Philo: Extraits/Citations

Épicure

(Traduction Maurice Solovine)

Lettre à Ménécée

Conçois-tu maintenant que quelqu’un puisse être supérieur au sage qui a sur les dieux des opinions pieuses, qui est toujours sans crainte à la pensée de la mort, qui est arrivé à comprendre quel est le but de la nature, qui sait pertinemment que le souverain bien est à notre portée et facile à se procurer et que le mal extrême, ou bien ne dure pas, ou bien ne nous cause qu’une peine légère. Quant au destin, que certains regardent comme le maître de tout, le sage en rit. En effet, mieux vaut encore accepter le mythe sur les dieux que de s’asservir au destin des physiciens. Car le mythe nous laisse l’espoir de nous concilier les dieux par les honneurs que nous leur rendons, tandis que le destin a le caractère inexorable de la Nécessité.

En ce qui concerne le Hasard le sage ne le considère pas, à la manière de la foule, comme un dieu car rien n’est accompli par un dieu de manière désordonnée, ni comme une cause instable. Il ne croit pas que le hasard distribue aux hommes, de manière à leur procurer la vie heureuse, le bien ou le mal, mais qu’il leur fournit les éléments des grands bien ou des grands maux. Il estime qu’il vaut mieux mauvaise chance en raisonnant bien que bonne chance en raisonnant mal. Certes, ce qu’on peut souhaiter de mieux dans nos actions, c’est que la réalisation du jugement sain soit favorisée par le hasard. » (….)

MAXIMES ET PAROLES CHOISIES

« Certaines gens désirent acquérir une grande renommée et devenir célèbres, croyant ainsi se mettre en sûreté contre les hommes. Si leur vie était ainsi à l’abri de tout danger, ils auraient en effet un bien conforme à la nature; mais si elle n’est pas exempte de troubles, ils n’obtiennent pas ce à quoi ils avaient aspiré dès l’origine, en suivant le penchant de leur nature. »

« Si les choses qui procurent des plaisirs aux gens dissolus pouvaient délivrer l’esprit des angoisses qu’il éprouve au sujet des phénomènes célestes, de la mort et des souffrances, et si en outre elles nous enseignaient la limite des désirs, nous ne trouverions rien à reprendre en eux puisqu’ils seraient comblés de plaisirs sans aucun mélange de douleur ni de chagrin, lesquels constituent précisément le mal. »

« Si nous n’étions pas troublés par la crainte des phénomènes célestes et de la mort, inquiets à la pensée que cette dernière pourrait intéresser notre être, et ignorants des limites assignées aux douleurs et aux désirs, nous n’aurions pas besoin d’étudier la nature. »

« Celui qui ne connaît pas à fond la nature de l’univers mais se contente de conjectures mythologiques ne pourra pas se délivrer de la crainte qu’il éprouve au sujet des choses les plus importantes de telle sorte que, sans l’étude de la nature, il n’est pas possible d’avoir des plaisirs purs. »

« Il ne sert à rien d’acquérir la sécurité vis à vis des hommes si les choses qui se passent au-dessus de nous, celles qui se trouvent sous terre et celles qui sont répandues dans l’univers infini nous inspirent de la crainte. »

« La richesse qui est conforme à la nature a des bornes et est facile à acquérir, mais celle qui est imaginée par les vaines opinions est sans limites. »

« Le plaisir dans la chair ne peut s’accroître une fois que la douleur causée par le besoin est supprimée; il peut seulement se diversifier. Et la suprême joie de l’esprit vient de l’investigation de ces choses et de celles de même nature qui lui ont causé les plus grandes inquiétudes. »

« La chair considère les plaisirs comme étant illimités, et il faudrait un temps infini pour la satisfaire. Mais l’entendement qui a déterminé le but et les bornes de la chair, et qui nous a délivré de la crainte à l’égard de l’éternité nous a procuré une vie parfaite et nous n’avons plus besoin d’une durée infinie. Il ne fuit cependant pas le plaisir et, quand les circonstances nous obligent à sortir de la vie, il ne se croit pas privé de ce que la vie offrait de meilleur. »

« Si tu combats toutes les sensations tu n’auras rien à quoi te référer pour discerner celles d’entre elles que tu considères comme fausses. »

