Philo: Extraits/Citations

Claude LEVI-STRAUSS

Variations sur le thème d’un tableau de Poussin – (texte paru dans « La Republica » le 29 décembre 1994)

« Peintre philosophe » disaient de Poussin ses contemporains. La monumentale exposition qui se tient jusqu’au 2 janvier à Paris, pour célébrer le quatre centième anniversaire de sa naissance, convainc qu’aujourd’hui encore ses tableaux offrent un aliment à la réflexion.

J’en prendrai pour exemple Echo et Narcisse, aussi appelé La mort de Narcisse, illustration d’un mythe antique que sa charge poétique et symbolique nous rend toujours présent. Les mots « narcissique » et « narcissisme » ne sont-ils pas d’ailleurs passés dans le langage courant?

C’est d’abord la composition du tableau qui retient l’attention. Toutes les lignes divergent. Les jambes de Narcisse s’écartent vers la droite, les bras se contrarient. Les corps des deux autres personnages, la nymphe Echo et le putto porteur d’une torche funéraire s’inclinent dans des directions opposées. Cette divergence par rapport à la verticale se répète dans les branches de l’arbre qui occupe la moitié supérieure du tableau. Par des moyens visuels, ces orientations divergentes évoquent le phénomène acoustique de l’écho qui, lui aussi, s’éloignent progressivement de l’appel ou du cri qui lui a donné naissance jusqu’à se perdre dans le lointain. Comme un des plus connus sonnets de Baudelaire, cette correspondance suggérée entre les données sensorielles imprime au tableau une mélancolie, une tristesse nostalgique qu’accentue l’uniformité du coloris. Sous l’article Echo, le dictionnaire de Littré rassemble des citations tirées des bons auteurs. Au nombre d’une douzaine elles respirent toutes la nostalgie et la douceur. La vertu principale qu’elles reconnaissent à l’écho est, semble-t-il, de ranimer par la répétition le cher souvenir de paroles ou de chants qui ne sont déjà plus. Furetière, qui, comme Poussin cécu au XVII° siècle, se contente dans son dictionnaire d’un seul exemple, non moins instructif: « Les amants malheureux vont faire leurs plaintes à l’écho. » Les emplois techniques du mot préservent cette tonalité. On définit l’écho en musique comme une répétition adoucie: « Les échos sont fort agréables sur l’orgue, » dit Furetière. En poésie, l’écho sert à produire un effet recherché.

Cette valeur positive accordée à l’écho par la pensée occidentale – car, en dehors de la France on lui trouverait d’innombrables exemples – n’est pourtant pas universelle. J’en offrirai pour preuve la valeur négative que les Indiens des deux Amériques assignent à l’écho dans leurs mythes. Il figure sous la forme d’un démon malfaisant qui pousse à bout ceux qui l’interrogent en répétant obstinément leurs questions. Quand l’interlocuteur se fâche, Echo le roue de coups et le rend invalide; ou bien il le ligote avec des intestins humains dont il possède de pleins paniers. D’autres traditions prêtent à la vieille dame Echo le pouvoir de donner des crampes, ce qui est aussi une façon de paralyser ses victimes. Il est vrai qu’Echo se montre parfois secourable. Un ogre l’interroge sur la direction prise par un fuyard qui cherche à lui échapper. Echo le retarde en répétant ses questions au lieu de l’instruire. Quel que soit l’adversaire, Echo l’immobilise donc, ou il le ralentit. Loin d’être comme chez nous en connivence avec celui qui parle et de se mettre à l’unisson des sentiments qui l’animent, l’Echo américain a toujours pour fonction de faire obstacle ou d’entraver. On voit où l’opposition se situe. Pour nous, l’écho éveille la nostalgie. Pour les américains, il est cause de malentendu: on attend une réponse et ce n’en est pas une. Or une contradiction existe entre les deux termes. La nostalgie est un excès de communication avec soi-même: on souffre de se souvenir de choses qu’on aurait mieux fait d’oublier. Inversement, le malentendu peut se définir comme un défaut de communication, cette fois avec autrui.

Ce raisonnement paraît abstrait et théorique, d’un genre que Baudelaire craignit un jour qu’on lui reprochât « parce qu’il a peut-être le tort de rappeler les méthodes mathématiques. » Pourtant il reflète fidèlement ce que disent, dans l’Ancien et le Nouveau Monde, les mythes sur l’origine de l’écho.

Les Grecs et les Eskimo (qui s’appellent eux-mêmes et qu’on appellent désormais Inuit) personnifient l’écho dans une jeune fille changée en pierres. D’après une version du mythe grec, elle s’est refusée au dieu Pan parce qu’elle conserve la nostalgie de Narcisse dont elle était éprise et qui, rebelle à l’amour, l’a repoussée. Dans le mythe inuit, c’est elle qui se montrait rebelle à l’amour et au mariage; aussi les siens l’abandonnèrent. Réfugiée en haut d’une falaise, repentie, elle lançait des propositions de mariages aux hommes qu’elle voyait au loin, pêchant dans leurs kayaks; mais ils ne la croyaient ou ne la comprenaient pas. La nostalgie, ressort du mythe grec, s’inverse donc ici en malentendu. Et l’inversion se poursuit jusqu’à la fin: alors que la nymphe grcque est démembrée par des bergers que, pour se venger d’elle, Pan a rendu fous, l’héroïne inuit se démembre elle-même et transforme les morceaux de son corps en rochers: sort de l’héroïne grecque aussi, volontairement produit dans un cas, passivement subi dans l’autre.

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Toutefois les choses ne sont pas si simples (elles le sont rarement quand on compare les mythes). Si le mythe de Narcisse met en avant le thème de la nostalgie, le thème du malentendu n’en est pas absent pour autant. Ecoutons la façon dont Ovide raconte, au troisième livre des Métamorphoses, l’histoire d’Echo et de Narcisse. Eperdument amoureuse, elle le fuit au fond des bois. Mais elle est incapable de prendre l’initiative, car Junon, pour la punir d’avoir cherché à la distraire par des bavardages pendant que Jupiter courait les aventures galantes, avait condamné Echo à ne pouvoir ni parler la première, ni se taire quand on lui parlait, et à répéter seulement les derniers mots de la voix entendue.

Quand Narcisse séparé de ses compagnons s’inquiète et appelle: « Y a-t-il quelqu’un près de moi? », Echo répète: « …moi ». « Viens! » dit alors Narcisse, et elle l’appelle à son tour. Comme personne n’apparaît, Narcisse s’étonne: « Pourquoi me fuis-tu? », mots qu’Echo lui retourne: « Abusé par cette voix qui reproduit la sienne, « Unissons-nous », reprend’il. Echo, transportée de joie répond: »…Unissons-nous » et elle s’élance vers Narcisse. La voyant celui-ci recule et s’écrie: « Je veux mourir si je m’abandonne à tes désirs », et Echo répète: « … je m’abandonne à tes désirs », etc. »

On est en plein malentendu, mais contraire dont les mythes américains rendent Echo responsable. Car ici, les protagonistes, loin de s’accuser d’incompréhension, s’imaginent qu’ils conversent: Echo croit que les paroles de Narcisse s’adressent à elle, et lui-même croit qu’on lui répond. A tous les deux le malentendu semble ne pas en être un. Ils lui prètent un contenu positif alors que ce contenu est toujours positif dans les mythes américains.

Ce n’est pas tout. Car le thème du malentendu, avec cette fois le même contenu négatif qu’en Amérique, existe dans le mythe grec, mais transféré du registre acoustique au registre visuel. Narcisse prend son reflet dans l’eau pour quelqu’un d’autre dont la beauté l’éblouit et dont il tombe amoureux (alors qu’auparavant il refusait filles et garçons). Après coup seulement il découvre que c’est lui-même. Désespéré de savoir son amour impossible, lui aussi meurt des suites d’un malentendu.

La meilleure preuve que nous atteignons un fond commun au mythe grec et aux mythes américains, c’est que, selon le premier, du corps de Narcisse mort naquit la fleur qui porte son nom (elle pousse près de sa tête dans le tableau de Poussin): le narcisse, en grec narkissos, de narkè qui signifie engourdissement. Tel était en effet le pouvoir attribué à cette fleur chérie des divinités infernales. On leur offrait des couronnes et des guirlandes de narcisses parce que, croyait-on, les furies engourdissaient leurs victimes. Par ce biais le malentendu visuel, si j’ose dire, auquel succombe Narcisse, rejoint le malentendu auditif imputable selon les mythes américain au démon Echo qui paralyse ses victimes en les affligeant de crampes ou en les ligotant avec des intestins.

On ne s’étonnera donc pas si l’inceste, qui est une paralysie des échanges matrimoniaux, figure dans nos mythes, car, comme pour l’écho, il s’agit toujours de la présence insolite du même là où on s’attendrait à trouver du différent. Une version du mythe de Narcisse le dit amoureux de sa soeur jumelle. Elle mourut, et Narcisse cherchait à revoir son image en contemplant son propre reflet dans l’eau. Or des mythes américains prêtent des désirs incestueux à un personage semblable à l’écho en ceci qu’au lieu de répondre ils répétaient la question. On blâma ces conduites; et, conclut le mythe, c’est depuis lors que l’inceste fut prohibé.

