trop souvent déflore pour y revenir en postface. Lire ou ne pas lire. Trop tard pour rester libre. Me voici dans les mots, noyé, étourdi par les signes, perdu pour quelques heures, je lis, je suis le livre. Voici la question qui « tue ». L’architecture est-elle capable de catapulter l’homme qui la visite dans un oubli de soi tel qu’il devienne le héros ébloui d’une nouvelle trajectoire? Peut-on prétendre un jour, au détour d’une porte, passé l’angle du mur, être l’architecture? Quête vaine, insolence, prétention exorbitante, folie douce. Pour être architecture il y faut le mystère, comme page à page, pas à pas la surprise, le doute, l’inquiétude? Trop clair ou trop lisible à partir de l’entrée, l’architecture qui se livre à portes et fenêtres ouvertes ne fait que racoler. Pratique et hygiénique, découverte aussitôt par l’évidence des accès, révélée au seul pas qu’on fait, cette architecture là est incapable d’engranger nos peurs ancestrales, nos doutes et nos angoisses. Elle ne peut nous « servir ». Dans une architecture convenue, traquée de toutes parts par la mère raison, le mystère s’éteint. Elle et trop reconnue pour dresser des surprises, trop accessible pour donner l’émotion. Il y faut du non-dit, du masqué, du caché pour soutenir l’intérêt. Il y faut des sésames aussi précis, aussi codés que le papier, l’encrage, et la composition des caractères, le bruit des pages. Il y faut cette fragilité d’où naît la force vive qui la protège de toute velléité extérieurs de prise de pouvoir. Pour que l’architecture soit aussi nécessaire à l’homme que le livre, pour qu’elle soit sa survie, elle doit renier son équilibre, quitter cette volonté statique qui l’appauvrit, qui l’empêche d’être porteuse d’inquiétude, la privant parce que trop évidente dans l’instant de la curiosité permanente d’autrui. L’architecture est une trajectoire linéaire, enchaînée message après message dans une obligation de découverte progressive. L’homme qui la pratique ne se déplace à travers elle que par effraction, par la lecture d’énigmes successives, le décryptages des traces d’imaginaire déposées à dessein tout au long du parcours. Si ce mouvement d’échange, si cette dynamique de la connaissance n’est pas prise en compte par l’architecture, quitte à être indéchiffrables, alors (et de loin) je lui préfèrerai à jamais la lecture.

A suivre

Henri Van Lier

PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE – L’initiative du photographe

Contrairement à l’initiative du peintre, qui est au commencement comme celle de Dieu, l’initiative du photographe vient après. Après celle du spectacle qui vient après celle de la nature, qui vient après celle du processus photographique mondialement développé. De toutes ces initiatives, celle du photographe est aussi la seule facultative. Des photos, même de situations psychologiques et sociales, sont obtenues par l’application automatique d’objectifs, de pellicules, de développateurs, de fixateurs; elles offrent souvent des résultats intéressants, voire importants, tandis que les textes ou les tableaux aléatoires n’en fournissent guère. Mais enfin, il y a certains effets qui ne peuvent s’obtenir que par l’intervention d’un agent humain, le photographe. A la fois facultatif et dernier, et cependant miraculeux, le photographe a un statut sans doute encore plus difficile à définir que celui des photos qu’il fait, ou plus exactement qu’il « aide à se faire« .

Tout d’abord, ce statut n’est pas univoque. Car il y a les photographes de la prise de vue, ceux du développement, ceux du tirage positif, ceux de l’imprimé ou du lay-out, qui ne coïncident généralement pas. Puis, comment ne pas tenir compte de « photographe » particulier qu’est un directeur artistique, lequel, devinant les désirs existants ou développables des clients de son magazine, décide non seulement quel planche-contact sera ou non retenue, mais encore, sur l’heureuse élue, que ce sera cette prise-ci, et aucune de ses semblables, qui deviendra l’enfant berlinois parmi les ruines ou le pied-noir rentrant au pays.

Néanmoins quand on dit « photographe » sans aucune précision, on songe au preneur de vues. Comme l’activité sexuelle, l’activité photographique connaît une phase d’excitation, une phase en plateau, une phase de déclenchement quasi végétatif, avant une phase de résolution, préludant à divers stades de gossesse en chambre noire avec, moyennant coupes et recadrages, dodging et burning in, et divers lay-out, de simples ou multiples accouchements. Dans cette métaphore, la prise de vue est le moment orgastique. La photographie a ses manuels d’obstrétique et ses philosophies dans le boudoir. Celles-ci ont été les plus florissantes, confirmant la primauté du preneur de vues. C’est lui que nous allons suivre surtout.

Pour qu’ait existé une certaine photo d’un paysan italien montrant l’ennemi allemand en fuite, il a fallu Robert Capa. Le reporter de guerre, tandis qu’il marchait vers la colline du fond, a pressenti que le paysan et le soldat américain accroupi à son côté, allaient former un triangle s’inscrivant dans le triangle du paysage, mais aussi que le paysan allait lever son bâton jusqu’au moment où celui-ci recouvrirait un pli de la pente. Si bien que, pendant un instant, on ne saurait plus si c’était seulement un individu qui faisait un geste dénonciateur ou si c’était un pays tout entier qui vomissait l’intrus.

L’extrême concentration nerveuse que demande ce genre de déclic, à la fraction de seconde et d’angle près, est bien connue des reporters, mais aussi des autres professionnels qui se sont retrouvés dans la scène de Blow up où Antonioni montre un protographe de mode mitraillant son modèle avant de s’écrouler sur un divan dans une sorte d’épuisement orgastique. Cette exigence culmine chez ceux qui, comme Weston et Cartier-Bresson dans l’instantané, Cameron dans la pose, pratiquent l’absence de retouche et l’intégralité du négatif, lesquels exigent la prévisualisation, c’est à dire la capacité d’anticiper dans le moindre détail ce que sera le résultat. Cartier-Bresson parle de son sautillement sur la pointe des pieds pour trouver l’angle intense et, selon son titre célèbre, « le moment décisif ». Il compare le déclic à une botte d’escrimeur. Ceux qui mitraillent, et choisissent, recadrent, retouchent après, pour ne pas tout jouer sur un déclic, n’en sont pas moins passionnément mobilisés, bien que pour d’autres raisons et à d’autres moments, parfois plusieurs années plus tard, quand d’anciennes planches-contacts donneront lieu à de nouvelles sélections selon de nouveaux codes.

Mais curieusement, dans toute cette passion chaude ou froide, prévaut une certaine modestie. A peu près tous les preneurs de vues font consister l’essentiel de leur rôle dans la vision. Vision photographique. Il s’agit là d’enregister non de construire. Et d’enregistrer non le soldat tombant, si émouvant soit-il, mais la rencontre d’éléments de la réalité du soldat frappé avec ces éléments de réel que sont les photons réfléchis puis imprégnateurs, et que l’empreinte photographique ainsi obtenue sera, moyennant développement et tirages, un extraordinaire déclencheur de shèmes mentaux, que l’on sent déjà s’agiter en soi à ce moment.Beaucoup de photographes déclarent avoir cette vision de manière directe et constante, et depuis leur plus jeune âge. Ce qui serait doublement intéressant. Car cela n’est pas tout à fait le cas des peintres, qui peignent surtout ce qu’ils construisent; et ceci confirmerait, s’il en était besoin, à quel point les photographes ne composent pas au sens strict. D’autre part, la quotidienneté du regard photographique chez le photographe justifierait sa quotidienneté chez le regardeur, dans le feuillètement de magazines short life, alors que la peinture est une affaire de pusée ou de sanctuaire domestique.

On a donc dit trop vite que le preneur de vues était un chasseur d’images. Le mot s’accorde avec: charger, braquer, tirer, prendre: take, shoot (shot), snap (mordre, boucler). Cependant, l’appareil photographique n’est nullement un revolver, sauf pour le bruit du déclic et par la protubérance phallique qu’exploitent ses publicités. Il n’est pas non plus, pour rester dans les métaphores sexuelles, une pompe aspirante. C’est plutôt une trappe, où il faut induire le gibier à venir se prendre. Le preneur de vues semble être un chasseur-trappeur. Le trappeur est aussi passif qu’actif. Pour que la bête entre dans le dispositif de l’homme, l’homme doit préalablement entrer dans le comportement de la bête. Trappeur est un mot des indiens de l’Amérique du Nord, pour lesquels la chasse est justement une complicité entre le prenant et le pris, une fraternité suprême. Le rapprochement classique entre photographie et sexualité est suggestif si on y retient l’idée d’une réciproque coaptation rythmique.

Et la métaphore de la trappe dit bien que le photographe reste dehors, assiste. Le trappeur se contente de mettre en relation le piège et le gibier. Le preneur de vues met en relation le spectacle et la chambre noire. Il ne voit jamais exactement comme la pellicule « voit ». Si le viseur est distinct de l’objectif, l’Oeil voit en même temps que l’appareil, mais d’un autre point de vue. S’il s’agit d’un appareil reflex, l’Oeil voit du même lieu que l’appareil, mais dans un autre moment, avant lui.

La comparaison s’arrête là. D’habitude le trappeur n’oriente pas la trappe d’instant en instant vers le gibier; et surtout il mange sa proie. Le preneur de vues est aiguilleur en même temps que trappeur; l’essentiel de son activité consiste à mesurer des angles de saisie, des courbures d’entrée, des moments d’ouverture, des vitesses de rabattement, des tranches d’épaisseur de la prise. Il ne mange pas son gibier. Souvent, prédateur pur, il prend pour prendre, sachant qu’il ne prendra jamais que des ombres: vole l’ombre des autres, dit Terayama. Ou bien il recycle aussitôt ces « choses mentales » dans les tirages indéfinis et multiformes de l’industrie. Ou bien il accumule ses traces dans de babyloniennes photothèques, dans l’attente des recyclages sans fin. Curieux chasseur-trappeur qui ne prend pas le gibier mais les traces du gibiers! Et dont le gibier comprend les lapins de garenne, l’inflexion du sourire de l’amante et la nébuleuse d’Orion.