Si tu rejettes purement et simplement une sensation quelconque, sans distinguer entre l’opinion qui doit être confirmée et ce qui est donné réellement par la sensation, les sentiments et les représentations intuitives de la pensée, tu confondras les autres sensations aussi par cette vaine opinion, et tu détruiras par là le criterium lui-même. Et si, d’autre part, tu considères dans tes conceptions conjecturales également comme certain ce qui demande à être confirmé et ce qui n’a plus besoin de preuve, tu n’échapperas pas à l’erreur et tu rendras de la sorte impossible toute argumentation et tout jugement concernant le vrai et son contraire. »

« De tous les biens que la sagesse nous procure pour le bonheur de toute notre vie, celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand. »

« La même connaissance qui nous rend courageux en face du danger en nous apprenant qu’il ne dure pas toujours ni même longtemps, nous enseigne aussi que l’amitié est la meilleure garantie de sécurité dans notre condition précaire. »

« Tous les désirs naturels qui ne provoquent pas de douleur lorsqu’ils sont insatisfaits, et qui cependant impliquent un effort soutenu, sont les produits de la vaine opinion, et ce n’est pas leur nature propre qui rend leur refoulement impossible, mais l’idée chimérique de l’homme. »

« Le droit naturel est une convention utilitaire faite en vue de ne pas se nuire mutuellement »

« La justice et l’injustice n’existent pas par rapport aux êtres qui n’ont pas pu conclure de pacte dans le but de ne point se nuire mutuellement. Elles n’existent pas non plus par rapport aux peuples qui n’ont pas pu ou qui n’ont pas voulu conclure de tels pactes en vue de ne pas causer et de ne pas subir de dommages. »

« La justice n’existe pas en elle-même; elle est un contrat conclu entre les sociétés, dans n’importe quel lieu et à n’importe quel époque, pour ne pas causer et ne pas subir de dommages. »

« L’injustice n’est pas en elle-même un mal; celui-ci réside dans la peur terrifiante de ne pas échapper à ceux qui ont pour fonction de châtier les coupables. »

« En général la justice est la même pour tous, étant donné qu’elle représente un avantage pour les relations sociales, mais par rapport à tel pays particulier et autres circonstances déterminantes, la même chose ne s’impose pas à tous comme juste »

« Parmi les prescriptions qui sont éditées comme justes par les lois, celle que le témoignage commun reconnaît utile aux rapports sociaux est juste, qu’elle soit la même pour tous les hommes ou non. Mais si quelqu’un établit une loi qui n’est pas à l’avantage de la communauté, cette loi ne possède nullement la nature du juste. Et même quand l’utilité inhérente à la justice ne se fait plus sentir, après avoir été pendant un certain temps conforme à cette notion, elle n’était pas moins juste, pendant cet intervalle de temps, pour tout ceux qui ne se laissent pas égarer par des phrases creuses mais fixent leur attention sur les faits mêmes. »

« Là où il est manifeste, bien que les circonstances n’aient pas changé, que les lois considérées comme justes ne sont plus conformes, en réalité, à la notion de justice, elles cessent d’avoir ce caractère. Mais lorsque, par suite du changement des circonstances, les lois établies comme justes ne se montrent plus utiles, elles ne l’étaient pas oins au moment où elles offraient un avantage pour les relations sociales entre les citoyens du même état. Elles ont cessé d’être justes par la suite parce qu’elles n’étaient plus utiles. »

« Ceux qui ont réussi à se mettre en sécurité contre leurs voisins vivent ensemble de la manière la plus agréable, étant en possession du gage le pus solide. Et, après avoir joui de l’amitié la plus parfaite, ils ne se lamentent pas à faire pitié sur la personne qui vient de disparaître prématurément. »

« S’il est déjà difficile de se cacher quand on a commis l’injustice, il est tout à fait impossible d’avoir la certitude intérieur qu’on ne sera jamais découvert. »

« La richesse qui est conforme à la nature a des bornes et est facile à se procurer, mais celle qui est imaginée par les vaines opinions est sans limites et difficile à acquérir. »

« Souviens-toi qu’étant d’essence mortelle et ayant en partage une durée limitée tu as, grâce aux raisonnement sur la nature, monté vers l’infini et l’éternité et contemplé ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. »

« Chez la plupart des hommes le calme est léthargie, l’émotion fureur. »

« Nous naissons une fois et il ne faut pas s’attendre à naître encore une fois; il s’en suit, par conséquent, que la durée éternelle n’existe en aucune façon. Toi donc qui n’est pas maître du lendemain tu diffères de jouir! Nous consumons notre vie à force d’attendre et chacun de nous meurt à la tâche.