Si le mythe grec exprime au moyen du code visuel ce que les mythes américains expriment au moyen du code acoustique, la réciproque est-elle également vraie? Observe-t-on en amérique des images visuelles de l’écho correspondant à la représentation que s’en faisaient les Grecs sur le plan auditif? Seuls les Indiens qui vivent sur la côte canadienne de l’Océan Pacifique semblent avoir donné de l’écho une représentation plastique. C’était pour eux un esprit surnaturel, figuré par des masques d’apparence humaine et munis de bouches interchangeables dites de l’ours, du loup, du corbeau, de la grenouille, du poisson, de l’anémone de mer, du rocher, etc. Le danseur portait ces accessoires dans un panier accroché à sa ceinture, et il les substituait discrètement l’un à l’autre, pour accompagner le déroulement du mythe.

L’écho n’est plus caractérisé ici par la répétition stérile et monotone, cause d’engourdissement et de paralysie. Ce que ces masques aux cents bouches évoquent, c’est au contraire la plasticité inépuisable de l’écho, son pouvoir toujours neuf de reproduire les sons les plus inattendus. Les différentes versions du mythe grec mettent elles aussi en contraste les deux aspects. Tantôt Écho, coupable ne pourra plus que reproduire la dernière partie des mots qu’elle aura entendus; tantôt, innocente, elle recevra le pouvoir d’imiter tous les sons: faculté dont les masques américains offrent l’illustration visuelle. Il est significatif que, dans un cas, le mythe mette l’accent sur le langage articulé, dans l’autre, sur la musique, car, pour les Grecs, la musique, bien supérieurs à la parole, était un moyen de communiquer avec les dieux. Trop bavarde, Écho faisait un abus du langage, et elle se verra réduite à son usage minimal. En revanche, c’est parce que Pan ne désirait pas seulement la nymphe, mais jalousait ses dons musicaux, qu’il la fit mettre en pièces et transforma ses membres en rocher où, grâce à l’écho, continuera de résonner son chant.

Un détour par les Amériques a permis de dégager le fond commun des mythes. Il expose sous tous ses aspects cette divergence qui nous avait paru dominer la composition de Poussin. Divergence inhérente au phénomène physique de l’écho qui, paradoxalement, semble à la fois idiot et capable des plus surprenantes réussites: d’où la curiosité qu’il suscite, l’attrait qu’il exerce sur les promeneur et les touristes. Divergence aussi que le tableau de Poussin manifeste par l’inclinaison dans des sens opposés de la nymphe Écho et du petit émissaire d’un monde surnaturel. L’une, penchée vers la terre avec laquelle une grisaille uniforme la confond déjà; l’autre, penché vers le ciel où perce le seul éclat de lumière dans tout le tableau: contrastes qui, par les moyens complémentaires de la composition et du coloris, rassemblent en une même image la nostalgie stérile de la nymphe, le malentendu fatal de Narcisse, l’impuissance et la toute-puissance de l’écho.

La preuve par mythe neuf – (texte paru dans La Republica du 16 avril 1999)

Les tenants de l’analyse structurale se savent exposés à une critique à laquelle, de temps à autre, il leur faut bien répondre. On leur reproche comme une faiblaisse inhérente à leur entreprise d’abuser de l’analogie en se contentans des plus superficelles; on bien, faisant flèche de tout bois, de recourir à des analogies hétéroclites et, de ce fait, contestables. Les séries illimités d’associations produites par l’analyse structurale resembleraient alors, aux yeux de cerains, à ce jeu en honneur chez les collégiens, consistant à échanger des mots dont chacun commence par la ou les syllabes terminant le mot précédent, en mettant à contribution les secteurs les plus incongrus du lexique.

Resterait à s’interroger sur l’attrait qua ce jeu pour de jeunes esprits. On ne l’expliquerait pas par une recherche d’assonances qu’on dirait simplement poétique. L’assonance est un des moyens dont la poésie se sert pour atteindre des réalités inexprimables en prose. De fait ce jeu évoque sous forme rudientaire un procédéde versification familier aux vieux poètes, par rimes dites enchaînées, concaténées, annexées, ou encore fraternisées, il rappelle aussi les « mots pivots », kake kotoba, de la versification japonaise où une même syllabe ou un même groupe de syllabe reçoit simultanément deux significations. En jouant elle aussi de la similarité et de la différence la rime fait apparaître des rapports d’équivalence entre le son et le sens: « Ce serait commettre une simplification abusive que de traiter la rime simplement du point de vue du son. La rime implique nécessairement une relation sémantique » (Jakobson, « Essais de linguistique générale I », p.233)

On ne se débarassera donc pas des analogies enchaînées par l’analyse structurale en les mettant à la place sualterne que, dans un autre genre, on aurait tort d’assigner pareillement aux rimes, car les unes et les autres sont plus chargées de sens qu’on n’imagine. Ce qui fonde ces analogies, c’est que, comme termes d’un raisonnement hypothético-déductif, elles débouchent sur des conclusions dont il doit être possible d’administrer la preuve (Lévi-Strauss « La Potière jalouse »).

Soit l’argile à poterie, prise pour point de départ. On passe de celle-ci à l’Engoulevent parce que, dans certains mythes, elle est l’effet, et il en est la cause. Sitôt formée, l’image de l’Engoulevent s’inverse en celle du Paresseux qui, par plusieurs traits, forme avec lui un couple d’oppositions. La similarité des genres de vie du Paresseux et d’autres animaux incite alors à les subsumer tous sous le concept de faune arboricole, lequel conduit au peuple des nains sans anus, représentation figurée de cette faune: de là, aux nains sans bouche, par une relation de symétrie inversée qu’on observe en changeant d’hémisphère.

Ces transferts successifs, d’ordre tantôt logique, tantôt rhétorique ou encore géographique, se fondent sur des relations de contiguïté, de ressemblance, d’équivalence ou d’inversion. Ils relèvent de la syllepse, de la métonymie ou de la métaphore. Comment convaincra-t-on que ces choix ne sont pas arbitraires, faits chaque fois pour les besoins de la cause? Et n’éloignent-ils pas de plus en plus du point de départ, comme si l’on oubliait en cours de route la poterie dont le statut mythique avait fourni sa raison d’être à l’enquête? Après avoir rappelé la thèse selon laquelle la faune arboricole serait conçue par la mythologie américaine comme la transformation d’un peuple de nains, un critique objecte: « Mais on ne fait que le supposer, car […] la plupart de ces relations sont simplement postulées, sans que des mythes soient produits qui viennent les justifier […]. Considérant le lieu stratégique que ces mythes devraient occuper dans La Potière jalouse, pour l’administration de la preuve, cela ne laisse pas d’être significatif » (Abad Marquez « La Mirada distande sobre Lévi-Strauss » 1995). Or ce parcours sinueux, où interviennent à chaque étape de nouveaux postulats, de nouvelles hypothèses, se trouve immédiatement et globalement validé quand un mythe jusqu’alors inconnu émerge, qui court-circuite les intermédiaires et fait se rejoindre la conclusion et les prémisses. C’est le cas d’un mythe des Indiens Tatuyo de la région du Vaupès, recueilli par Mme Elsa Gomez-Imbert, qui, consciente de son importance pour ma démonstration, me le communiqua avant de l’avoir publié. Qu’elle en soit ici remerciée.

On peut distinguer deux parties dans ce mythe. La seconde, que je laisserai provisoirement de côté, traite de la fabrication des pots, occupation féminine, et explique pourquoi elle est devenue laborieuse. La première partie remonte plus haut dans le temps: jusqu’à l’origine de l’argile, matière première de la poterie.

Un Indien qui pêchait rencontra fortuitement l’Esprit des Forêts, le Sans-Anus. Il lâchat un pêt en sa présence. L’Esprit, étonné, s’enquit de l’origine du bruit. L’homme lui expliqua que c’était son anus qui parlait. L’Esprit avoua qu’il n’avait pas d’anus. L’Indien proposa de lui en percer un et enfonça avec une telle violence une latte de bois bien aiguisée dans le fondement de l’Esprit qu’il le tua. De ce trou on extrait aujourd’hui l’argile, qui est la chair pourrie de l’Esprit (Gomez-Imbert, « La façon des poteries. Mythe sur l’origine de la poterie » 1990, p.193-227). Une argumentation complexe étalée sur cent pages avait été nécessaire pour démontrer que les mythes d’origine de l’argile et ceux sur les nains sans anus apartenaient au même ensemble, et pour en déterminer les raisons. La justesse de ce long parcours se trouve désormais avérée par un mythe qui identifie le Sans-Anus et l’argile

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De la même façon, un mythe resté en dehors du champ de l’enquête permet d’élucider une connexion qu’on avait été, dans ce cas, contraint de postuler entre deux ensembles de mythes: l’un sur l’origine de la poterie, l’autre sur l’origine de la couleur des oiseaux.