Ceci explique divers comportements de prise de vues bien connus. L’affairement du touriste ou du photographe familial, que les manipulations de viseur et de diaphragme aident à voir ce qu’il n’aurait pas vu sans ça, et dispensent en même temps de la responsabilité du contact perceptif direct avec un environnement. La compulsion de répétition du voyeur. Le professionnalisme de ceux qui, fascinés par l’initiative du processus mondial Photographie, se sentent rachetés de lui obéir fidèlement, sacralement, comme prêtres ou sacristains. La disponibilité de ceux que l’on pourrait appeler les photographes tout court, c’est-à-dire les reporters comme Cartier-Bresson ou Capa, les photographes de mode comme Hiro ou Avedon, les paysagistes de Time-Life? Comme aussi ces « médiums » qui, avec génie ou non, approvisionnent tous les grands journaux et magazinzq du monde, et ont en commun de respecter assez les caractères propres de la texture et de la structure photographiques: les indices en chevauchements, la subordination du cadre-index au cadre-indice, la digitalité sans honte, les effets de champ préalables aux dénotations et connotations, l’aptitude au feuillètement latéral, l’extra-terranéité et l’anti-anthropomorphisme, la réalité mangée de réel, même si le thème le plus fréquent reste l’Homme, The family of Man, disait Steichen. Enfin, on ne peut oublier la bonne volonté des écoliers des écoles, qui butinent entre les attitudes précédentes, en y ajoutant souvent une aspiration muséale, nostalgique des arts anciens.

Parlant des photographes tout court, nous venons d’employer le mot « médium ». Ce n’est pas un abus de langage. Les photographes, ls l’ont dit et redit eux-mêmes, ne sont pas des artistes au sens courant. Ce ne sont pas non plus des artisans, ni des ouvriers. Alors, comment les situer? Pour le petit Larousse, un médium est une personne pouvant servir d’intermédiaire entre les hommes et les esprits. Pour Webster, il s’agit, bien sûr, d’une personne ou d’une chose servant d’intermédiaire, et non pas entre les hommes et les esprits, mais entre le monde des hommes et le monde des esprits, lequel n’est pas sans accointances avec ce que nous avons appelé univers. S’il est vrai qu’une photo, même très indicielle et très indexée, c’est bien des fragments de réalité dans une maille du réel, toute photo est médiumnique. Et, innocemment ou non, le photographe développateur, imprimeur, responsable de lay-out, mais surtout preneur de vues, est un médium, un médium entre la réalité et le réel.

Ce coup-ci, c’est l’anglais qui nous vient en aide. Car médium s’y applique à la fois à l’objet et au sujet, à la photo et au photographe dans le moment de la prise de vues, sans trop les séparer. Et d’autre part, signifiant simplement intermédiaire, médium marque bien que, dans le fait de la photo comme dans le chef du photographe, il ne s’agit jamais de médiation ni de dialectique, qui sont des unifications propres aux signes, mais seulement des go-between, qui sont des entremises d’agents de change, convenant à des indices centripètes et centrifuges en chevauchements, pour la plus grande activation des schèmes mentaux. (Texte paru dans « Les Cahiers de la photographie, 1983)

UN NOUVEAU PRADIGME : LES FORMATIONS AMINOÏDES (Paru dans « Sons en mutations« , recueil collectif aux éditions Musiques nouvelles – 2003)

Au commencement était la séquenciation

Depuis les origines, Homo est physicien et mathématicien. Fort peu chimiste. Sinon dans la préparation des aliments, qui supposent un peu de chimie empirique, du reste noyée dans tant de préjugés sémantiques qu’on a pu dire que chez lui la gastronomie a précédé la cuisine.

Les dieux conçus par Homo furent eux aussi plus mathématiciens et physiciens que chimistes. Sculptant les hommes dans l’argile rouge du Tigre et de l’Euphrate avant de lui insuffler le vent d’une âme, et exigeant que leur culte suive des nombres sacrés, 20, 10, 7, en correspondance avec une arithmétique supposée des astres. Les philosophes enchaînèrent sur les théologiens. Pythagore voulait que tout sorte de l’harmonie des nombres, exprimés par des petits cailloux (« calculi » arithmétiques). Complexifiant un peu les choses, le Démiurge de Platon composa son monde avec des polyèdres. On aurait pu croire qu’Aristote, embryologiste, soupçonnerait d’autres modes de croissance, mais il voit ses foetus comme des plissements de feuillets, formes dans la matière. Plus près de nous, Descartes et Harvey n’imaginent encore le vivant que comme une combinaison de tubes, de ressorts, de vapeurs en échauffement et refroidissement. Ainsi Homo est si peu chimiste que, malgré la physique déjà mûre comme science en 1600 avec Galilée, la chimie devra attendre 1800, au lendemain de la décapitation de Lavoisier, pour connaître un éveil comparable. Jusque-là elle s’était nommée al-chimie, où la rémanence de l’article arabe « al » signalait son étrangeté.

Cependant, depuis 1840, le chimiste suédoisBerzelius rencontre des éléments qu’il estime de « première importance », en grec proteïos, et pour cela il les appelle « protéines », d’un nom qui leur est resté. En tous cas, nous n’en doutons plus: tous les vivants terrestres, depuis les trois milliards d’années de la Vie, sont avant tout des combinaisons de protéines: protéines de structure pour leur anatomie, protéines fonctionnelles (enzymes, hormones) pour leur physiologies. Et nous aurions donc pu titrer: « Un nouveau paradigme: les formations protéiniques ou protéiques« . Une des dernières questions en date posée à l’informatique est de rendre nos computers aptes, maintenant qu’ils ont débrouillé le génome, à traiter ce qu’on appelle le protéome; la géonomique ouvrant à la protéomique.

Mais le siècle de chimie qui à suivi l’approche initiatrice de Berzelius, disons de 1850 à 1970, a fait voir à quel point les protéines résultent elles-mêmes d’un lot limité de matériaux plus simples: 20 acides aminés (ou 23 aux dernières nouvelles). En sorte que, pour le nouveau paradigme chimique il sera encore plus significatif de parler de formations aminées, quand il s’agit de chimie et de biologie; et d’inventer le terme de formations aminoïdes, quand il s’agit d’autres démarches, comme la musique, la peinture, la littérature, les tectures, l’éthique, lorsqu’elles en partagent les caractères. D’où notre titre: « Un nouveau paradigme: les formations aminoïdes« . En tous cas, avant d’y venir, un bref détour par les formations aminées est inévitable.

A. La découverte tardive des formations aminées

Ce détour paraîtra inutile aux chimistes, et de mauvais goût aux autres. C’est encore un signe de la crainte d’Homo, et en particulier d’Homo occidental, devant sa mise en question par la chimie. Tant les faits essentiels, et leur suite logique paraissent obvies.

Toute protéine est une chaîne d’acides aminés qui s’est repliée sur elle-même en boule. Cette chaîne est simple, c’est-à-dire sans bifurcations ou embranchements. Elle peut comporter quelques dizaines d’acides aminés, disons ses maillons, ou au contraire des milliers. Quant à leur propre composition, ces acides tiennent en cinq éléments tout à fait triviaux dans l’environnement terrestre, et aussi, semble-t-il, sur les microaérolythes qui le traversent: hydrogène, oxygène, carbone, azote, soufre. Mais ce qu’ils ont d’extraordinairement puissant,n on dirait presque de miraculeux, c’est de comporter chacun deux portions complémentaires. La première, identique chez nous, leur permet de c’accrocher solidement à un prédécesseur aminé et à un successeur aminé, d’où leur capacité de former des chaînes longues souples et en même temps solides (la dénomination d’aminé vient de l’élément d’azote qu’on trouve dans cette portion commune, et dont une mince jouxtait un temple d’Amon dans l’Antiquité). Au contraire la deuxième portion varie. Elle ne comporte pas les mêmes éléments (deux acides aminés seulement contiennent du soufre). Et elle ne présente pas le même nombre ni me même ordre des éléments retenus.

Aisi, les chaînes d’acides aminés que sont les protéines reviennent sur elles-mêmes de milliards de façons différentes, suivant les attractions / répulsions des liaisons chimiques que leurs différents acides aminés concaténés exercent les uns sur les autres, en dépendance, répétons-le, de leur nombre, de leur place, de leurs vingtaines de propriétés internes. Et les milliards de mises en boule différentes ainsi permises, ces milliards de « repliements », objet aujourd’hui de la protéomique, ont suffit à produire des millions d’organ et de fonctions qui ont fait les millions d’espèces de vivants de l’Evolution depuis ses débuts. Moyennant pourtant une dernière performance: que les chaînes repliées que sont les protéines puissent être repliquées, sans quoi pas de stabilité suffisante pour la reproduction des espèces. Et cependant qu’elles connaissent de temps en temps des aléas de replication. Sans quoi pas d’évolution des espèces.

Et la vue que pareille séquenciations portent l’édifice entier des vivants, du moins dans notre univers proche, s’achève quand on remarque que, au cours de l’Evolution c’est elles qui ont directement sélectionné les trois ARN, qui les opèrent, et ensuite, depuis que les cellules sont devenues eucariotes (distinguant noyau et cytoplasme), ont indirectement sélectionné dans les noyaux les ADN qui orchestrent ces ARN.

B. Les six caractères révolutionnaires des formations aminés

Il n’y a pas de mots pour dire à quel point les formations aminées, dont la portée se précisa de 1900 à 1970, bousculent tant les philsiphies anciennes que les philosophie contemporaines, lesquelles s’en sont d’ordinaire prémunies par le refoulement des gens de culture à l’égard de la chimie en général.