« Personne ne choisit le mal délibérément mais, étant séduit par lui parce qu’il se présente sous la forme du bien, et perdant de vue le mal plus grand qui en sera la suite, on se laisse prendre au piège. »

« Quand on n’a plus l’occasion de voir l’objet bien aimé, quand les relations intimes et le commerce cessent, la passion amoureuse s’affaiblit. »

« Le vieillard qui oublie le bien dont il a jouit est pareil à l’enfant qui vient de naître. »

Il ne faut pas forcer la nature mais la persuader. Usons, par conséquent, de ce procédé en donnant satisfaction aux désirs nécessaires, ainsi qu’aux naturels s’ils ne sont pas nuisibles, et en refoulant vigoureusement ceux qui sont funestes. »

« Les rêves n’ont aucun caractère divin ni aucun pouvoir divinatoire; ils sont dus à l’envahissement par les simulacres. »

« La pauvreté mesurée aux besoins de notre nature est une grande richesse; la richesse, par contre, pour qui ne connaît pas de bornes est une grande pauvreté. »

« Il est évident que le discours long et le discours bref aboutissent au même. »

« Dans toutes les autres occupations la jouissance vient à la suite des travaux accomplis mais, en philosophie, le plaisir est simultané à la connaissance. Ce n’est pas, en effet, après la recherche que nous éprouvons de la joie mais pendant la recherche même.

« Le temps infini contient le même plaisir que le temps fini si seulement on en mesure les bornes par la raison. »

« J’aimerais mieux, fort de l’étude de la nature, révéler avec franchise ce qui est utile à l’homme, même si personne ne voulait me comprendre, que de recueillir en me conformant à de vaines opinions les éloges de la foule. »

« On peut se mettre en sûreté contre toutes sortes de maux mais, en ce qui concerne la mort, nous habitons tous une cité sans défense. »

« Il ne faut pas gâcher le présent en désirant des choses qui nous font défaut, mais prendre en considération que ce qui nous est donné figurait jadis parmi les choses désirables. »

« Celui qui a plusieurs raisons bien fondées de quitter la vie mérite toute notre compassion. »

« Celui qui dit que tout arrive par la nécessité ne peut rien reprocher à celui qui dit que tout n’arrive pas par nécessité, car il déclare par là même que cette dernière affirmation aussi est le produit de la nécessité. »

« Le bien suprême et la joie sont engendrés en même temps. »

« Ce ne sont pas des vantards et d’habiles parleurs que forme la science de la nature, ni des gens qui font étalage de connaissances enviées par la foule mais des hommes modestes, qui se suffisent à eux-mêmes et qui sont fiers des biens qu’ils portent en eux et non de ceux qui sont dus à des circonstances fortuites. »

« Celui qui ne connaît pas à fond la nature de l’Univers mais se contente de conjectures mythologiques ne pourra pas se délivrer de la crainte qu’il éprouve en face des choses les plus importantes, de sorte que, sans l’étude de la nature il n’est pas possible d’avoir des plaisirs purs. »

« Il ne faut pas faire de la philosophie pour l’apparence, mais sincèrement, car nous n’avons pas besoin d’une guérison apparente seulement, mais d’une guérison réelle. »

« L’homme défiant sera toute sa vie indécis et agité. »

« Ce n’est pas le ventre qui est insatiable, comme le croit la multitude, mais la fausse opinion que l’on a de sa capacité indéfinie. »

« Chacun de nous quitte la vie avec le sentiment qu’il vient à peine de naître. »

« Il faut dédaigner l’eurythmie dans le style, qui n’est qu’une puérilité, car à force d’admirer les petites choses on perd de vue les grandes. »

« Il y a une mesure dans la subtilité d’esprit. L’homme inconsidéré qui en abuse se trouve dans une situation aussi peu avantageuse que celui qui pèche par l’imprécision. »