Commençons par rappeler qu’en Amérique les mythes sur l’origine de la poterie se répartissent en deux sous-ensembles selon qu’ils traitent de l’origine de la poterie ou – comme la seconde partie du mythe tatuyo – de la fabrication ou de la décoration des pots. Cet art fut enseigné aux femmes par la maîtresse surnaturelle de la poterie, que les mythes représentent aussi sous la forme de l’arc-en-ciel, serpent monstrueux vivant au fond des eaux. Ce sont les motifs polychromes ornant sa peau que copièrent et dont s’inspirent encore aujourd’hui les potières pour décorer leurs ouvrages.

Mais d’autres mythes mettent en scène ce serpent dans une histoire très différente: les oiseaux, dont il était l’ennemi, se partagèrent sa dépouille et, selon le morceau de peau qui lui échut, chaque oiseau, représentatif d’une espèce, acquis son plumage distinctif.

Par le biais de la polychromie, une liaison s’établit donc entre la couleur des oiseaux, la poterie décorée, et l’argile. A première vue, rien ne la rend nécessaire. Pourtant un mythe permet de démontrer l’unité des deux ensembles. Il provient des Indiens Maya du Yucatan, loin de l’Amazonie, certes, mais nos premières réflexions sur le rôle de la polychromie dans les mythes sud-américains avaient déjà conduit jusqu’au Mexique (Lévi-Strauss « Le cru et le cuit »; « Du miel aux cendres »).

On connaît plusieurs versions de ce mythe. D’après la plus récente, les oiseaux, qui se querellaient sans cesse, furent convoqués en assemblée par le Grand Ancètre pour se donner un roi. Dindon sauvage se porta candidat, fit valoir sa taille bien proportionnée, sa voix mélodieuse; mais ses plumes n’étaient pas assez belles. Il emprunta celles d’Engoulevent et fut élu. Cependant Engoulevent attendit vainement les faveurs que Dindon lui avait promises en retour. Les oiseaux le retrouvèrent caché dans les bois, dévêtu, à demi mort de froid. Chacun, pris de pitié, lui donna une de ses plumes. C’est pourquoi l’Engoulevent a aujourd’hui un plumage mélangé (Boccara « Puyuy, l’amoureux déçu. La mythologie de l’Engoulevent en pays Maya » 1996).

Il est de fait que l’Engoulevent porte un plumage nuancé de gris, de fauve, de brun et de noir. Sa tonalité sombre et peu voyante se confond avec les teintes du terrain ou de l’arbre sur lequel ces oiseaux se tiennent accroupis.

Le mythe suit manifestement une marche régressive. A l’inverse des mythes qui racontent comment les oiseaux acquirent leur plumage distinctif, celui-ci raconte comment l’Engoulevent perdit le sien et retomba dans l’indistinction chromatique qui, à l’origine, était le lot de tous les oiseaux. La démarche des mythes de l’ensemble alterne, sur l’origine de la poterie, est la même: ils racontent comment une femme indiscrète (c’est-à-dire coupable d’incontinence orale) perdit les pots reçus de sa bienfaitrice surnaturelle; ils se brisèrent en morceaux qui redevinrent des boulettes d’argile, matière identifiée par le mythe tatuyo à un personnage affligé de rétention anale (au lieu d’être trop ouvert par en haut, il est trop fermé par en bas).

Le chemin qui ramène à la poterie décorée à l’argile est celui qui ramène des plumages colorés des oiseaux à celui, confus et terne, de l’Engoulevent sont donc parallèles; ou, si l’on préfère, sous le rapport des couleurs, l’Engoulevent est aux autres oiseaux comme l’argile est à la poterie décorée. Ainsi se trouve validé le choix qu’on avait fait des mythes jivaro, qui confondent l’Engoulevent et l’argile, comme cellule génératrice de la mythologie de la poterie.

Par rapport aux longues chaînes d’associations qu’il avait fallu tendre entre les mythes pour parvenir à une démonstration, le mythe servant de preuve offre le caractère d’un résidu: il n’y reste que l’essentiel. Comme en arythmétique, la preuve consiste à remplacer une opération compliquée (en l’occurence, celle qui s’est déroulée au moyen de nombreux mythes) par une opération homologue, plus simple, effectuée sur un seul mythe; puis à vérifier si les deux résultats coïncident.

Mais, même si la preuve donne un résultat juste, rien encore n’assure qu’on ne l’a pas obtenu par chance, et que la façon dont furent enchaînées les associations correspond à quelque chose de réel en dehors de l’esprit de l’analyste. Pour l’établir il faudra multiplier les preuves. La comparaison avec l’arythmétique est risquée; on ne lui demandera qu’un conseil de prudence. Avec la preuve par neuf, la preuve par mythe ici qualifié de neuf – parce que il était inconnu au moment de l’enquête ou que la route suivie ne l’avait pas rencontré – a ceci en commun d’être seulement vraisemblable et de pouvoir au plus prétendre, mais c’est déjà beaucoup, surtout dans les sciences dites humaines, à une bonne probabilité.

Préface à « Six leçons sur le son et le sens » de Roman Jakobson

Un livre signé Roman Jakobson n’a pas besoin de préface, et je n’aurais pas assumer l’honneur écrasant d’en écrire une si Jakobson lui-même n’avait souhaité que j’apporte ici mon témoignage d’auditeur., et aussi, me permettrai-je d’ajouter, de disciple. En effet, ces leçons vieilles d’un tiers de siècle, et que leur auteur se décide enfin à publier après en avoir si souvent forémé le projet chaque fois retarder ar des tâches plus pressantes, sont les premières que je l’entendis prononcer à l’Ecole libre des hautes études de New York, durant cette année 1942 – 1943 où nous commençames à fréquenter réciproquement nos cours.

En les lisant aujourd’hui mon esprit retrouve l’excitation ressentie il y a trente quatre ans. A cette époque, je ne savais à peu près rien en linguistique et le nom de Jakobson m’était inconnu C’est Alexandre Koyré qui m’éclaira sur son rôle et nous mit en rapport. Encore sous le coup des difficultés que, du fait de mon inexpérience, j’avais rencontré trois ou quatre ans auparavant pour noter correctement les langues du Brésil central, je me promis d’acquérir auprès de Jakobson les rudiments qui me manquaient. En fait, son enseignement m’apporta tout autre chose et, est-il besoin de le souligner, bien d’avantage: la révélation de la linguistique structurale, grâce à quoi j’allais pouvoir cristalliser en un corps d’idées cohérentes des rêveries inspirées par la contemplation de fleurs sauvages, quelque part du côté de la frontière luxembourgeoise au débur de mai 1940, et les sentiments ambigus, mélange d’enthousiasme et et d’exaspération, qu’un peu plus tard, à Montpeellier – où, pour la dernière fois de ma vie, j’exerçai un court moment le métier de professeur de philosophie – avait éveillé en moi la lecture des Catégories matrimoniales et reations de proximité dans la Chine ancienne de Marcel Granet, en raison, d’une part, de la tentative qui s’y manifestait pour constituer des faits apparemment arbitraires en système, et, d’autre part, à cause des résultats d’une complication imbrobable auxquels cette tentative aboutissait.

Ce qu’au contraire la linguistique structurale devait m’apprendre, c’est qu’au lieu de se laisser égarer par la multiplicité des termes, il importe de considérer les relations plus simples et mieux intelligibles qui les unissent. En écoutant Jakobson, je découvrais que l’ethnologie du XIX° siècle, et même du début du XX°, s’était contentés, comme comme la linguistique des néogrammairiens, de substituer « des problèmes d’ordre strictement causal aux problèmes des moyens et des fins ». Sans jamais décrire vraiment un phénomène, on se contentait de renvoyer à ses origines. Les deux disciplines se voyaient ainsi confrontées à « une multitude écrasante de variations », alors que l’explication doit toujours se donner pour but de « montrer les invariants à travers la variété ». Mutatis mutandis, ce que Jakobson disait de la phonétique s’appliquait aussi bien à l’ethnologie: « Il est vrai que la matière phonique du langage a été étudiée à fond, et que ces études, surtout au cours des cinquantes dernières années, ont donné des résultats brillants et abondants; mais la plupart du temps on a étudié les phénomènes en question abstraction faite de leur fonction. Dans ces conditions, il a été impossible de classifier ces phénomènes et même de les comprendre ».