D’abord elles comblaient le fossé réputé infranchissable que l’Occident avait établi entre l’inanimé et l’animé. Répétons qu’ici les cinq éléments constitutifs (hydrogène, oxygène, carbone, azote, soufre) sont triviaux dans les éléments inanimés, minéraux, depuis des milliards d’années. Appartenant également au monde inanimé sont les cinq liaisons chimiques qui régissent le prélèvement par l’ADN des cinq éléments de départ dans les protoplasmes, leur séquenciation en acides aminés, la séquenciation de ces derniers en une chaîne protéïnique, enfin la mise en boule (repliement) de cette chaîne; ce sont : 1) la liaison covalente, 2) la liaison ionique, 3) la liaison H-, 4) la liaison hydrophobe, 5) la liaison faible. Ainsi, en 1953, dans le même moment que la découverte de la double hélice de l’ADN par Crick et Watson, Stanley Miller eut l’idée de mettre en présence des atomes d’hydrogène, d’oxygène, d’azote et de carbone (le soufre n’intervenant que dans deux des vingts acides aminés de base), il les soumit à des décharges éléctriques, donc à une énergie fort indifférenciée et répandue; or, après une semaine environ il obtint des acides aminés. De quoi suivaient deux révisions déchirantes. Comme les acides aminés suffisent à produirent toutes les protéïnes, et que celles-ci produisent l’essentiel des vivants, l’édifice entier de la Vie ne supposait donc aucun « principe vital » particulier. Bien plus, les réactions chimiques qui inteviennent là étaient strictement les mêmes que dans la matière inanimée. Simplement, elles avaient lieu dix fois ou un milliard de fois plus vite, sans quoi la digestion, la perception, la motricité, la génération des organismes vivants seraient impossibles (Potter et Dressler, Discovering enzymes – 1992).

Mais la continuité entre l’animé et l’inanimé, encore inenvisageable pour Louis Pasteur à la fin du XIX° siècle, ne suffit pas à épuiser le séisme mental inhérent à la découverte progressive des formations aminées. C’est, en effet, l’idée même de formation, donc de ce qu’est l’acte de former (Gestaltung et pas seulement Gestalt) que leur biochimie déplace et retourne. Et cela sur six points, ou sous six aspects à tout le moins, qu’il nous faut énuérer avec soin, parce que c’est d’eux qu’il s’agit dans la notion de formation aminée et aminoïde.

1 La puissance de la séquenciation (active)

Ce qui frappe d’abord dans les formations aminées, c’est l’importance qu’y prend l’ordre des acides enchaînés, et donc la séquenciation comme telle. C’est initialement grâce à leur séquence dans la chaîne que les boules (repliements) que sont les protéines peuvent être infiniment différentes, et en même temps reproductibles avec une marge d’aléas tantôt destructeurs, tantôt conservateurs, tantôt franchement évolutifs. Différentes, puisque c’est leur séquence, autant que leur vingtaine de narures, qui fait le milliards de manières dont la chaîne revient en boule sur soi. Reproductibles avec une marge d’aléas, parce que seule une séquenciation permet de combiner copies et « erreurs » mesurées, en une combinaison qui elle-même est seule à permettre dans l’Univers la spéciation à travers des environnements changeants, variables en particulier selon la vie de l’étoile (pour nous le Soleil) et la tectonique des plaques planétaires.

Insistons sur le fait qu’il s’agit non pas de simples séquences, mais de séquenciation, c’est-à-dire de suites en formations et réformations actuelles et potentielles. Non un ordre fait, mais un ordre en composition et recoposition, avec des conséquences dynamiques et pas seulement cinétiques. Les changements de places des éléments aminés changent du même coup leurs attractions et leurs répulsions, desquelles suivent alors les singularités infinies de leurs mises en boule. Suites non formelles, mais formationnelles. Au motto: « Au commencement était le verbe », et à l’autre: « Au commencement était l’action », il est éclairant d’ajouter: « Au commencement était la séquenciation ».

2 La consécution: digitalité >> analogie (où le signe « >> » se lira « détient l’initiative par rapport à »)

D’autre part, les formations aminées introduisent une nouvelle dépendance réciproque entre l’analogie et la digitalité. Dans les formations traditionnelles, les analogies étaient initiatrices. Le Démiurge, homme ou dieu, reproduisaient de grandes formes analogisables, comme une tête, un corps, des membres, ou encore des figures géométriques, triangles et cercles; on parlait d’exemplarisme. Les éventuelles digitalisations, c’est-à-dire les déterminations d’un objet par exclusion dans un inventaire feré (ceci, dans cet inventaire n’est ni cela, ni cela, ni cela, etc, flip/flop, 0/1), venaient après, à l’occasion d’approches mathématiques ou physiques, s’appuyant du reste elles-mêmes sur des intuitions (vues compréhensives et donc analogisantes) globales.

Or, à l’inverse, ce qui frappe dans les formations aminées, c’est la consécution. On est frappé d’abord par les inventaires fermés où des choix par exclusions sont possibles: la panoplie des cinq éléments chimiques suffisants; la panoplie des vingt acides aminés résultants; la panoplie des cinq liaisons chimiques selon lesquelles les chaînes protéiniques reviennent sur elles-mêmes. Et c’est ensuite que ces choix digitalisables donnent lieu, moyennant des mécaniques classiques ou quantiques elle-mêmes digitalisées, et très vite intuitionnables, à des formations vivantes comme les feuillets embryologiques (repérés par Aristote), les organes, les statures, les opérations clés-serrures, ou aspirantes-foulantes, etc., concrète, analogique ou analogisables. Aucune démiurgie traditionnelle ne soupçonna jamais pareille consécution. La seule à laquelle on songerait est la pythagoricienne, parcequ’elle arythmétise. Mais c’était justement de façon analogisante, par figures.

3 La consécution: forme >> fonction

Et s’ensuit une initiative, une hiérarchie également inversée entre la forme et la fonction. Dans tous les mondes antérieurs, la fonction fut au principe de la forme, et le but au principe de la fonction. C’est ce qu’Aristote a exprimé en termes occidentaux en déclarant que la cause finale (le but de l’action) est la plus noble des quatre causes (efficiente, formelle, matérielle, finale). C’est encore la fonction qui en 1806 domine l’évolution selon Lamarck, pour qui manger des feuilles hautes produit le cou de la girafe, par une adaptation au sens français, c’est-à-dire par une adaptation prévenante (l’adaptation au sens anglais étant consécutive, remarque Waddington). Et dans l’hostilité terrible que provoqua, sitôt après 1856, l’évolution selon Darwin, il y avait visiblement le traumatisme de la non-discontinuité entre le singe et l’homme, mais peut-être aussi secrètement l’horreur de la consécution variation >> sélection, où Darwin donnait la primauté à la première, quitte à preciser qu’il n’en connaissait nullement le mécanisme.

Or, ce mécanisme c’est justement les formations aminées, lesquelles tiennent principalement à des séquenciations conciliant reproduction et faillibilité, et renversent du coup la consécution « fonction >> forme » en consécussion « forme >> fonction « . Car quand une variation survient par quelque aléa dans les opérations particulières des ARN ou dans les orchestrations générales de l’ADN, aucune fonction n’est préalablement visée. Admettons que, dans une protéine, un acide aminé normalement séquencié 245 soit, par l’incidence d’un rayon cosmique, brusquement séquencié 246, ce ne sera que par des constatations ultérieures, et nullement en raison d’intentions antécédentes qu’on pourra savoir si cette mutation a été favorable ou défavorable à des individus, puis (éventuellement) au groupes qui en seront porteurs, initiant tantôt une nouvelle espèce, tantôt un nouveau sous-groupe, tantôt une simple bizzarerie comportementale rentable ou non dans tel environnement à tel moment. En sorte qu’il n’y a pas à supposer de sens (pluriel ou singulier, minusculé ou majusculé) à l’Evolution. Et moins encore un démiurge contrôlant ce sens ou ces sens.

On ajoutera qu’à cet égard les protéines physiques (enzymes, hormones) sont plus frappantes encore que les protéines de structure. Ces dernières, quand elles bâtissent un sysyème osseux, musculaire ou nerveux, opèrent surtout par la forme globale de leur « boule », ce qui garde à la consécution « forme >> fonction » une allure intuitionnable, du poins après coup. Par contre, une protéine physiologique, par exemple la chymotripsine chargée de la digestion, intervient dans un montage beaucoup plus hétérogène spatialement et surtout temporellement. Ce montage suppose, par exemple, que le facteur qui va digérer une proie ne va pas digérer du même coup l’organisme prédateur, ce qui implique des états où il n’existe qu’à l’état précurseur avant la digestion, et d’autres états où il soit désactivé, après la digestion. Bien plus, en raison de pareils détours spatio-temporels, on voit les principes opératoires d’une même famille d’enzymes (comme justement les chymotrypsin-like enzymes) intervenir dans des processus aussi divers que la digestion, la coagulation du sang, la transmission de signaux nerveux, ce qui rend la dépendance forme >> fonction moins intuitive encore. D’autant que, contrairement à ce qui se passe dans les protéines de structure, dans une protéine physiologique ce n’est pas la boule entière qui est pertinente mais seulement un ou quelques uns des sites particuliers, assurant la une fonction clé-serrure, ou de pompe aspirante-foulante à sodium ou à calcium, etc., parfois pendant de courts instants d’activation ou désactivation.