« Les éloges que nous adressent nos semblables doivent être spontanés; en ce qui nous concerne, nous devons travailler à notre guérison. »

« Les flatteurs sont les suiveurs fidèles de la bonne fortune. »

« Rien ne suffit à qui considère comme peu ce qui est suffisant. »

« Il ne sert à rien d’acquérir la sécurité du côté des hommes si les choses qui se passent au-dessus de nous, celles qui se trouvent sous terre et celles qui sont répandues dans l’Univers infini nous inspirent de la crainte. »

Un esprit noble s’adonne principalement à la sagesse et à l’amitié: deux biens dont l’un est mortel, l’autre immortel.

Lucrèce

De natura rerum

A venir

Philippe Sollers

MEDITATION DE LUCRECE (Texte paru dans Théorie des exceptions – 1986)

Tout est calme ce matin dans la campagne romaine, d’un calme qui fait penser au vide au-delà duquel se trouvent les dieux. Le moment est venu pour moi d’apprécier l’ensemble de mon entreprise. J’écris ici un examen rapide, mais je brûlerai sans doute ce document. Rien ne doit rester que le poème. Il est là, sous mes yeux. J’en suis encore, après huit jours, à me répéter les premières et les dernières syllabes. Les dernières: « Multo cum sanguine saepe rixantes potius quam corpora desererentur. » Les premières: « Aeneadum genetrix, hominum diuomque uoluptas »… Je pense que c’est assez clair. La volupté, la mort, l’arrivée des corps et leur fin, le plaisir qui rapproche, la peste qui désagrège, j’ai tracé le cercle, je l’ai parcouru.

Ils ne sauront rien de ma vie, j’ai pris les précautions élémentaires. Ils diront probablement que j’étais fou; que je me suis tué. Toujours la même méthode. Quand on échappe à leur surveillance, à leur malveillance inlassable, ils recourent à la grande exclusion: un monstre, voilà ce qu’ils seront obligés de répandre sur mon compte. Ils auraient préféré le silence complet, la disparition intégrale, mais le poème est là, il circulera, ils savent déjà qu’ils ne pourront pas mettre la main sur toutes les copies, notre groupe est encore assez puissant pour les cacher et les diffuser, il faudra donc qu’ils m’inventent, qu’ils me réfutent. J’imagine ici leur travail de déformation dans les années qui viennent et au cours des âges. Que m’importe? Désormais, je ne suis plus dans le même battement du temps.

Un écrit n’est rien s’il n’entraîne pas une adhésion raisonnable fondée sur l’enthousiasme de la vérité la plus difficile, et symétriquement la haine venant du mensonge qui convient au plus grand nombre et à ceux qui en jouent. Ce que j’ai dit, ils ne sauraient l’admettre. Ce qu’ils diront sera pourtant indéfiniment contesté par ma démonstration. J’ai toujours insisté, comme notre Maître lui-même, sur la nécessité de réserver notre doctrine aux plus nobles, aux plus éprouvés. Malheur à nous si un jour, après mille persécutions, un quelconque tribun de la plèbe se mettait à approuver nos idées, voire à s’en servir pour dominer la cité. Le risque serait grand, alors, d’une terreur exercée par le désespoir et fondée sur lui. Car de même que notre vision entraîne le maximum de liberté pour celui qui sait la pénétrer et se taire; de même elle pourrait provoquer le pire esclavage si elle était utilisée par le pouvoir du ressentiment médiocre et pervers ou le fanatisme policier.

Ce que nous soutenons est insupportable pour la plupart. Et pourtant, il a bien fallu prendre le risque de le révéler. Mais cette révélation ne s’adresse que d’un à un, si je peux dire, elle te vise personnellement, toi, lecteur, et toi seul. Nous ne sommes pas des philosophes comme les autres, encore moins des écrivains ou des poètes dont la superficialité ajoute des ornements spécieux à la philosophie. Non: notre vérité est au-delà, simultanément, de la philosophie et de la poésie. Elle est la science en train de parler mélodiquement à l’oreille humaine. Jamais la science ne pourra dire que nous avions tort, telle est ma certitude. Nous servirons peut-être provisoirement des erreurs, mais elles finiront par se dissoudre, notre doctrine n’en sera même pas affectée.