En ce qui concerne les systèmes de parenté qui, dès cette année 1942 – 1943, faisaient l’objet de mon cours, des hommes comme Van Wouden (dont je ne connaissais pas encore l’œuvre) et Granet avaient eu le mérite de dépasser ce stade, mais sans s’affranchir de la considération des termes pour s’élever à celle des relations. Ne pouvant saisir par ce dernier biais la raison des phénomènes, ils s’étaient condamnés à la tâche sans issue de chercher des choses derrière les choses, avec le vain espoir d’en atteindre de plus maniables que les données empiriques auxquelles leurs analyses se heurtaient. Mais, imaginaires ou réels, on peut dire de n’importe quels termes ce que Jakobson écrit ici sur l’individualité phonique des phonèmes: « Ce qui importe (…), ce n’est pas du tout l’individualité (…) de chacun d’eux, vue en elle-même et existant pour elle-même. Ce qui importe, c’est leur opposition réciproque au sein d’un système (…). »

Ces vues novatrices, au-devant desquelles me portaient sans doute ma propre réflexion, mais sans que j’eusse encore l’audace ni l’outillage conceptuel nécessaires pour les mettre en forme, étaient d’autant plus persuasives que Jakobson les exposait avec cet art incomparable qui fait de lui le plus éblouissant professeur et conférencier qu’il m’ait été donné d’entendre; le texte qu’on va lire en restitue pleinement l’élégance et la force démonstrative. Car ce n’est pas la moindre valeur de ces pages que de témoigner, pour tous ceux qui n’eurent pas la chance d’écouter Jakobson, ce que furent, et ce qu’en sa quatre-vingtième année continuent d’être ses conférences et ses cours.

Servi par un talent oratoire égal à lui-même en quelque langue où Jakobson choisisse de s’exprimer (même si on le suppose sans commune mesure avec celui qu’il déploie dans sa langue maternelle) ces cours développent leur argumentation avec autant de limpidité que de rigueur. Jamais Jakobson ne prolonge des développement abstraits et parfois difficiles sans les illuminer par des exemples tirés des langues les plus diverses et, souvent aussi, de la poésie et des arts plastiques contemporains. Un recours systématique aux grands penseurs – stoïciens, scholastiques, rhétoriciens de la Renaissance, grammairiens de l’Inde, d’autres encore – traduit un souci constant de mettre les idées neuves en perspective, et d’imprimer dans l’esprit des auditeurs le sentiment d’une continuité de l’histoire et de la pensée.

Chez Jakobson, l’ordre de l’exposition suit pas à pas celui de la découverte. Son enseignement y gagne une puissance dramatique qui tient l’auditeur en haleine? Fertile en coups de théätre, les détours y alternent avec les racourcis fulgurants qui précipitent le marche vers un dénoument que rien, parfois, ne laissait prévoir et qui, toujours, emporte la convisction.

A côté de ses ouvrages directement destinés à l’impression, ces six leçons resteront comme un échantillon de son style parlé auquel la rédaction n’a rien fait perdre de sa saveur. La première leçon expose l’état de la linguistique à la fin du XIX° siècle. Elle critique les vues des néogrammairiens pour qui le son et le sens relevaient d’ordres entièrement séparés. Elle fait leur place aux résultats des recherches phonétiques, mais, par le biais d’une distinction entre phonétique motrice et phonétique acoustique, elle démontre qu’il est impossible de dissocier le son du sens, les moyens linguistiques de leurs fins.

Si le son et le sens sont indissociables, quel est alors le mécanisme de leur union? Dans la deuxième leçon, Jakobson prouve que la notion de phonème permet de résoudre ce mystère apparent; il définit cette notions, retrace sa genèse et discute les interprétations qui en furent d’abord proposées. Poursuivant dans la même ligne, la troisième leçon aborde la théorie de la phonologie, fondée sur le primat de la relation et du système. Elle refuse de s’interroger sur la nature du phonème, question sans utilité ni portée, et, par une analyse réelle, elle établit l’originalité de cette entité linguistique en la comparant au morphème, au mot et à la phrase. Seule unité linguistique sans contenu conceptuel, le phonème, dépourvu de significations propres, est un outil servant à distinguer les significations.

Mais aussitôt, deux problèmes se posent qui font l’objet de la quatrième leçon. En premier lieu, la définition du phonème comme valeur distinctive implique que les phonèmes jouent leur rôle en raison non de leur individualité phonique, mais de leur opposition réciproque au sein d’un système. Cependant entre ces phonèmes qui s’opposent, on ne distingue pas de connexion logique: la présence de l’un n’évoque pas nécessairement l’autre. En second lieu, si les rapports d’opposition entre les phonèmes constituent des valeurs primaires permettant de différencier le sens, comment comprendre que ces rapports soient beaucoup plus nombreux que les phonèmes qui en dérivent? Jakobson montre que ces deux paradoxes découlent d’une conception erronée selon laquelle les phonèmes seraient des unités indécomposables. Au contraire, dès qu’on les analyse en éléments différentiels, on accède à de nouveaux types de rapports qui, d’une part offrent le caractère d’opposition logique, et qui, d’autre part, sont, dans toutes les langues moins nombreux que les phonèmes engendrés par le jeu de ces oppositions.

La cinquième leçon illustre ces vues théoriques en décrivant et en analysant le consonantisme français. A cette occasion on approfondit la notion de variante combinatoire, et on résout de façon positive le problème de la présence du phonème sur les axes de successivités et de simultanéités. Cette démonstration résulte en partie d’un traitement original de la notion de more qui, il m’en souvient, devait enchanter Boas peu de temps avant sa disparition, au cours d’un dîner chez lui auquel Jakobson et moi fûmes conviés.

La sixième leçon reprend et récapitule l’argumentation du cours entier. Mais les conclusions de Jakobson ne sont jamais répétitives. Elles conduisent l’auditeur au-delà du point où celui-ci croyait qu’il aurait licence de s’arrêter? C’est ainsi que, dans ce cas particulier, Jakobson l’amène à dépasser le principe saussurien de l’arbitraire du signe linguistique. Ce signe apparaît sans doute arbitraire quand on se place au point de vue de la ressemblance, c’est à dire quand on compare les signifiants d’un même signifié dans plusieurs langues; mais, comme l’a montré Benvéniste, pour chaque langue prise à part, il cesse de l’être au regard de la contigüité perçue comme relation nécessaire entre signifiant et signifié. Dans le premier cas, le rapport est interne; il est externe dans le second. C’est pourquoi le sujet parlant cherche à copenser l’absence de l’un par un recourt à l’autre en conférant un symbolisme phonétique au langage. Sur un terrain dont Jakobson expose les assises organiques, s’accomplit à nouveau l’union du son et du sens, méconnue par les phonéticiens traditionnels, non pas tant pour avoir réduit l’activité linguistique à son substrat physiologique – point de vue critiqué dans la première leçon – mais, on le comprend alors, pour s’être bornés à traiter trop superficiellement cet aspect.

Aujourd’hui mieux que jamais, avec le passage des ans, je reconnais les thèmes de ces leçons qui m’ont le plus fortement marqué. Si hétéroclites que puissent être des notions comme celles de phonème et de prohibition de l’inseste, la conception que j’allais me faire de la seconde s’inspire du rôle assigné par les linguistes à la première. Comme le phonème, moyen sans signification propre pour former des significations, la prohibition de l’inceste m’apparut faire charnière entre deux domaine tenus pour séparés. A l’articulation du son et du sens répondait ainsi, sur un autre plan, celle de la nature et de la culture. Et, de même que le phonème, comme forme, est donné dans toutes les langues au titre de moyen universel par lequel s’instaure la communication linguistique, la prohibition de l’inceste, universellement présente si l’on s’en tient à son expression négative, constitue elle aussi une forme vide, mais indispensable pour que devienne à la fois possible et nécessaire l’articulation des groupes biologiques dans un réseau d’échanges d’où résulte leur mise en communication. Enfin, la signification des règles d’alliance, insaisissables quand on les étudie séparément, ne peut surgir qu’en les opposant les unes aux autres, de la même façon que la réalité du phonème ne réside pas dans son individualité phonique, mais dans les rapports oppositifs et négatifs qu’offrent les phonèmes entre eux.

« Le grand mérite de Saussur, dit Jakobson, est d’avoir exactement compris qu’une donnée extrinsèque existe inconsciemment. » On ne saurait douter que ces leçons apportent aussi une contribution capitale aux sciences humaines en soulignant le rôle qui revient, dans la production du langage (mais aussi de tous les systèmes symboliques), à l’activité inconsciente de l’esprit. En effet, c’est seulement à la condition de reconnaître que le langage, comme toute autre institution sociale, présuppose des fonctions mentales opérant au niveau inconscient et qu’on se met en mesure d’atteindre, par-delà la continuité des phénomènes, la discontinuité des « principes organisateurs » qui échappent normalement à la conscience du sujet parlant ou pensant. La découverte de ces principes, et surtout de leur discontinuité, devait ouvrir la voie aux progrès de la linguistique et des autres sciences de l’homme dans sa foulée.