4 Un hasard contrôlé par le dedans

Tant est si bien que, si hasard il y a, il est cette fois très particulier. Ce n’est plus du tout la tukHè grecque, définie par Aristote et encore invoquée par Freud, cette rencontre (tungHaneïn, rencontrer) de séries hétérogènes se frappant, rebondissant, carambolant de mille manières, et qui était censé produire tantôt des évènements monstrueux (la tuile qui tombe sur la tête du passant, l’homme à deux têtes), tantôt des évènements plus ou moins réussis, comme beaucoup d’entre nous, ou notre cosmos-mundus (ordre, non-immonde) selon Démocrite. Ces probabilités non-impossibles mais totalement intelligibles hantèrent la conscience classique, depuis le De natura rerum de Lucrèce, jusqu’aux Fictiones de Borges, à la veille de 1950.

Tout autrement, l’aléa des formations aminoïdes joue au sein d’inventaires fermés: 5 liaisons chimiques, 5 éléments premiers, 20 acides aminés de base, ces derniers ayant tous, rappelons-le-nous, une portion identique (d’attache) et une portion différente de développement. Alors, comme chez Démocrite, des occurences hétérogènes ou des facteurs externes peuvent intervenir, tel l’incidence d’un rayon coemique. Mais cette fois les structures ou les fonctions internes au système sont assez liées pour que les aléas eux-même déterminent des continuités et des évolutions partiellement intelligibles, et en particulier permettent de comprendre, du moins après coup, la spéciation et l’Evolution des vivants. La dernière phrase de Discovering enzymes le dit bien : « Life is not so much the miracle of a large number of improbables events, but the ingenious interplay of a very good ideas« . Une de ces « bonnes idées » étant les resources inépuisables de la séquenciation, et de sa digitalité initiatrice.

5 Des formations « non-plasticiennes », ou bien, si l’on préfère, une plasticité « autre ». Plasticité formationnelle plutôt que formelle, productrice d’ultrastructures avant les structures et les textures.

Avant d’avoir rencontré au XIX° siècle les formations aminées, Homo, technicien géomètre et arithméticien, ne connaissait que des structures et des textures, c’est à dire des formations qu’il pratiquait lui-même comme artisan. Et sa vue de primate focalisatrice et ambiante n’apercevait aussi que structes et textures dans son environnement. Bref, il était plasticien selon le verbe pladzein grec, c’est-à-dire qu’il partait d’une image mentale et imprimait celle-ci par structure (adjonction, superposition) et texture (tissage) dans une matière selon l’ordre: but (cause finale) >> fonction >> forme, en adaptant visuellement et tactilement ses actions successives au terme visé, d’étape en étape. Au cours de ses fabrications, il utilisait le marteau du forgeron, l’aiguille du tisserand, le ciseau du sculpteur, le pinceau du peintre, le poinçon de l’écrivain, les instruments de musique du musicien. Mais, dans tous les cas, il restait devant son travail, ou au-dessus, dominant toujours son produit par le regard, l’ouÏe, le tact, l’odorat, le goût. Maître, dominus, d’un domaine. Conçus par lui, les démiurges divins ne pouvaient qu’agir de même sorte.

Les formations aminées déjouent définitivement pareil « au-dessus » ou pareil « devant » du plasticien, et du même coup les intuitions habituelles de nos cinq sens. On pourrait donc les dire non-plasticiennes. Ou bien alors préciser qu’elles sont plastiques, puisqu’elles produisent des formes, mais en un sens tout à fait autre. Car, si le plasticien compose (pose ensemble) des formes, la plastique de la biochimie donne lieu (donne occasion) à des formes; encore une fois, elle nous déboute du formel au profit du formationnel. Est-ce à cause de cela que, pour désigner les organisations des noyaux et des cytopasmes cellulaires qu’ils découvraient, les histologistes ne se sont plus contentés de structures et de textures, et ont inventés ultrastructures. En tous cas, rien sans doute ne mettait davantage en question ce que Homo cultivé avait appelé jusqu’ici culture de l’esprit que de feuilleter les illustrations de l’Atlas of Human Hystology and Ultrastructure, de 1971, même sans lire les textes. Sauf les titres particuliers: Placenta, Smooth Muscle, Fibrocartilage, Mélanocyte. Et, assurément les titres généraux: Epithelium, Connective and Supporting Tissue, Blood and Hemopoieses, Muscle, Circulatoty Système, Lymphoid Système, Endocrine Glands, Male Reproductive System, Female reproductive Systm, Oral glands, Digestive System, Respiratory System, Urinary System, Special sens – Eye and Ear, Integumentary System, Tooth.

6 Des « effets quantiques » fréquents et manifestes

Traditionnellement, Homo a toujours considéré la réalité comme continue. Le discontinu lui semblait une vue abstraite, artificielle, quoique utile dans certains calculs techniques. Ainsi de la droite quand on cherche à la réduire à un ensemble de points. Les actions paraissent plus continues encore que les substances; entre les états A et B d’un système, Newton et Leibnitz supposaient des intermédiaires d’intermédiaires inépuisables, et c’est ce qu’intégrait leur calcul infinitésimal, avec ses passages à la limite et ses allégations de l’infini. Encore un peu avant 1905, quand Max Planck crut rencontrer des actions discontinues dans le rayonnement du corps noir, les quanta d’énergie, il demanda à ses assistants de le rassurer sur sa santé mentale.

Assurément, les formations aminées, présentées de la manière sommaire qui est la nôtre, et qui convient à notre propos, ne donnent pas à comprendre, ni même à voir, les quantas qui y interviennent, comme dans toute réaction chimique. Néanmoins, elles font la part si large à des renversements importants moyennant des causes infimes (de séquenciations, d’attractions-répulsions d’éléments hétérogènes, d’aléas originaairement insignifiants) qu’on peut penser qu’elles introduisent à la notion d’effets quantiques au sens large comme à une caractéristique d’Univers. A savoir, comme y insistait Schrödinger dans les années 1950, que sans discontinuités d’informations et d’énergies,, il n’y aurait pas d’objets identifiables, et donc pas de monde du tout, mais seulement un Univers magma inarticulable. Et pas non plus d’évolution, laquelle suppose la stabilité suffisante et les sauts spécifiables de la spéciation.

C. L’Eventualite des formations aminoïdes

C’est alors le moment de se demander si les formations aminées ont eu des répercutions dans les autres domaines de l’activité humaine. Trouve-t-on des formations aminoïdes contemporaines de leur compréhension familière, donc principalement depuis 1970, ce moment où l’équipe d’Anfinsen montre qu’une protéine perd toutes ses propriétés dès qu’on la déroule, et les retrouve dès qu’on la laisse se replier en boule? Et cela selon ce genre de synchronies étranges qui font que le mouvement droit du langage de Malherbe est contemporain des mouvements droits de la physique de Galilée; la lumière substantielle de Vermeer de la substance de Spinoza; les forces vitales de Goethe et Beethoven des forces adaptatives au sens de Lamarck; la quadridimentionnalité de Picasso et Proust de celle d’Einstein; encore les « effets quantiques » de Marcel Duchamp des quantas de Planck?

On le voit la question est souple. Il ne s’agit pas de prétendre que des littérateurs, des architectes, des peintres, des musiciens traduisent de façon plus ou moins fidèle des vues scientifiques ou inversement. Ni surtout que des scientifiques et des artistes et philosophes se soient lus et reconnus, même si on a retrouvé un ouvrage sur les quantas dans la bibliothèque de Marcel Duchamp. Mais bien que science et art manifestent souvent, en synchronie parfois stricte, des partis d’existence communs, donc privilégiant des topologies, des cybernétiques, des logico-sémiotiques, des rapports à la présence-absence ou l’on trouve ce genre de similitudes qui sautent aux yeux entre Bach et Leibnitz, entre Beethoven et Hégel. Le dernier Wittgenstein remarquait qu’il y a d’ordinaire plus d’afinités profondes entre un romancier, un peintre, un musicien de même génération qu’entre deux romanciers (ou peintres), etc.) de générations différentes.

Notre adjectif « aminoïde » voudra donc dire ici : « manifestant certains caractères des formations aminées ». Habituons-nous à saisir ces caractères d’une traite, car il nous faut avoir à l’esprit non seulement leur site, mais leur interdépendance.: 1. La puissance de la séquenciation. 2. La consécution: digitalité >> analogie. 3. La consécution: forme >> fonction. 4. Un hasard contrôlé à partir du dedans, croissance au sens fort. . Des formation « non-plasticiennes ». Plasticité formationnelle plutôt que formelle. Production d’ultrastructures avant les structures et les textures. 6. Des effets quantiques au sens large.

D’autres désignations qu’aminoïdes ont-elles pressenti cette situation? Depuis 1970 environ, on a entendu « post-modernisme », « transavant-garde », « déconstructivisme », ce qui ne veut pas dire grand chose, sinon que l’on rompt avec le passé proche. Et on a rencontré aussi des termes déjà plus pertinents. Ainsi processus, qui jusqu’alors avait désigné une séquence conduisant à une fin (« process, a series of actions and operations conducing to an end », Merriam-Webster), se mit à laisser tomber le « conduisant à une fin », pour désigner seulement « something going on« , et en particulier le « going on » d’un « pattern » (ibidem). Et le it-es-ça, qui chez Freud ne visait que le panier de crabes du refoulement (Verdrängung), a commencé à viser, bien au-delà, ou plutôt bien en-deça, le fond des choses, les lois initiales du vivant, ce qu’on pourrait appeler les moeurs même de l’Univers. Vers 1960, un philosophe disait à une psychanalyste marchant sur la même plage que lui: « L’inconscient qui m’intéresse c’est le sable blanc (celui de l’ère secondaire) dans lequel nos pieds s »enfoncent sous nos pas ». On remarquera aussi les fortunes nouvelles du hasard. A condition d’avoir à l’esprit la distinction faite plus haut entre le hasard démocritéen et aristotélicien, de pure rencontre entre séries hétérogènes, incontrôlé, irrationnel, et le hasard biochimique, contrôlé, en ce sens qu’il n’agit que du dedans des principes, comme dans les formations aminées. On prendra les mêmes précautions avec catastrophe, autre terme à succès qui avait le mérite de signaler les brusques retournements de formes dans les effets quantiques de l’histoire de l’Univers, et singulièrement du vivant, mais avait aussi l’inconvénient de renvoyer à la « théorie des catastrophes » de Thom-Zeeman, laquelle s’inscrit dans une topologie différentielles tout à fait « formaliste », et admet pour seule intelligibilité l’intuition plasticienne la plus démiurgique, dont témoigne la véritable allergie de René Thom pour la biochimie, à ses yeux « non explicative ». On se défiera encore davantage de chaos, dont la théorie mathématique se développait au même moment et qui n’est pas sans rapport avec notre objet, mais dont la désignation, en raison du pathos du terme, ne donna guère lieu, en dehors des milieux scientifiques, qu’à d’inépuisables contresens. Autant que catastrophe, du reste, au grand déplaisir de Thom, qui fustigeait « la boite de Pandore des concepts flous ».