Il faut toujours en revenir aux principes: le monde n’est pas éternel, il aura une fin; les astres ne nous sont donc en rien supérieurs, bien au contraire; les dieux sont insensibles à la faveur comme à la colère; la pensée doit s’étendre par-delà le vide, l’infini, les atomes et la déclinaison qui les lie. Le plus grand criminel est donc celui qui fera l’apologie de la religio, du nodus, du nœud. On le reconnaît infailliblement à ce signe. Ce qu’il veut ainsi, c’est s’engorger avec toi dans le plaisir sombre de la mort immortelle. Vampires faciles à démasquer d’après nous, mais non sans faire effort sur soi-même. Car chacun d’entre nous, formé comme il l’est du même mélange passionné, adhère à cette passion. Les nœuds succèderont aux nœuds, les illusions aux illusions, les croyances aux croyances. Et pourtant, invinciblement, la claire conscience de l’inanité universelle, libre, portant ses tourbillons de corps élémentaires reviendra, chez quelques-uns, l’emporter.

Qui sait? Une époque viendra peut-être où, par le développement sans fin de la technique, les hommes pourront observer ces particules dont tout est tissé. Nous a-t-on assez reproché d’invoquer des fantômes! Des inventions de notre imagination surchauffée! Et si encore nous ne parlions que des substances des mondes! Des soleils ou des minéraux! Mais leur rage, c’est évident, vient surtout de notre lucidité sur l’amour. Que nous ayons nettement décrit le rôle et la pression des semences, les simulacres qui s’en suivent, les rêves qui en découlent, les vanités comme les appétits qui se déploient et ravagent les destinées à partir de trois fois rien, voilà le scandale.

Mais encore une fois qui sait? Qui peut savoir si le temps ne viendra pas où l’on pourra voir clairement le mécanisme de l’engendrement? La conjonction du mâle et de la femelle? Le principe de la fécondation? Allons plus loin: ne peut-on pas penser qu’il sera possible d’induire des rapprochements, des greffes? De fabriquer la vie de toutes pièces à partir des liquides qui en portent la nécessité? Folie! Disent-ils. Ou encore: horreur! Comme ils sont intéressés à maintenir ce mystère où leur vanité se prend! Comme ils aiment leurs charlatans, écrivains, prêtres, philosophes! Nous avons ruiné, jusqu’à la racine, leur prétention délirante. Nous avons envisagé, les preuves viendront, que l’existence n’avait aucune raison fondamentale, aucune justification en soi. Nous avons détruit tous les nœuds présentés comme des liens respectables. Et en premier lieu, peut-être, l’incroyable, la pitoyable puissance du miroir sur le cerveau de notre condition passagère. Tant sont grands l’orgueil et l’aveuglement terrestre!

Notre École peut être dispersée et vaincue. C’est dans l’ordre. J’ai fait ce que je devais faire: rythmer ses connaissances pour qu’elles soient transmises et apprises par cœur. Le soleil se couche, maintenant. L’ombre commence à épaissir sous le grand pin parasol de la villa où je suis réfugié. Je sais qu’ils me cherchent. Je sais exactement qui, pourquoi, comment. Vieille histoire! Ils me trouveront seul. Ils fouilleront partout sans trouver le moindre document qu’on leur a dit de saisir à tout prix avant de m’avoir tué. Peut-être me tortureront-ils, les infâmes? Ce n’est pas si grave, l’évanouissement nous sauve de la trop grande douleur. Je pense même pouvoir m’inciter à en finir, de l’intérieur, par une sorte d’arrêt du souffle que nous a enseigné un de nos adepte médecin. Non, ils n’auront pas réussi à me rendre fou. Non, je ne me suiciderai pas. C’est simplement la lourde prison humaine qui se referme sur elle-même pour perpétuer son imposture. Nous ne sommes pas de ce monde. Nous l’avons dit, nous le redirons un jour. (1983)

MONTAIGNE, LE MUTANT

« Quelqu’un disait à Platon: tout le monde médit de vous.- Laissez-les dire, fit-il, je vivrai de façon que je leur ferai changer de langage. »

J’ouvre la table des matières des Essais, je décide de la lire comme une série de haïku, je transporte Montaigne en Chine, je le vois vivre, comme Marco Polo, dans un coin de la Cité interdite.