Le point est d’importance, car on a parfois contesté que dès sa naissance, et notamment chez Troubetzkoy, la théorie phonologique impliquât le passage à l’infrastructure inconsciente. Or, il n’est que de comparer la critique faite ici de Scerba par Jakobson pour voir qu’elle coïncide en tous points avec celle formulé par Troubetzkoy, ce qui n’a rien d’étonnant quand on se souvient de l’intimité qui régnait entre leurs pensées: « Scerba et quelques autres élèves de Baudoin de Courtenay, écrit Jakobson, (…) ont fait appel à la #conscience linguistique# du sujet parlant » faute d’avoir compris que « les éléments de la langue restent en-dessous du seuil de notre dessein réfléchi. Comme disent les philosophes, l’activité linguistique fonctionne sans se connaître ». Et Troubetzkoy: « Le phonème est une notion linguistique et non pas psychologique. Toute référence à la conscience linguistique doit être écartée en définissant le phonème » (Principes de phonologie). La résolution du phonème en éléents différentiels, présentie par Troubetzkoy mais accomplie pour la première fois paer Jakobson en 1938, devait définitivement permettre « objectivement et sans aucune équivoque » d’écarter tout recours à « la conscience des sujets parlants ». La valeur distinctive des éléments constitue le fait premier, et notre attitude plus ou moins consciente vis à vis de ces éléments ne représente jamais qu’un phénomène secondaire.

Sur un seul aspect de ces leçons Jakobson ne maintiendrait probablement pas sa position d’il y a plus de ternte ans. En 1942 – 1943, il pensait pouvoir dire, – à l’époque, avec raison – que « la langue est l’unique système composé d’éléments qui sont en même temps signifiants et vides de signification ». Depuis lors une révolution s’est produite en biologie avec la découverte du code génétique, révolution dont les conséquences théoriques ne pouvaienbt manquer de retentir sur l’ensemble des sciences humaines. Jakobson l’a aussitôt compris; il fur l’un des premiers à reconnaître et à mettre en lumière « l’extraordinaire degrès d’analogie entre le système d’information génétique et le système d’information verbale » (Essais de linguistique générale, II, Rapports internes et externes du langage 1973). Après avoir inventorié « tous ces caractères isomorphes entre le code génétique (…) et le modèle architectonique qui sous-tend les codes verbeaux de toutes les langues humaines », il fait un pas de plus et pose la question de savoir « si l’isomorphisme de ces deux codes différents, le génétique et le verbal, s’explique par une simple convergence due à des besoins similaires, ou si les fondements des structures linguistiques manifestes, plaqués sur la communication moléculaire, ne seraient pas directement modelés sur les principes structuraux de celle-ci« .

Immense problème, que la colaboration entre les biologistes et les linguistes permettra peut-être un jour de résoudre. Mais, dès maintenant, ne sommes-nous pas en position pour formuler et résoudre, à l’autre bout de l’échelle des opérations linguistiques, un problème du même type bien que de portée infiniment plus modeste? Il s’agit alors du rapport entre l’analyse linguistique et celle des mythes. Sur l’autre versant de la langue – celui tourné en direction du monde et de la société, au lieu de l’organisme – se pose pose la même question du rapport entre la langue et un système (plus proche d’elle, certes, puisqu’il en fait obligatoirement usage) mais qui, d’une autre façon que la langue, se compose d’éléments combinés entre eux pour former des significations, sans rien signifier par eux-mêmes, quand on les prend isolément.

Dans la troisième leçon, Jakobson établit contre Saussure que les phonèmes se distinguent des autres entités linguistiques – mots et catégories grammaticales – par un ensemble de caractères qu’on ne retrouve intégralement présents dans aucune. Sans doute les catégories grammaticales partagent-elles avec les phonèmes les caractères d’entités oppositives et relatives, mais, à la différence de ceux-ci, elles ne sont jamais négatives, autrement dit leur valeur n’est pas purement distinctive: chaque catégorie grammaticale prise à part porte une charge sémantique perçue par le sujet parlant. Or, on peut se demander si tous les caractères du phonème ne resurgissent pas dans ce qu’on a appelé les mythèmes : éléments de construction du discours mythique qui, eux aussi, sont des entités tout à la fois oppositives, relatives et négatives; pour reprendre la formule que Jakobson applique aux phonèmes, « des signes différentiels, purs et vides ». Car il faut toujours distinguer la ou les significations qu’un mot possède dans la langue, du mythème qu’en tout ou en partie ce peut servir à dénoter.. Dans la langue courante le soleil est l’astre du jour; mais, pris en lui-même et pour lui-même, le mythème « Soleil » n’a aucune sens. Selon les mythes qu’on choisit de considérer, il peut recouvrir les contenus idéels les plus divers. En vérité, nul, voyant apparaître le soleil dans les mythes, ne pourra préjuger de son individualité, de sa nature et de ses fonctions. C’est seulement des rapports de corrélation et d’opposition qu’il entretient, au sein du mythe, avec d’autres mythèmes que peut se dégager une signification. Celle-ci n’appartient en propre à aucun mythe; elle résulte de leurs combinaisons.

Nous sommes conscient des risques qu’on court à vouloir esquisser des correspondances d’ordre formel entre des entités linguitiques et celles que l’analyse des mythes croit mettre à jour. Ces dernières relèvent sans doute de la langue, mais, au sein de la langue, elles constituent un ordre à part en raison des principes qui les régissent. En toute hypotèse, on se tromperait gravement si l’on croyait que, pour nous, le mythème soit de l’ordre du mot ou de la phrase: entité dont on puisse définir le ou les sens, fût-ce de manière idéale (car même le sens d’un mot varie en fonction du contexte), et ranger ces sens dans un dictionnaire. Les unité élémentaires du discours mythique consistent, certes, en mots et en phrases, mais qui, dans cet usage particulier et sans vouloir pousser trop loin l’analogie, seraient plutôt de l’ordre du phonème, comme unités dépourvues de significations propres, mais permettant de produire des significations dans un système où elles s’opposent entre elles, et du fait même de ces oppositions.

En mettant les choses au mieux, les énoncés mythiques ne reproduiraient donc la structure de la langue qu’au prix d’un décalage: leurs éléments de base fonctionnent comme ceux de la langue, mais leur nature est plus complexe dès le départ. Du fait de cette complexité, le discours mythique décolle, si ‘on peut dire, de l’usage courant de la langue, de sorte qu’on ne peut mettre exactement en parallèle les résultats ultimes qu’ici et là, les unités de rang différent produisent en se combinant. A la différence d’un énoncé linguistique qui ordonne, questionne ou informe, et que tous les membres d’une même culture ou sous-culture peuvent comprendre pour peu qu’ils disposent du contexte, le mythe n’offre jamais à ceux qui l’écoutent une signification déterminée. Un mythe propose une grille, définissable seulement par ses règles de construction. Pour les participant à la culture dont relève le mythe, cette grille confère un sens, non au mythe lui-même, mais à tout le reste: c’est-à-dire aux images du monde, de la société et de son histoire dont tous les membres du groupe ont plus ou moins clairement conscience, ainsi que des interrogations que leur lancent ces divers objets. En général, ces données éparses échouent à se rejoindre et, le plus souvent, elles se heurtent. La matrice d’intelligibilité fournie par le mythe permet de les articuler en un tout cohérent. Soit dit en passant on voit que ce rôle attribué au mythe débouche directement sur celui qu’un Baudelaire pouvait prêter à la musique.

Ne trouve-t-on pas là aussi – bien qu’à l’autre extrémité de l’échelle – un phénomène analogue à ce « symbole phonétique » auquel Jakobson fait une grande place dans la sixième leçon? Même s’il relève « des lois neuropsychologiques de la synesthésie » et, d’ailleurs, en vertu même de ces lois, ce symbolisme, lui non plus, n’est pas nécessairement pareil pour tous. La poésie dispose de nombreux moyens pour surmonter la divergence entre le son et le sens, que déplorait Mallarmé, dans les mots jour et nuit. Mais, si l’on me permet d’apporter ici un témoignage personnel, j’avoue n’avoir jamais perçu cette divergence comme telle: elle me fait seulement percevoir ces périodes de deux façons. Pour moi, le jour est quelque chose qui dure, la nuit quelque chose qui se produit ou qui survient, comme dans la locution « la nuit tombe ». L’un dénote un état, l’autre un évènement. Au lieu de percevoir une contradiction entre les signifiés et les particularités phoniques de leurs signifiants respectifs, je confère inconsciemment aux signifiés des natures différentes. Jour présente un aspect duratif, congruent avec un vocalisme grave, nuit un aspect perfectif, congruent avec un vocalisme aigu; ce qui, à sa manière, fait une petite mythologie.

Aux deux poles de la langue nous rencontrons ce vide dont parle Jakobson, et qui appelle un contenu pour le remplir. Toutefois, d’un pole à l’autre, les rapports repectivements présents et absents s’inversent. Au plus bas de la langue, le rapport de contiguïté est donné, celui de ressemblance manque. En revanche, à ce niveau qu’on pourrait dire hyperstatique (parce que s’y manifestent des propriétés d’un nouvel ordre) où la mythologie plie la langue à son usage, c’est le rapport de ressemblance qui est présent – à l’inverse des mots les mythes de peuples différents se ressemblent – , mais le rapport de contiguïté se dérobe puisque, comme on l’a vu, aucun lien nécessaire n’existe entre le mythe comme forme de signification et les signifiés concrets auxquels il peut venir s’appliquer.