Parler de formations aminoïdes n’a pas beaucoup d’attrait, ni phonosémique, ni émotionnel, mais oblige au moins à se concentrer sans ambiguïté sur ce dont il s’agit. Bien sûr, de nombreux exemples de formations aminoïdes sont rencontrés déjà par « Antropogénie » ( Le grand ouvrage de Henri Van Leer, disponible en ligne) chaque fois qu’on y aborde le MONDE 3, dans ses textures (ch. 13), dans ses images (ch. 14), dans ses musiques (ch. 15), dans ses langages (ch. 16-17), dans ses théories des choses (ch. 21), ou encore à propos de l’histoire d’Homo du fait de ses langages (ch. 22), ou de la constellation des X-mêmes (ch. 30), etc. Mais le thème est si important qu’il y a sans doute intérêt à rassembler en une panoplie cohérente ces exemples épars, pour mieux en saisir les renvois et les logiques internes. D’autant qu’on peut penser que les synchronies qu’on rencontre à cette occasion éclairent de façon paroxystiques notre contemporanéité.*

D. La musicalité et la danse aminoïde

Nous commençons par la musique parceque c’est là que le phénomène a le plus de relief, et même a fait sa première entrée déclarée. En 1968, Steve Reic écrit, dans un texte repris par ses Writting about Music, de 1971, qu’il veut faire une musique de « processus perceptible », dans sa performance et dans sa composition, ce qui suppose, après un moment d’intuition initiale, la mise en place de « démarches extrêmement graduelles » et souvent « lentes » (very slow and extremely gradual), et en particulier des élongations de notes (les « augmentations » classiques) conservant leur timbre et leur hauteurs. Le résultatse proposait d’atteindre un certain « it » cosmique (non freudien).

Le départ fut fracassant. En 1966, le procès de six manifestants des émeutes qui avaient eu lieu deux ans auparavant à Harlem est révisé; Steve Reich enregistre la déposition de l’un d’eux, légèrement blessé à la jambe, et qui comprenait la phrase suivante: « I had to, like, open the bruise up and let some of the bruise blood come out to show them« , afin d’être conduit à l’hopital. Il en retient les cinq derniers mots, come out to show them, en fait une boucle, emet celle-ci sur deux canaux, d’abord à l’unisson, puis le canal 2 s’accélère progressivement: après un temps les mots commencent à se perdre dans le brouillage (dans l’Univers tout évènement saillant finit par se perdre dans le bruit de fond), et bientôt aussi se mettent à émerger, par sub-mélodies et sub-rythmes, des canons et des rondes, à la fois imprévues et physiquement nécessaires: « it runs by itself ».

Oh les vertus de l’électronique! Mais les instruments ordinaires maniés par des musiciens ordinaires peuvent obtenir des effets semblables. En 1970, sur quatre orgues et s’entendant (donc s’influençant) mutuellement, les quatre musiciens de For four Organs allongent de plus en plus démesurément un même pattern de départ à la fois répété et décalé, et obtiennent eux aussi des bruits de fond, des sub-mélodies, des sub-rythmes, en une crétion continue d’évènement d’Univers, tandis que certains de leurs auditeurs ont le sentiment que leur corps devient démesuré, à son tout un univers. Enfi, ce que peuvent l’électronique et les instruments traditionnels, les voix des choeurs le peuvent aussi. En 1981 Reich crée Tehilleem (heb. H-L-L, louanger), « psaumes » (louanges) au sens hébraïque: « … Louez-le au son des cymbales bruyantes », avec des résultats qui rappellent les précédents.

Au point qu’on oserait parler de musicalité aminoïde. 1) Assurément la musique ne saurait réaliser, comme les acides aminés des chaînes protéiniques, des séquences reduplicables: 4, 8, 9, 9, 2, 14, 14, 14, 3, etc. Mais plusieurs aspects de la séquenciation comme telle sont ici repérables et même thématisés: la répétition d’éléments définis, les variations par simple décalages, ici de phrases (phase patterns). Et les cinq autres apparentements entre « aminé » et « aminoïde » sont plus pattents encore. 2) La composition a lieu dans l’inventaire fermé et xplicité des dimensions musicales du moment, et en particulier du matériel sonore, elle est même assez digitalisable pour qu’on songe à la consacution: digital >> analogique. 3) S’illustre autant la consécution: forme >> fonction, la forme résulte essentiellement des conséquences physiques du matériel électronique ou instrumental: « form suggests content« . 4) Aucun hasard démocritéen-aristotélicien, extrinsèque, comme celui qu’avait cherché John Cage quand il faisait inter férer avec ses instructions musicales des tirages au sort du Yi King ou les grains du papier de la partition, et incitait à l’improvisation, ce reste du « je-tu-il » classique ou du « it » freudien, même quand elle a lieu dans le cadre d’une musique modale. Rest seulement ce hasard-mystère (« there are still enough mysteries to stisfy all ») qu’aucun contrôle ne peut exclure d’aucune musique, en raison de l’instabilité du ton et du timbre: surprises dans les dérives de timbres, productions déplacées d’harmoniques, sub-mélodies (« sub-mélodies heard within repeated patterns« ), positions différentes des auditeurs dans l’espace d’écoute, et bien évidemment, quand la musique est instrumentale, comme dans le cas des organistes de For four Organs, les singularités liées aux cerveaux et aux systèmes sensorimoteurs des performeurs. 5) Voilà bien des formations non-plasticiennes, ou plastiques autrement, en tous cas elles nous font passer du formel au formationnel. 6) Malgré la gradualité, les effets quantiques au sens large sont partout, et partout « perceptibles ».

Musique cosmique, ou plus exactement cosmologique, et nous devons nous rappeler notre philosophe et notre psychanalyste les pieds dans le sable blanc évoqué plus haut: « Performing and listening to a gradual musical process resembles placing your feet in the sand by the oceans’ edge and watching, feeling and listening to the waves gradually bury them. A particular liberating and impersonal kind of ritual« . Mais, qu’on ne s’y trompe pas, ce « genre de rituel » n’est pas une liturgie. Malgré le motto reichien « dans un sens, toute bonne musique est de la musique religieuse », l’Eternel chanté par Tehilleen n’est plus le Dieu démiurge des empires primaires du MONDE 1B de l’Ancien Testament, mais le fond des choses, les lois ou la logique du Vivant. Du reste, c’est bien ce rituel-là, célébrant la même fabrique de l’Univers, qu’institue depuis 1962 le Theater of Eternal Music de La Monte Young, émission sonore continue qui ne devient mouvante, outre ses harmoniques objectifs et subjectifs, que par les déplacement du fidèle qui s’y déplace comme dans un temple cosmique. Ou encore que visait, à Avignon en 1976, l’opéra de Bob Wilson, Einstein on the Beach, pour lequel Philip Glass fit une de ses compositions les plus digitalisantes, serait-ce par ce moment où le psaume s’y réduit à la pure scansion: « one, two, three, four, two, three, four, five, six, five, six, seven... »

On aura compris que la danse dut aussi monter des caractères aminoïdes, puisque son pas et son geste sont la matrice première de la musique, laquelle lui apporte en retour la continuité de ses convections. Depuis 1970, au Bremer Tanz Theater, Kresnik a obtenu que les mouvements des corps ne soient plus « exécutés » par des danseurs à partir de formes mentales, donc selon la conséxcution: but >> fonction >> forme, postulée la veille encore par Suzan Langer dans Feeling and form. Mais bien que les gestes et formes dansées procèdent des logiques anatomiques et physiologiques selon la spontanéité de nos neurones perceptifs et moteurs, centraux et périfériques, dans leurs déclics, leurs commutations, leurs effets quantiques, digitalisables de jure, sinon de facto, dans une consécution forme >> fonction. Depuis 1984 Thierry De Mey, cinéaste, et sa soeur Michel-Anne De Mey, chorégraphe, auront démontré, à travers Musique de table, Love sonnets, 21 musiques à danser, comment ce genre de musique, de danse, de théâtralité, une fois enregistrées et stimulées par un cinéma lui-même processuel et formationnel, sont des rituels d’une anthropogénie, c’est-à-dire d’une genèse continue d’Homo perçu comme état-moment d’Univers.