Je lis:

Par divers moyens on arrive à pareille fin: De la tristesse.
De l'oisiveté: Des menteurs.
De la modération: Des cannibales.
De la vanité des paroles: De la parcimonie des anciens.
Des vaines subtilités: Des senteurs.
A demain les affaires: De la conscience.
Des livres: De la cruauté.
De ménager sa volonté: Des boiteux.
De la physionomie: De l'expérience.

Voilà, le ton donné. La machine se met à tourner comme une horloge à remonter le temps et à le dissoudre. Les opinions, les positions, les systèmes, les points de vue, les noms, les philosophies, les anecdotes, les poésies, les préjugés - tout cela va être compté et broyé dans le mouvement chiffré qui s'annonce. La matière est immense, infinie? Je n'en ai plus peur. L'essentiel était de venir occuper cette place rayonnante et vide où le jugement se déploie. La comédie est la comédie et, désormais, tout va se jouer par rapport à elle. Le roman, la comédie: c'est contre ces deux formes que la diatribe philosophico-religieuse n'aura de cesse de s'exercer, de renouveler son ressentiment. La servitude volontaire n'est rien d'autre que cette aimantation vers un centre dont je viens de casser le pouvoir en moi et, donc, en dehors de moi. Montaigne: le premier qui signe vraiment en son nom. Et qui le sait. Et qui l'affirme. "Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère; moi, le premier par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense pas seulement à soi."
Moi le premier: plus le temps passe, plus les pressions se font fortes pour m'obliger à parler d'autre chose, de la pensée qui ne pense pas à elle-même, de la prétendue réalité alors que tout est théâtre. La vie que je prends peu à peu par les mots, la mort que je vis, sont donc tellement gênante? "En mon pays de Gascogne, on tient pour drôlerie de me voir imprimé..." D'où je suis? Comment ais-je pu échapper à mon lieu?
Les voyages de Montaigne: Bien sûr. Mais on n'a peut-être pas assez remarqué la grande inscription qu'il reproduit dans son livre, celle qui le nomme citoyen romain, "l'an de fondation de Rome 2331 et de la naissance de Jésus-Christ 1581". Ce maire de Bordeaux, chevalier de Saint Michel et gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, qui "savait le Tibre avant la Seins", n'a-t-il pas, par ailleurs, la nostalgie du gouvernement anglais? "Édouard, prince de Galles, celui qui régenta si longtemps notre Guyenne, personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de parties de grandeur..." Voilà: Londres, Bordeaux, Venise, Rome. Ajoutez New York, aujourd'hui, et vous avez la politique du vin fondamental, la diplomatie de l'instinct. Le côté Eyquem n'est pas là pour rien. On raconte qu'un certain Luther, en Allemagne, a introduit des perturbations. Calvin n'est pas mal non plus, dans son genre. Bientôt nous aurons Jansénius et les Messieurs si hostiles au roman, à la comédie. Ne risque-t-on pas d'y perdre son grec, son latin? De voir brûler Lucrèce? Sauvons-le donc, tant qu'il est encore temps. Montaigne, Shakespeare, Cervantès: la théorie de la relativité s'exprime. L'Europe est à feu et à sang: commence le temps de l'ouvert.
Plusieurs mondes sont possibles, à quoi bon vouloir que le nôtre n'ait qu'un seul sens? Rome, au moins, concilie les inconciliables: "Ainsi, me suis-je, par la grâce de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes créances de notre religion, au travers de tant de sectes et divisions que notre siècle a produites." Montaigne catholique? Évidemment. Puisque l'universel est le singulier absolu. Puisque le Roman en dira toujours plus que les systèmes. Le moment n'est plus d'interpréter le monde, ni de le changer, mais de le réciter en lui-même, et dans son pli mental, organique. L'arrivée du corps de Montaigne sur la scène, la publication de sa forêt de réflexion en marche ou plutôt, comme il le dit, de sa "fricassée", est un évènement si révolutionnaire qu'il en est surpris comme seul Proust, peut-être, le sera un jour. Voici l'horizon dégagé: j'avance, la digression est infinie en acte, n'importe quel détail la comporte, c'est une sorte de Paradis, les Indes enchantées. Pour enchaîner? C'est très simple: "mais revenons à nos bouteilles". Ou, vraiment sans complexe: "mais suivons."