Reste que, dans un cas comme dans l’autre, le complément n’est ni prédéterminé, ni imposé. Tout en bas, là où la langue est en prise directe sur des lois neurophysiologiques qui actualisent les propriétés de cartes cérébrales entre lesquelles existent des homologies, le symbolisme phonétique trouve à s’exprimer. Tout en haut, dans cette zone où la langue transcendée par le mythe s’embraie sur des réalités externes, on verrait apparaître un symbolisme sémantique qui prend la place de l’autre. Mais, pour éloignés qu’ils soient aux deux bouts de la gamme sur laquelle s’échelonnent les fonctions linguistiques, ces deux symbolismes, l’un phonétique, l’autre sémantique, offrent une nette symétrie. Ils répondent à des exigences mentales du même type tournées soit vers le corps, soit vers la société et le monde.

A ces extensions possibles de sa pensée théorique, que Jakobson récuserait peut-être, on mesure en tous cas l’ampleur du domaine qu’il a ouvert à la recherche, et la fécondité des principes sur lesquels, grâce à lui, celle-ci peut désormais se guider. Bien qu’anciennes, ces leçons n’illustrent pas un état de la science à un moment du passé. Aujourd’hui comme hiers, elle font revivre une grande aventure de l’esprit dont les prolongements n’ont pas fini de se manifester dans l’oeuvre de Jakobson, toujours en plein essor, et chez tous ceux, linguistes ou spécialistes d’autres disciplines, auxquels il a montré la voie et qu’il continue d’inspirer.

Roman JAKOBSON

SIX LECONS SUR LE SON ET LE SENS ( Texte établi à partir de la rédaction préparatoire rédigée en Français pour ses conférences par Roman Jakobson )

Première leçon

Vous connaissez la fameuse poésie d’Edgard Poe « Le corbeau » (The Raven) et le refrain mélancolique de ce poème, nevermore. Ce terme, le seul que profère l’hôte lugubre, « est tout son bagage de savoir », comme le souligne le poète que nous citons ici d’après la traduction de Baudelaire. Ce vocable qui ne compte que quelques sons a pourtant un riche contenu sémantique. Il signale la négation, négation pour l’avenir, négation pour l’avenir à jamais. Ce mot augural de sept sons – sept, puis que Poe insiste sur la présence de l’r final comme étant, nous dit-il, « la consonne la plus vigoureuse » (most producible) -, ce refrain se montre capable de nous transporter dans le futur – plus encore, dans l’éternité.

Mais, s’il est riche en ce qu’il révèle, il est plus riche encore en ce qu’il dissimule, riche en significations virtuelles, en diverses significations particulières suggérées par le contexte de l’interlocution ou par toute la situation. Abstraction faite de tout contexte, il sous-entend un nombre indéterminé de situations. « Je m’appliquais à enchaîner les idées aux idées », dit le poète, « cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Nevermore (Jamais plus)! Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant… Je cherchais à deviner cela… » Et, le contexte du dialogue étant donné, ce refrain signifie tour à tour: Tu ne l’oublieras jamais plus, tu ne te calmeras jamais plus, tu ne l’embrasseras jamais plus, je ne te quitterai jamais plus! En outre, le même mot peut avoir la fonction d’un nom propre, nom symbolique que le poète attribue à son visiteur nocturne.

Mais la sémantique proprement dite de ce terme (sa signification générale et ses significations accidentelles, contextuelles) n’épuise pas toute sa valeur. Edgard Poe lui-même nous a raconté que c’est la fonction onomatopoétique virtuellement refermée dans les sons du mot nevermore qui lui a suggéré l’association avec le croassement du corbeau et qui lui a même inspiré tout le poème. Enfin, bien que le poète ne cherche pas à affaiblir l’unité, la monotonie du refrain, et qu’il l’introduise toujours de la même manière: « Le corbeau dit: Nevermore!« , il est hors de doute que divers moyens phoniques tels que le ton et c’est modulations, l’accent d’intensité et l’allure, les nuances d’articulation des sons et de leurs groupes, que ces différents moyens permettent de toute manière quantitativement et qualitativement la valeur émotive du mot.

Le refrain d’Edgard Poe ne nous fait voir qu’un tout petit nombre d’articulations, ou bien – si l’on passe de l’aspect moteur de la parole à son aspect acoustique – un petit nombre de mouvements vibratoires nécessaires pour percevoir le mot. Bref, un minimum phonique suffit pour rendre et transmettre un riche contenu conceptuel, émotif et esthétique. Nous nous trouvons immédiatement devant le mystère de l’idée incorporée à la matière phonique, le mystère du mot, du symbole linguistique, du Logos, un mystère qui demande à être élucidé.

Bien entendu, on nous enseigne depuis longtemps que, comme tout signal verbal, le mot est une unité à deux faces. C’est l’aspect matériel: le son d’un côté, et c’est l’aspect spirituel: le sens de l’autre. Tout mot, et tout signe verbal engénéral, présente l’union du son et du sens, ou en d’autres termes, l’union du signifiant et du signifié, union qu’on a tenté de représenter par le schéma suivant: (SIGNIFIE/SIGNIFIANT). Or, si le fait de cette union est absolument clair, sa structure reste fort peu connue. Une suite des sons se trouve être le véhicule du sens, mais comment les sons remplissent-ils cette fonction de véhicule? Quels sont exactement les rapports entre les sons et le sens à l’intérieur du mot et de la langue en général? Finalement, il s’agit de dégager le plus petit, l’ultime élément phonique chargé d’une valeur significative, ou – en termes métaphoriques – il s’agit de trouver les quantas de la langue. Or ce n’est que récemment que ce complexe de problèmes, en dépit de son importance fondamentale pour la science du langage, a été enfin soumis à une analyse approfondie et systématique.

Il est certain qu’on aurait tord d’oublier les idée lumineuses sur le rôle des sons du langage lancées à occasionnellement par les penseurs de l’antiquité grecque et latine et du Moyen Age, par exemple les idées de l’un des plus brillants et profonds philosophes de la langue, Thomas d’Aquin; on aurait tord aussi d’oublier les fines observations des vieux grammairiens orientaux, surtout hindous; mais c’est seulement notre science des deux derniers siècles qui s’est vouée aux recherches détaillées et zélées sur les sons du langage.

Au début, cet intérêt pour les sons du langage était essentiellement lié à des buts pratiques tels que la technique du chant ou l’enseignement de la parole aux sourds-muets; ou bien l’étude de la phonation était poursuivie par des médecins comme l’un des multiples problèmes de la physiologie humaine. Mais au cours du XIX° siècle, à mesure que la linguistique gagnait du terrain, c’est elle qui, pas à pas, s’est emparée de l’étude des sons du langage, étude qui fut nommée phonétique. Un empirisme sensualiste dans sa forme la plus naïve s’attachant aveuglément et instantanément à l’expérience extérieure prenait racine dans la linguistique de la seconde moitié du siècle dernier, et naturellement l’aspect spirituel du langage, le sens, le monde des significations s’effaçait devant l’empirie immédiatement perceptible, tangible, c’est-à-dire devant l’aspect matériel du langage, devant lsa matière sonore. L’étude des significations, la sémantique, restait loin en arrière, tandis que la phonétique faisait des progrès rapide et tendait même à occuper la place centrale dans la science du langage. Le courant de la pensée linguistique le plus orthodoxe et le plus typique pour l’époque l’époque en question, l’école dite néogrammairienne, prédominant au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle et jusqu’à la première guerre mondiale, a carrément exclu de notre science toute question de finalité. On cherchait l’origine des phénomènes linguistiques, mais on méconnaissait obstinément leurs buts. On étudiait le langage sans se soucier de savoir quels besoins culturels il satisfait. Un des néogrammairiens les plus éminents, interrogé sur le contenu des manuscrits lituaniens qu’il venait d’étudier assidûment, ne put que répondre avec ambarras: « Quant au contenu, je ne l’ai pas remarqué. » C’était l’époque ou on étudiait les formes abstraction faite de leur fonction. Et, ce qui est peut-être le plus curieux et le plus symptomatique pour l’école en question, c’est la manière d’envisager les sons du langage, manière bien conforme à l’esprit de l’époque, lequel était rigoureusement empirique et naturaliste. On oubliait à dessein le fait qu’il s’agit d’un signifiant, car ce n’était pas du tout la fonction linguistique des sons qui intéressait le linguiste, mais les sons comme tels, les sons « en chair et en os », sans égard au rôle qu’ils jouent dans la langue. Les sons du langage en tant que phénomène d’empirie extérieure présentent deux aspects: l’aspect moteur et l’aspect acoustique. Quel est le but immédiat de l’acte phonatoire? Est-ce le phénomène acoustique ou le phénomène moteur lui-même? Il est clair que c’est le phénomène acoustique que vise le sujet parlant, c’est le phénomène acoustique qui est le seul directement accessible à l’auditeur. Quand je parle, c’est afin qu’on m’entende. Des deux aspect du son c’est donc l’aspect acoustique qui présente avant tout une valeur intersubjective, sociale, tandis que le phénomène moteur, autrement dit le travail de l’appareil vocal, est simplement une condition physiologique du phénomène acoustique. Et bien, la phonétique de l’époque néogrammairienne s’est attachée en premier lieu précisément à l’articulation du son et non à son aspect acoustique. En d’autres termes ce n’est pas le son proprement dit, mais sa préparation, sa production qui retenait l’attention des chercheurs et qui servait de base à la description et à la classification des sons. Ce point de vue peut nous paraître étrange, voire dépravé, mais il ne surprend pas dans le contexte de la doctrine néogrammairienne. Pour cette doctrine, ainsi que pour tous les courants prédominant de l’époque, la conception génétique était la seule admissible. Ce n’était pas l’objet en soi, mais les conditions de son apparition qu’on préférait étudier. A la description du phénomène on substituait le renvoi à ses origines. Ainsi l’étude des sons du langage a été remplacée par la phonétique historique, c’est-à-dire par la recherche de leurs prototypes dans les états antérieurs de la langue donné, d’autre part la phonétique dite statique a été en grande partie réduite à l’observation de l’appareil vocal et de son fonctionnement. Cette discipline fut annexée à la linguistique en dépit du caractère nettement hétérogène des deux domaines. Les linguistes se sont mis à tâtonner dans la physiologie comme le montre l’exemple caractéristique suivant: un phonéticien renommé, Edward W. Scripture, qui avait aussi une formation de médecin, cite avec ironie la description courante d’une certaine articulation laryngale qui aurait eu pour résultat infaillible la strangulation mortelle du sujet parlant si cette description avait été exacte! Mais, abstraction faite de pareilles erreurs, on peut se demander à quels résultats aboutit l’étude des sons du langage dans leur aspect moteur.