Depuis toujours, les goûts des musiciens éclairent leurs oeuvres. Steve Reich, outre sa dette à l’égard du gahu africain (une dans non cérémonielle du Ghana) et des musiques de gamelans est-asiatiques, a confessé ses acointances avec Bach, musicien de canons, et Stravinsky, « composant par tuilages » (Andrée Desautels). Et fort peu avec Beethoven, éminemment héroïque et vectoriel. Il a dit aussi tout ce qu’il devait, dans l’inspiration et l’exécution de Tehilleem, à la cantilation des juifs Séfarades de Syrie. Dans les mêmes années 1970, chez les autres musiciens et aussi dans le grand public, on remarque la vogue de Domenico Scarlatti, ou encore des Saisons de Vivaldi rlues par les Solisti Veeneti, tous deux très insistants, graduels, répétitifs. Et ce fut aussi le triomphe des musiques modales, parceque la graduation processuelle y est moins dissimulée que dans la modulation tonale (la remarque est de Reich). Mais on ferait le pire contresens en ne marquant pas aussitôt les différences des « trois mondes » régulièrement distingués par Anthropogénie« . Le beat des musiques ethniques, avec leur improvisation, appartient bien au MONDE 1A ascriptual. Le canon-ronde de Bach est la liturgie d’un monde providentiel et clos (leibnitzien), i pratique la culmination totalisatrice du MONDE 2. Au contraire, les Tehilleem de Reich, typiques du discontinu du MONDE 3, sont le rituel d’un évolutionisme à la S. J. Gould, à effets quantiques puissants, plutôt qu’à la Darwin, presque continu.

En fin de compte les musiciens « aminoïdes ont des affinités avec les musiques populaires de leur temps; Reich insiste sur sa dette à l’égard du jazz, du rap, du beat. Et tous ont signalé ce qu’ils devaient à l’enregistrement magnétique, populaire aussi. Un son ou un ton enregistré sur une bande n’est plus tracé, comme dans les musiques antérieures, mais reçu avec les accentuations diverses et aussi avec des hasards internes (sub-mélodiques, sub-rythmiques) inféconds ou féconds qu’élaborera le metteur en ondes. C’est bien un champ d‘indices indexables, pour des specimens d’Homo qui sont congénitalement des indexateurs d’indicialité. En quoi la prise de son des années 1960 continue la prise de vue du photographe, depuis 1850.

L’anthropogéniste ne s’étonnera pas que ce soit dans le champ musical que les formations aminoïdes aient été les plus précoces et les plus vivaces. Comme le remarquent les biochimistes Dressler et Potter, dans Discovering Enzymes (1962), la musique a en commun avec la chimie, et la biochimie, que « after they have invented a pattern, it is often usd over and over as a leitmotiv developped and changed to achieve an amazing variety of effects« . Avec ceci qu’il a fallu attendre 1970 pour que des musiciens et des danseurs se soient proposé de créer des dispositifs musicaux où la répétition est déclarativement au service de la mise en évidence d’un hasard interne générateur, justement non plasticien, se tenant dans les strictes limites d’un « it runs by itself ».

E. La picturalité et la sculpturalité aminoïdes… / F. La littérature aminoïde… / G La texturalité aminoïde…

H. L’esprit aminoïde

Il est heureux que les tectures nous aient conduits à envisager pour finir non seulement des oeuvres aminoïdes, mais plus largement une mentalité générale du même nom. Ainsi, en 2000, une communication remarquée à la Société psychanalytique de Paris se terminait sur l’affirmation que le psychanalyste, à défaut d’être poète, ferait bien dorénavant d’être chimiste, entedons biochimiste. Il y a à peine un siècle, le hasard de Freud invoquait toujours le couple grec « TukHè et AnankHè », et il était donc celui de pures rencontres à la Démocrite-Aristote, nullement celui, à la fois infiniment varié et réglé par le dedans, que nous donnent à suivre nos protéïnes.

Les formations aminées, une fois qu’on mesure leurs implications, introduisent dans les théories des choses, des techniques et des signes, non pas des améliorations, ni des progrès, mais un véritable renversement de mentalité, incitant à philosopher par le bas là où Homo, en vertu de ses ignorances teintées d’orgueil, avait toujours philosophé par le haut. Elles rendent caduque, par exemple, la dernière des trois Critiques de Kant, celle de la faculté de jugement (Urteilskraft), où le philosophe déclare que la croissance d’un arbre suppose une intelligence constructive entièrement différente de la notre; et il avait raison puisque, puisque ni lui, ni Reimarus, son biologiste de référence, ne pouvaient avoir à l’époque la moindre idée de l’inventivité contrôlée des acides aminés. Depuis la découverte de ceux-ci, les philosophes et les praticiens des sciences humaines n’ont pu conserver leur style habituel d’approche qu’à la condition de les ignorer, de les refouler, de les forclore. Jusqu’à Sartre et Thom et même pas mal de cosmologistes inclusivement.

En France, un des rares à avoir pressenti qu’il se passait quelque chose dans un sens imprévu aura été Gilles Deleuze, même s’il a disparu un peu tôt ou n’était guère armé pour deviner exactement les mécanismes du séïsme. Beaucoup reste à faire. A entendre le ton de Discovering Enzymes, on sent bien que Dressler et Potter, les biochimistes qui ont relayé de façon si parlante,pour la Scientific Américan Librairy, les étapes de la découverte des protéïnes de 1840 à 1970, ont encore en 1992 le sentiment de proposer au grand public, et même à certains de leurs confrères manquant de recul, quelque chose qui appelle une conversion radicale des esprits. La conversion ontologique, épistémologique, éthique qui est en train de nous faire passer de l’évolutionnisme darwinien, encore assez continu et même progressiste, à un évolutionnisme discontinu, de réorganisations globales successives, sans promesse de progrès, mais seulement de variétés, à la façon de S. J. Gould, en paléontologie, ou de Pascal Pick, en paléoanthropologie.

Rien n’est plus profond et envahissant dans un moment de civilisation que les idées de formations, c’est-à-dire que les schèmes (topologiques et cybernétiques) selon lesquels on suppose que se forment les choses, celle de la culture, et auparavant celle de la nature. A tout prendre, il n’y a peut-être de vrais paradigmes globaux que les paradigmes de formation. Ce sont eux qui, en dernier ressort, commandent ce que nous entendons par comprendre, mémoriser et mémorer, être, devenir, vivre, enfanter, mourir.

Texte publié en 2003 dans l’ouvrage collectif intitulé « Sons en mutation » – éditions: Musiques Nouvelles.

Paul D. Miller (alias DJ Spooky)

DES PALIMPSESTES ET DE LA PARATAXE OU COMMENT FAIRE UN MIX ?

Thèse: Enregistrer la voix comporte un risque ontologique: une émission sonore enregistrée est un son volé qui retourne au même, telle une présence schizophrénique, hallucinatoire de l’autre. Mais aujourd’hui, la voix avec laquelle vous parlez n’est pas nécessairement la vôtre. La mécanisation de la guerre, l’électronisation de l’information, l’hypermarchandisation de la culture, la croissance exponentielle des mass media – tout cela indique une hiérarchie machinique / sémiotique de la représentation, une scène sur laquelle l’esprit humain, la conscience elle-même « git comme un réseau distribué: un lieu où la conscience devient un objet de mémoire matérielle ». L’expansion de réseaux globeaux de toutes sortes (systèmes de distribution de l’information, systèmes de courriers, de transmission directe par satellite, etc.) a créé un sens de la téléphonie sans précédent dans l’histoire même de l’humanité: l’intégration complète d’une représentation simultanée du monde humain, compris comme une unique entité consciente basée sur l’implosion des distances géographiques ou des défaillances cartographiques. Le réseau de sons, de symboles et de sentiments que représente la musique électronique est une autre façon de parler que l’électromodernité nous a apportée, une autre fusion de la technè avec le logos, un ordre imposé à l’habileté. Il ne s’agit pas tant d’un nouveau langage que d’une nouvelle manière de prononcer les anciennes syntaxes que l’histoire et l’évolution nous ont données, une nouvelle manière d’énoncer les langages basiques originels qui se glisse dans l’édifice de la pensée rationnelle et infecte notre psyché à un autre niveau, plus profond. Peut-être cela est-il la voie de la guérison? Prendre des éléments de notre propre conscience aliénée, les recombiner pour créer de nouveaux langages à partir d’anciens et, ce faisant, réfléchir la réalité cahotique et turbulente que nous appelons tous notre foyer, peut-être est-ce juste un moyen de se réconcilier avec les dommages que les rapides avancées technologiques ont causés dans notre conscience collective. Qui sait? Peut-être pas.

Son, symbole, sentiment:

Lionel Mapleson, l’une des première personne à avoir samplé de la musique (donc l’un des premiers pirates dans ce cas), utilisa un phonographe-enregistreur que lui avait donné un ami intime, Thomas Edison, afin d’enregistrer les extraits qu’il fréférait des divers opéras joués au New York Metropolitan Opera lorsqu’il y travailla de 1901 à 1903. Les enregistrements de ces différentes arias contiennent les premiers textex mixés connus, créés au moyen d’un enregistrement. Ce phonographe-enregistruer en main, Lionel Mapleson a pu ainsi s’inscrire dans les livres d’histoire comme le premier DJ. Sn utilisation du phonographe fut une nouvelle manière de traiter les données qui permit l’exécution mécanique d’une forme non séquentielle de texte, une forme incluant des chaînes associatives, des annotations dynamiques et des références croisées: une foule de caractéristiques qui sont les traits communs des ordinateurs dans notre monde moderne formaté en un hypertexte. A propos de l’expérience faite à l’écoute de ces enregistrements, un journaliste a écrit: « [L’idée, c’est] d’écouter de derrière la scène, à travers une porte qui ne cesse de s’ouvrir et de se refermer, des bits et des morceaux de la représentation. La meilleure position se situe à une courte distance des chanteurs, là où ceux-ci semblent être entendus à travers une sorte de vacarme qui vient de derrière la scène; parfois ils sortent du champ d’écoute, parfois le bruit obscurcit les voix. Mais, la plupart du temps, l’auditeur peut les entendre suffisamment bien pour se faire une idée très précise de leur personnalités, et parfois, du plein impact de leur virtuosité, laquelle, pour ce qui est de l’opéra aujourd’hui, dépasse de loin l’imagination la plus folle. »

Antithèse:

Là où Walter Benjamin mettait l’accent sur l’aura « comme caractéristique essentielle du processus qui distingue l’original de ses copies, aujourd’hui, avec l’ascention des méthodes électroniques de transmission de l’information, on est désormais obligé de s’intéresser à la replication ». Avec la reproduction, une copie ne peut être faite pour excéder l’original. Avec la replication, l’original « joue surtout le rôle d’un conduit permettant de générer de nouvelles permutations de l’information contenue dans l’original. En bref, la reproduction nous parle d’une forme de fétichisme qui appartient à l’esthétique d’un âge industriel orienté sur l’objet; l’autre, la replication, parle d’une méthode destinée à construire une oeuvre de culture non orientée sur l’objet, produite et informée par une esthétique de ce que l’on peut appeler la cybernétique. »

Le terme « cyber » fut inventé par Norbert Wiener au milieu des années 1940 pour décrire une théorie des systèmes de contrôle. Ce mot vient du Grec ancien désignant le capitaine d’un bateau. En guidant les passagers d’une destination à une autre, le capitaine agissait dans son vaisseau comme une sorte de conduit pour les passagers. Wiener estimait que les systèmes de contrôle de l’information reflétaient cette notion de flux, d’où l’importance, dans le jargon de la programation informatique, des organigrammes et d’autres fonctions de cartographie qui guident l’exécution d’un programme, et il vit dans sa notion de théorie du contrôle une méthode permettant de contrôler les structures logiques.L’intérêt que manifestait Wiener pour le mouvement qu’effectue l’information à travers une structure logique détermina sa critique de la manière dont le passager de l’information structurale définit aussi des objets mécaniques: « La variation se produit dans l’inexactitude de la réalisation du processus de copie », écrit-il en comparant le patrimoine des gènes (dont il conclut également qu’ils sont des structures d’information) [1]. Ce concept de processus de copie développé par Wiener reflète bien la manière dont la transmission d’idées, de type et de texte a souvent été décrite.

Lorsque, le 6 décembre 1877, Thomas Edison enregistra pour la première fois une voix humaine chantant Mary Had a Little Lamb sur un rouleau de papier d’aluminium, l’histoire changea. La voix devenait malléable, prenant une forme jusque là inconnue sur une planète. L’expérience des évènements et le moment même des évènements pouvaient être capturés édités, séquencés et distribués. Au moment même où l’invention de la machine à écrire libérait les mots de leur signification gestuelle et de leur sens phonétique, et où la psychanalyse dissociait sens et conscience, la phonographie transformait la voix en objet, marquant la fin de plusieurs milénaires durant lesquels la voix avait été simplement utilisée comme une extension de l’expression corporelle. Ce que fit Edison, ce fut prendre la voix et la réduire à son composant fondamental: le son. « les sons », écrit Marshall McLuhan, citant l’article de J.C. Carother Culture, psychiatry and the Written Word, « d’une certaine façon, constituent eux-mêmes des éléments dynamiques: mouvements, évènements et activités contre lesquels l’homme, vulnérable aux dangers de la vie en brousse ou en savane, doit constamment se protéger. Les sons perdent presque totalement cette signification en europe occidentale où l’homme s’habitue, et doit s’habituer, à ne pas en tenir compte ».

L’eugénisme du son:

Dans le monde du DJ, les processus de cutting, de scratching, de transforming (alterner rapidement, sur une table de mixage, entre les données line et phono, et ainsi rendre percutante la transition du son au silence) transforment la platine en quelque chose qui est loin d’être un outil de reproducion passive. Dans ce milieu, la platine devient un instrument de réplication syntétique. Les propriétés d’inscription et d’amplification créent une nouvelle forme de collage audio qui rend possible la manipulation rythmique du matériel sonore. En ce sens, le DJ agit comme une source de message. L’amplification du son crée un un environnement d’imersion dans l’espace acoustique. Les récits construits autour des profondes extensions du système nerveux humain favorisées par les médias éléctroniques ont créé un milieu où les gens peuvent programmer de la musique qui utilise des algorythmes pour créer des sons purements éléctroacoustiques, ou utiliser des amplers pour monter et transformer le métériel existant. Dans le monde du DJ, la platine est l’instrument le plus important. La table de mixage ne vient qu’en second. Mais c’est le processus d’atomisation textuelle qui confère à l’interaction des deux sa force dynamique. Quan elles ne sont pas amplifiées, les tables de mixage et les platines ne sont guère plus qu’un poste d’écoute pour paresseux. L’amplification arrache la platine au cadre qui est le sien dans l’environnement d’un logement. L’amplification dessine une géométrie invisible de convergence. Le terme de « replication » (dériver de répliquer) implique le dialogue comme noyau de sa signification. Le corps est immergé dans un espace virtuel d’artifice séducteur, de signification et de malléabilité contextuelle où l’iconographie sonore devient complètement malléable. Le sens réside dans son caractère rythmique. Dans ce milieu le sample représente une forme de métonymie et fonctionne comme une construction mnémonique. A placer un sample dans un nouveau tempo ou un nouvel arrangement rythmique, on altère entièrement, par la manipulation analogique ou numérique, son contexte et la sensation qu’il procure [2]. L’arrangement récursif du son se rattache immédiatement à la notion de redondance qui détermine en grande partie la théorie cybernétique. De cette manière, le son fonctionne comme l’équivalent épistémologique d’une information transformée en un scénario mental spontané. La manipulation du son via le sampler, la platine et le studio construit et reconstruit de l’information [3]. Ainsi, l’action du DJ crée un artefact mental très personnel, qu’il appelle mémoire.

Synthèse:

On trouvera une conclusion similaire dans les écrits de David Hume. Hume pensait que les structures cognitives de l’homme étaient basées sur la réplication immédiate d’impressions des sens: « Chaque idée est copiée de quelque impression ou sentiment précédent; et là où on ne peut trouver aucune impression, on peut être sûr qu’il n’y a aucune idée. »

Pour Hume, toutes nos idées et perceptions sont soi des impressions des sens soit leurs copies, remémorées, imaginées ou pensées. Ce qu’il établit dans son Enquête concernant l’entendement humain, ce fut la liaison profonde entre l’environnement humain et perceptions sensorielles que nous en avons. Pour Hume, les deux sont inextricablement liées dans ce qu’il appelle coutume ou « habitude ». L’incorporation directe, dans un texte sonore d’un matériel-source préexistant a eu des implications qui allaient bien au-delà de toute critique de l’appropriation. Elle obéit à une logique du bricolage qui incorpore des objets se déplaçant selon différences vitesses culturelles, et crée une structure temporelle multivalente, présentée simultanément. C’est ce que nous appelons « le mix« .

Les procédures allégoriques, le présent prolongé, la composition, la structure dans le temps, tout cela délimite un terrain invisible formé des connexionx symboliques dans lesquelles toutes choses perdent leurs limites: un lieu où le disque fonctionne comme une synecdoque élaborée.

Prothèse:

Brève étymologie de trois mots cruciaux: conscience, personnalité et phonographe.

Conscience sigifie littéralement « savoir collectif ». Commencement, milieu, fin, toutes les signifiants de la pensée linéaire sont ici non pertinents. L’accrétion de l’aura dans l’électro-modernité est associée à la construction de personae. Personnalité signifie « ce par quoi entre le son ». Selon l’étymologie, le mot « phonographe » signifie « écriture de son ». Le cryptage et la régulation systématique du temps, ainsi que la construction sociale de la subjectivité sont les points d’ancrage dans la constellation d’informations sonores qu’un DJ recueille, assemble et disperse ensuite dans son mix. Par le jeu de la présence et de l’absence, du son et du silence, le mix nous montre comment de la vapeur de nuance se condence en un fait. Avec le cutting, le scratching, et le transforming, on a affaire à une action de double vague. Le mix établit un champ qui unifie une représentation spatiale amplifiée avec une logique sonore qui lui est propre; ce champ a une tendance fluide à effacer continuellement le passé et le futur en se défiant complètement de toutes les divisions arbitraires du temps. Les boucles qui contiennent les principaux éléments de cette musique fonctionnent comme une méthode de prolongement du présent, la transformant en une procédure allégorique ou un portrait du flux de la durée. Cela nous parle à la manière des Fragments sur la Nature d’Héraclite : « [car] on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve. […] Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, autres et autres coulent les eaux. […] Dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas ».

Du flux de conscience narrative qu’un DJ assemble, fait de son comme d’un objet qui est isolé à la fois de la réplication et de la reproduction, l’un des traits saillants est l’utilisation d’enregistrements qui contiennent les éléments d’autres disques. (Aujourd’hui, la plupart des disques faits pour le marché spécialisé des DJs sont entièrement constitués d’autres enregistrements.) Ainsi, le mix fonctionne comme une construction immobile en perpétuel mouvement, une camera lucida qui capture des moments-évènements. Les enregistrements sons fondus en un édifice sonore sans soudure, fait de fragments qui se heurtent et se fertilisent mutuellement, une invocation de langages, de textes, et de sons différents qui convergent, se mêlent, et créent un nouveau médium qui transcende ses composants originaux. Les liens entre mémoire, temps et lieu sont tous extériorisés et rendus accessibles à l’auditeur à partir du point de vue du DJ qui réalise le mix.

Les gens se trouvent fusionnés électroniquement, mis en réseau et curieusement entoilés dans l’évolution de notre subjectivité numérique illusoire. Appelez cela « société cyborg », ou la race humaine comme une série de confluences: la chair devient l’héritière des transgressions biologiques des codes qui ressemblent à une sorte de discours momentanément gelé en artefact, imbriqué dans l’architecture primaire quoique confuse du subconscient. Les conditions économiques et morales changeantes ont altéré la manière dont nous percevons la musioque. Le son et la musique, du fait des méthodes utilisées pour les créer et les distribuer, ont établi un lien postindustriel entre le divertissement et l’ingénierie sociale, un lien qui mixe mouvement auditif et spatial, surimposant un terrain impresionniste en technicolor à l’expérience personnelle. Gouvernée par les forces inconscientes du système de marché, la « main invisible  » d’Adam Smith a fait de nous tous des cyborgs. Mélange transgressif de biologie, de technologie et de code, le mix est devenu un modèle d’information: équivalence épistémologique, cybernétique et collage audio vernaculaire en sont les motifs déterminants. En chevauchant les courants alternatifs de la communication de masse, nous nous sommes subordonnés à un code nouvellement raccordé, comme s’il y avait dans notre conscience collective un paysage mal éclairé d’images énigmatiques et d’asymétries dans le temps, l’espace et la culture. A faire du mix, on s’ouvre à ces courants de technè, de psyché et de symbole, et on se met en prise avec eux.