Va-t-on pour autant penser qu'il y a, dans cette découverte des droits du sujet mutant, une sagesse à l'antique, un saut par-dessus l'humanité? Mais non, ce serait absurde. "C'est à notre foi chrétienne, non à la vertu stoïque de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose." Montaigne a très bien vu que le retour des "sectes" n'était qu'hystérie, mégalomanie, maladie profonde de la croyance hypnotique. Autrement dit, comme il s'y étend au chapitre V du Livre III, dérivation sexuelle, erreur de la féminité en soi. Alors, oui, vous aurez des "haines intestines, des monopoles, des conjurations". Les femmes? Les religions? "Leur essence est confite en soupçon, vanité, et curiosité." Vous avez des luttes de factions? Cherchez la femme. Montaigne et Molière? Sans aucun doute. Mais même Racine, par exemple, avant sa malheureuse et trop grande conversion, le note infailliblement dans ses notes dites "La Querelle des imaginaires"": La Mère Angélique, la "Sainte Mère", tout est là. Comment? Rien de plus? Le bruit, la fureur, les massacres, les controverses sur l'au-delà et l'ici-bas? "Entre nous ce sont des choses que j'ai toujours vu de singulier accord: les opinions supercélestes et les mœurs souterraines." Décidément même Vienne était à Bordeaux, en ce temps-là. Éviter les divisions inutiles, c'est apprendre à diviser la pulsion de mort. "Aussi ais-je pris coutume d'avoir continuellement la mort en la bouche." La plus grande humilité, la plus vaste extension. D'un côté, la trivialité même. De l'autre, toujours ce "moi seul". "Entre tant de maisons armées, moi seul que je sache en France, ai fié purement au ciel la protection de la mienne." "Je n'ai ni garde ni sentinelle que celle que les astres font pour moi." Comment voulez-vous manipuler, enrôler, détourner, utiliser un animal de ce genre? Lequel vous déclare froidement qu'il préférerait jouer aux dés ses affaires que de recourir à la divination, aux oracles dont Julien l'Apostat, par exemple, était tout "embabouiné"?Un singe superstitieux: tel est l'homme. Non pas un démon déchu, comme on l'a dit encore récemment, mais un chimpanzé à vapeur. La confidence essentielle de Montaigne, stupéfiante pour nous comme pour tous les temps? Peut-être celle-ci qui court en filigrane dans les Essais, comme une preuve d'élection gratuite: "Le bon père que Dieu me donna." Qu'est-ce qu'un père? Une voix bien sûr. "L'occasion, la compagnie, le branle même de ma voix, tire plus de mon esprit que je ne trouve lorsque je le sonde à part moi." Laissez-vous parler, sachez vous écouter, inventez votre résonance. "Zénon avait raison de dire que la voix était la fleur de la beauté."

Tout coule, tout roule, tout est migration et commutation, mais l'expérimentateur a parié définitivement sur la parole. Il s'ensuit, pour maintenant, et pour toujours, une position sans précédent quant à la vérité: "Je me contredis, mais la vérité, je ne la contredis point." "Qui est déloyal envers la vérité, l'est aussi envers le mensonge." Il y aurait donc un mensonge loyal? Et, à l'inverse, une innocence empoisonnée? N'avez-vous jamais rencontré ce que Nietzsche appelle "le mensonge déloyal, le mensonge aux yeux bleus"? Celui qui n'implique, en contrepartie, aucune vérité possible? Le somnambulisme des phénomènes se poursuivant à travers les corps? Mais oui, question magnétique. A quoi s'oppose l'amour: "L'amour est une agitation éveillée, vive et gaie". Et le fin mot du savoir: "C'est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être." Voilà. Vous me copierez cette phrase mille fois. Oui, vous, là, élève machin au lycée Montesquieu ou Montaigne. Je me rappelle que je n'en croyais pas mes yeux. Quelqu'un avait osé l'écrire. Pour les siècle des siècles. Ici même. Dans ce paysage du temps filtré. "Savoir jouir." Je vous laisse là.
Texte paru dans Théorie des exceptions - 1986