Au début, tout en cherchant à présenter les sons d’une manière strictement naturaliste et à écarter soigneusement la question des fonctions qu’ils remplissent dans la langue, les linguistes ont tout de même inconsciemment tenu compte des critères proprement linguistiques dans le classement des sons et surtout dans la délimitation des sons de la chaîne parlée. Cette contrebande involontaire était d’autant plus aisée qu’à l’instar des psychologues les linguistes méconnaissaient encore le rôle de l’inconscient et spécialement le grand rôle de ce facteur dans tout traitement du langage. Mais, à mesure que l’observation des actes phonatoires se perfectionnait et que l’emploi des instruments spéciaux venait se substituer à l’expérience simplement subjective, l’équivalent linguistique des données physiologiques s’effaçait de plus en plus.

C’est vers la fin du siècle que commence le rapide progrès de la phonétique instrumentale ou expérimentale suivant une terminologie moins précise, mais plus courante. A l’aide d’instruments de plus en plus nombreux et perfectionnés, on atteint une précision remarquable dans l’investigation de tous les facteurs de l’articulation bucale et dans la mesure de l’expiration. La radiographie a entamé une nouvelle époque dans l’étude physiologique des sons du langage. La radiographie au service du film sonore dévoie le fonctionnement de l’appareil vocal dans tous ses détails, toute la production du son, l’acte phonatoire entier est mis à nu, et nous le voyons se dérouler devant nous. Quand cette méthode deviendra pratiquement et techniquement plus accessible aux phonéticiens, un nombre considérable d’instruments phonétiques usuels seront bons à mettre au rancard.

C’est surtout la radiographie qui a mis en relief le grand rôle des parties postérieures de l’appareil vocal, parties les plus cachées et jusqu’alors les moins abordables par les méthodes courantes en phonétique expériementale. Avant l’emploi de la radiographie on n’avait que des connaissances vagues en ce qui concerne par exemple le fonctionnemnt de l’os hyoïde, de l’épiglotte, du pharynx et même du voile du palais au cours de l’acte phonatoire. On soupçonnait l’importance de ces facteurs et spécialement celle du pharynx, mais on ne savait rien de précis. Rappelons que le pharynx est un carrefour sur lequel s’ouvrent en haut la voie vers la cavité bucale, la voie vers la cavité nasale, et en bas la voie vers le larynx. Chacune des deux voies supérieures est ouvertes ou fermée par l’épiglotte. Il y a quelques dizaines d’années voici ce qu’on lisait sur le pharynx dans le manuel de Ludwig Sütterling, linguiste et phonéticien bien connu. : « Le pharynx paraît être très important pour la production des sons, vu qu’il peut s’étrécir ou s’élargir, mais jusqu’à present on ne savait avec sûreté rien de plus précis là-dessus » (Leipzig, 1908).

Aujourd’hui, surtout grâce aux derniers travaux des phonéticiens français et tchèques faisant usage de la radiographie, nous sommes suffisamment informés sur le fonctionnement du pharynx dans la phonation et nous sommes à présent en état de dire que le rôle phonétique de cet organe n’est pas moins considérable que, par exemple, celui des lèvres qui lui correspondent à certains égards. Il résulte de ces nouvelles expériences qu’aussi longtemps que l’étude physiologique des sons méconnaît le fonctionnement du pharynx et des facteurs contigus, on n’obtient qu’une description fragmentaire et inadéquate. La classification physiologique des sons qui tient scrupuleusement compte des divers degrès d’ouverture bucale, mais ne prend pas en considération les divers degrés d’ouverture pharyngale, risque de nous induire en erreur. Si les phonéticiens ont prêté attention au travail des lèvres et non à celui du pharynx, ce n’est pas parce que l’un des facteurs en jeu s’est montré plus important que l’autre. Il faut se rendre copte que lorsque la physiologie des sons refuse d’avoir recours à d’autres disciplines, elle est incapable d’établir la hiérarchie des facteurs en jeu. Par conséquent, si en classifiant les sons du langage les phonéticiens ont pris en considération le facteur labial et non pas le facteur pharyngien, c’est uniquement parce que le premier était plus accessible à l’observation que le second. En élargissant le champ de recherche et en devenant une discipline de plus en plus exacte, l’étude autonome de la phonation décompose les sons qu’elle analyse en une multitude déconcertante de détails, sans pouvoir nous donner elle-même une réponse à la question essentielle, à savoir la valeur assignée par la langue à chacun de ces détails innombrables. En analysant les divers sons d’une langue ou de diverses langues, la phonétique motrice nous fournit une multitude écrasante de variations et lui manque le critère pour distinguer les fonctions et les degrés d’importance de toutes ces variantes observées, et pour nous montrer de cette façon les invariants à travers la variété.

Or, l’isolation des sons dans l’examen phonétique est un procédé artificiel. Dans la mesure où la phonétique s’attache exclusivement à l’acte de phonation, c’est-à-dire à la production des sons par les organes, elle n’est pas à même de réaliser ce procédé, comme Ferdinand de Saussure l’avait déjà fait nettement voir. Dans son Cours de linguistique générale donné de 1906 à 1911, rédigé après son décès (1913) par ses élèves, Charles Bally et Albert Sechehaye, et publié en 1916, le grand linguiste dit avec clairvoyance: « Si l’on pouvait reproduire au moyen d’un cinématographe tous les mouvements de la bouche et du larynx exécutant une chaîne de sons, il serait impossible de découvrir des subdivisions dans cette suite de mouvements articulatoires; on ne sait où un son commence, où l’autre finit. Comment affirmer, sans l’impression acoustique, que dans fal, par exemple, il y a trois unités et non pas deux ou quatre? ». Saussure suppose que c’est dans la chaîne de a parole entendue que l’on peut percevoir immédiatement si un son reste ou non semblable à lui-même. Or, comme l’ont montré les recherches ultérieures, ce n’est pas la donnée acoustique en soi qui nous permet de subdiviser la chaîne de la parole en unités distinctes mais seulement la valeur linguistique de cette donnée. Le grand mérite de Saussure est d’avoir exactement compris qu’une donnée extrinsèque existe déjà inconsciemment lorsque, en étudiant l’acte phonatoire, on aborde les unités phonétiques et lorsque l’on délimite les sons de la chaîne parlée. Une vingtaine d’années après la mort de Saussure, le film qu’il aurait souhaité voir a été réalisé. Le phonéticien allemand Paul Menzerath a radiographié à l’aide d’un film sonore le fonctionnement de l’appareil vocal et ce film a entièrement confirmé le pronostic de Saussure. Profitant de ce film et des dernières investigations dans le domaine de la phonétique expérimentale, Menzerath et son collaborateur portugais Armando Lacerda ont prouvé que l’acte de la parole est un mouvement perpétuel, ininterrompu. Tandis que la doctrine traditionnelle distingait les sons de position comportant une tenue stable et les sons de transition manquant de tenue et surgissant au passage d’une position à l’autre, les deux phonéticiens démontrent que tous les sons sont en réalité des sons de transition. En ce qui concerne la chaîne parlée, ils aboutissent à une thèse encore plus paradoxale. Du point de vue strictement articulatoire, la successivité des sons n’existe pas. Au lieu de se suivre les sons s’entrelacent; et un son qui d’après l’impression acoustique succède à un autre peut s’articuler simultanément avec ce dernier ou même en partie avec lui. Aussi importante et intéressante que soit l’étude des sons du langage dans leur aspect purement moteur, nous nous apercevons à chaque pas que cette étude n’est qu’un instrument auxiliaire de la linguistique et qu’il faut chercher ailleurs les principes organisateurs de la matière phonique du langage.