Conclusion:

Il ne peut y avoir d’émission sonore sans une émission préalable. Dans le processus d’énonciation, les couches de significations se dépouillent d’autres couches de signification. Le sens s’écoule à la fois en avant et en arrière dans une danse de moments enchevêtrés, suspendus dans le flux dynamique du langage. On commence ici par langage comme méta-espace de la communication. Il enveloppe toute interaction humaine: gestuelle, orale, génétique, visuelle, musicale, sexuelle, etc. Des traces de migrations antérieures de sens se déplacent à travers une surface cartographique gravée par ses éléments constituants; la mémoire, le lieu et l’historicité comprennent l’édifice de sa textualité. L’aiguille du phonographe jouant sur le disque comme un mécanisme qui tient compte de la construction mnémonique d’un para-espace où tout est flux et la seule constante: le changement. Un endroit uù il n’y a rien qui ressemble à une perception immaculée. Le mix: une fusion de différentes significations dont les connotations préalables ont été renfermées dans un corral, placées de telle sorte que les différences de temps, d’espace et de culture s’effondrent à l’intérieur du royaume immédiat du présent télé-topologique. Ici vous ferez l’expérience d’une défaillance cartographique.

L’intersection de cet espace et de notre réalité quotidienne trace le contour de l’esprit et crée des lieux de disparition dans notre caractère psycho-spatial. De cette façon, l’expérience est médiatisée. La fusion de la « réalité » avec les para-espaces de nos propres désirs (s’ils sont quelque chose, ils sont cela) conduit nos lignes d’association d’un lieu à un paraespace, de la mémoire à la mémoire, d’un écran de l’esprit à un autre écran de l’esprit. De cette manière, l’expérience est rendue immédiate. Dans ce scénario, le mouvement de perspective est contrôlé par la trajectoire du mix (mettez l’aiguille sur le disque, mettez l’aiguille sur le disque). Les chronotopes du mix [4] voient les disques, les samples et divers autres matériaux sonores dans ce milieu comme une forme de mémoire extériorisée qui agit à la manière dont les tessons de temps sont coordonnés sur les terrains invisibles de la culture. Le DJ est un ingénieur spatial de cette perspective, la cité invisible.

En traduisant l’intraduisible d’une manière prismatique par l’union de la forme et du contenu, le DJ réfracte le sens à partir de la scène dense de la culture et replace les rayons de signification dans leur lieu original: l’esprit humain. Cette réfraction du sens nous mène du singulier au pluriel, et par ce processus, ouvre le moi égocentrique sur les espaces du multiple où toutes choses sont liées. Les gens vivent la plupart du temps, même exclusivement, avec des choses: « en nous, sentiments et actions dépendent de nos représentations, lesquelles nous sont transmises par la faculté du langage, notre code de conscience ». Par le même acte, nous faisons le langage autour de nous-mêmes et nous nous entrelaçons avec lui, et chaque langage trace un cercle autour des gens à qui il appartient, un cercle qui ne peut être transcendé que dans la mesure où il en intersecte et pénètre un autre. Parfois, être, c’est être énoncé.

Je vous quitte avec ceci: Dionysos, le dieu fou, brise les limites, délivre les prisonniers, abolit la répression, et abolit le principe d’individuation, lui substituant l’unité de l’homme avec la nature. En cette époque de schizoprénie, de désintégration de l’atome, du moi individuel et des limites, il y a, pour ce qui sauverait nos âmes, les psychologues de l’égo, « le problème de l’identité ». Mais il faut transformer cet effondrement en une percée; comme disait Conrad, « immerge-toi dans l’élément destructeur. » L’âme que nous disons notre n’en est pas vraiment une. La solution au problème de l’identité est: perdez-vous. Ou comme il est dit dans le Nouveau Testament: « Qui trouve son âme la perdra, et qui perd son âme la trouvera pour l’amour de Dieu. »

[1] Norbert Wiener « A Comment on Certain points Where Cyber-netics Impinges on Religion » (1964). Wiener y traite de la réplication et du fait que de nombreux penseurs religieux contemporains furent gênés par la notion d’une machine qui pourrait apprendre « à se reproduire elle-même ». Au regard de cette jérémiade contre « l’avènement de machines pensantes », Wiener soutient que la représentation picturale d’ADN et la représentation d’une machine contiennent toutes deux la possibilité d’un agencement opératoire multidimentionnel. L’information contenue dans les programmes d’instruction des gènes et des systèmes d’informatiques, et ceci concerne le langage lui-même, est, por Wiener, transmise d’une façon totalement similaire. Par là, la cybernétique fonctionne comme un langage commun à la fois à l’organique et à l’inorganique, et elle peut expliquer les processus biologiques et mécaniques.

[2] L’une des plus simples explications de la différence entre représentation analogique et numérique se trouve dans l’essais de Ron Eglash, « African Influences in Cybernetics », où il fait de l’information et de ses structures représentatives un espace syntaxique. « La théorie de la cybernétique est basée sur ces deux dimensions des systèmes de communication. L’une est la structure de l’information, l’autre la représentation physique de cette information », écrit Eglash. La caractéristique la plus fondamentale d’une structure représentative est la distinction analogique/numérique. La représentation numérique requiert une table de code (le dictionnaire, le morse, le code génétique, etc.) basée sur des symboles physiquement arbitraires (texte, nombre, couleurs de drapeau, etc.) La représentation analogique est basée sur une proportionnalité entre des changements physique dans un signal et des changements dans l’information qu’elle représente (formes de vague, images, intonations vocale, par exemple). Tandis que les systèmes numériques utilisent les grammaires, la syntaxe et d’autres relations de logique symbolique, les systèmes analogiques sont basés sur une dynamique physique, le royaume du feed-back, de l’hystérie et de la résonance. « Les distinctions qu’il établit sont importantes dans la culture DJ parceque le médium conserve des aspect des deux. Les platines sont analogiques, les samplers, etc., utilisés pour construire la musique sont numériques; ainsi l’acte créateur du DJ combine les deux formes. » Ron Eglash « African Influences in Cybernetics », in Chris Hables Gray « The Cyborg Handbook » (1995).

[3] Dans la théorie de l’information présenté par Claude Shannon la redondance rend possible la complexité. Jeremy Campbell, dans Grammatical Man: Information, Entropy and Life, décrit la notion de l’information et du changement continu développée par Shannon: L’erreur, et comment la contrôler, fut l’un des principaux thèmes de la théorie de l’information. Shannon admettait que l’erreur serait toujours avec nous « parceque le bruit dans les systèmes de communication est aussi naturel que l’entropie dans les systèmes thermodynamiques ». Campbell se servit du concept créé par Shannon pour en faire une méthode permettant de comprimer l’information en unités, lesquelles contiendraient des shémas de fragments qui pourraient être construits pour révéler un thème omniprésent dans l’information transmise. C’est ici que la théorie de l’information de Shannon est liée aux données sensorielles et à la manière dont nous percevons maintenant le monde, comme une série de signaux, de shémas. Cela sépare également l’information analogique de l’information numérique: « Le code opère en ajoutant la redondance. Cela signifie que du même est mixé avec le changement. Le changement est l’essence de l’information. Une source de message doit être libre pour varier ses messages, pour envoyer différentes séquences de symboles. Il ne servirait à rien d’envoyer à chaque fois la même séquence. Mais la redondance assure qu’un shéma de probabilités demeure constant à travers tous les messages. C’est quelque chose dont le récepteur peut dépendre. Une mesure de consistance est introduite dans un système qui, de par sa nature, a besoin d’être partiellement inconsistant, de susprendre par l’inatendu. Le même principe général est à l’oeuvre lorsque l’on considère le flux d’impressions en perpétuel changement, de « messages » qui atteignent l’oeil. Nous sommes presque toujours capables de les rendre signifiants, de faire l’expérience de leur consistance. Beaucoup de psychologues pensent que cela est possible parceque le cerveau selectionne inconsciemment des éléments stables, fiables, à partir du bombardement d’impressions sensibles. Dans la perception, c’est, comme dit Shannon de son code, »le noeur de l’affaire ». » Jeremy Campbell, Grammatical Man (1982).

[4] Dans Esthétique et théorie du roman, Mikhail Bakhtine utilise l’idée du chronotope pour pénétrer les denses hiérarchie de la signification symbolique dans les textes basés sur le mouvement dynamique du langage à l’intérieur d’un cadre temporel fragmenté, tels les textes « hétéroglosiques » de Rabelais et de Joyce. Pour Bakhtine, le chronotope était une méthode pour convoyer des agrégats particuliers du temps historique. « Nous donnerons le nom chronotope (littéralement « espace-temps) à la connexion intrinsèque des relations temporelles et spatiales exprimées artistiquement en littérature. Dans le chronotope artistique littéraire, les indicateurs spatiaux et temporels sont fondus en un tout concret pensé attentivement. Le temps, comme s’il s’épaisissait, prend chair et devient artistiquement visible. Cette intersection d’axes et cette fusion d’indicateurs caractérisent le chronotope artistique. » Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (Paris-1987).

Texte publié en 2003 dans l’ouvrage collectif intitulé « Sons en mutation » – Editions: Musiques Nouvelles

(à suivre)