Tout en s’attachant à l’aspect moteur du langage, les phonéticiens n’ont pas pu méconnaître le fait trop évident, voire tautologique, que le son comme tel est un phénomène acoustique. Mais on croyait qu’en étudiant la production du son au lieu du son lui-même on obtenait l’équivalent moteur du phénomène acoustique, équivalent plus accessible, plus instructif et plus riche en moyens d’analyse, comme l’enseigne par exemple Pierre Rousselot. On supposait qu’un parallélisme conséquent subsiste entre ces deux aspects et que la systématique des phénomènes moteurs trouve une contrepartie parfaitement adéquéte dans la systématique des phénomènes acoustiques: il suffit donc d’élaborer celle-là pour acquérir automatiquement celle-ci. Or, ce raisonnement souvent répété jusqu’à nos jours, et gros de conséquences pour notre science, est résolument réfuté, contredit par les faits. Les arguments contre cette thèse sont bien vieux, plus vieux encore que les plus vieux manuels de phonétiques.

Signalons en premier lieu un livre français datant de 1630 et portant le titre Aglossostomographie ou description d’une bouche sans langue et qu’elle parle et fait naturellement toutes ses autres fonctions. En 1718, Jussien publie dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences un traité intitulé « Sur la fille sans langue ». Les deux travaux contiennent une description détaillée des gens qui, n’ayant qu’un petit bout de langue, sont capables de prononcer d’une façon impeccable tous les sons que la phonétique appelle actuellement les « linguales » et qu’elle définit comme sons dont l’émission comporte essentiellement une action de la langue. Ces faits curieux ont été maintes fois confirmés depuis. Ainsi, au début de notre siècle un des travailleurs les pus connu dans le domaine des fautes de prononciation, le médecin HermannGunzmann, est obligé de reconnaître que, bien qu’on utilise le même terme, langue, pour désigner une partie de la bouche et le phénomène linguistique, la seconde acception peut se passer de la première, et presque tous les sons que noue émettons pourraient, à la rigueur, être produits d’une toute autre manière sans que les faits acoustiques soient modifiés. Si l’un des organes phonateurs fait défaut, on peut lui substituer le travail d’un autre sans que l’auditeur le soupçonne. Gutzmann admet pourtant des exceptions. Ainsi les sifflantes – les fricatives z, s, et les affriquées correspondantes – exigent la participation des dents. Mais les recherches ultérieures ont démontré d’une façon concluante que même ces exceptions sont imaginaires. Le directeur de la clinique viennoise pour les troubles du langage, Godfrey E. Arnold, a montré que même après la perte des incisives, la bonne prononciation des sifflantes reste intacte, à condition que l’audition du sujet soit normale. Si une anomalie dentaire provoque un défaut de prononciation, on trouve toujours des lacunes dans l’audition du sujet et ce sont ces lacunes qui empêchent la compensation fonctionnelle du défaut anatomique.

L’un des illustres pionniers de la phonétique motrice, Christoph Hellwag, qui découvrit le triangle vocalique, annonce et expose cette découverte importante dans sa thèse, De formatione loquelae (Tübingen, 1781). Au début de son livre, il pose soudain la question suivante: si c’est à nos organes articulatoires que nous devons notre faculté de la parole, comment le serpent, dépourvu de cet organe, a-t-il pu s’entretenir avec Eve? Cette curieuse question de Hellwg peut être remplaçée par une autre, au fond équivalente, mais plus empirique. La phonétique veut déduire les sons de notre langue des diverses formes de contact avec le palais, les dents, les lèvres, etc. Mais, si ces divers points d’articulation avaient été par eux-mêmes tellement essentiels et décisif, comment le perroquet aurait-il pu reproduire fidèlement maints sons de notre langage malgré un appareil vocal qui ressemble fort peu au nôtre? Tous ces faits nous amènent à une conclusion bien simple mais pourtant méconnue dans la grande majorité des travaux phonétiques. On ne peut pas classifier, je dirais même on ne peut pas décrire exactement les diverses articulations sans se poser constamment la question: quelle est la fonction acoustique de telle ou telle action motrice?

Ainsi, étudiant les consonnes, les phonéticiens ont soigneusement noté leur point d’articulation et, en classifiant les consonnes ils les ont toutes alignées en une rangée suivant la place de ce point dans la bouche: d’abord les labiales, ensuite les dentales, puis les palatales et enfin les vélaires, dont le point d’articulation se situe en arrière du palais dur. Longtemps, les fréquents changements des vélaires en labiales ou des labiales en vélaires sont restés incompréhensibles ou bien ils s’expliquaient par une formule mystique: les extrèmes se touchent. Mais, si on renonce à traiter le point d’articulation comme un but autonome et si on se demande à quoi il sert, on s’aperçoit facilement qu’il sert à la formation de deux types de résonateur. Les labiales articulées vers les lèvres aussi bien que les vélaires articulées vers le palais mou forment un long résonateur indivis, tandis qu’en articulant les dentales et les palatales la langue divise le résonateur en deux partments courts. Or, comme l’enseigne l’acoustique générale, la note propre de la résonance acquiert un ton plus aigü quand la cavité du résonateur diminue. C’est donc la longueur du résonateur et, partant, la note grave de la résonance qui est commune aux vélaires et aux labiales. Des faits comme le changement de lact- en lapt et de direct en drept en roumain, qui ont longtemps passé pour énigmatiques, trouvent ainsi leur explication. En outre, la possibilité d’obtenir le même effet acoustique par des moyens articulatoires différents (en particulier, les compensations fonctionnelles des défauts anatomiques dans les organes phonateurs) nous autorise et nous incite à chercher dans ces articulations divergentes leurs caractères communs, qui conditionnent l’identité de l’effet acoustique et qui révèlent l’essence même de l’articulation, sa constante, son élément pertinent.

Or, la phonétique acoustique ne date pas d’hier. Depuis le milieu de XIX° siècle les physiciens s’attachent aux sons du langage, surtout à l’acoustique des voyelles? Mais, contrairement à l’étude des raticulations, la phonétique acoustique n’a trouvé aucun écho dans la linguistique traditionnelle et, en particulier, elle n’a laissé aucune trace dans les travaux des néogrammairiens. Cela explique en partie, comme nous l’avons déjà signalé, par l’orientation génétique de la linguistique, en partie par le caractère trop peu sûr, trop hypothétique, des premières ébauches de l’acoustique du langage. Mais, au cours des vingt ou trente dernières années, l’étude acoustique des sons du langage a fait des progrès rapides, on voudrait même dire miraculeux. Il y a eu beaucoup de conditions favorables à ce développement, et notament le perfectionnement des méthodes de description pure dans la psychologie et la phénoménologie moderne, perfectionnement qui se manifeste en particulier dans les ouvrages fondamentaux de Wolfgang Köler, (« Akustische Untersuchhungen » 1910-1915), et de Carl Stumpf (« Die Sprachlaute » 1926). On doit à présent largement utiliser les recherches acoustiques liées aux besois de la téléphonie, de la radio et du film sonore en Europe et surtout en Amérique et les nouveaux appareils de précision engendrés par ces recherches, notamment les spectrographes, les oscillographes, etc. Grâce au téléphone, au phonographe, et surtout à la radio, on s’est accoutumé à entendre la parole détachée du sujet parlant. L’acte phonatoire s’efface devant ses produits phoniques. C’est à ceux-ci qu’on s’attache de plus en plus.

Si, tout en se nommant « phonétique expérimentale », l’étude instrumentale de l’articulation restait, au moins dans la plupart des cas, une simple phonétique d’observation, par contre l’acoustique moderne prête un large champ à l’expérimentation. On filtre le son, on enlève à volonté certains de ses éléments, on le décompose et recompose. Au dix-huitième siècle, les précurseurs de l’investigation phonétique se sont efforcé de fabriquer une machine parlante en imitant notre appareil vocal, tandis qu’à présent on réussit à imiter les sons du langage en reproduisant leurs divers composants acoustiques à l’aide d’instruments spéciaux. Si ce n’est pas l’homuncule, c’est au moins la matière phonique de sa parole qu’on réussit à fabriquer; pour la première fois, des sons humains retentissent sans qu’ils proviennent d’un être humain. Or, cette voie d’expérimentation acoustique ne finit pas là. Le film sonore promet de nous amener encore beaucoup plus loin. Les sons en tant que phénomènes physiques, c’est à dire le mouvement vibratoire complexe produit dans l’athmosphère par les organes de la parole, se trouvent être reproduits sous une forme optique, sur la bande pelliculaire du film sonore. Ceux qui ont eu l’occasion d’examiner attentivement la bande d’un film sonore savent que chaque son du langage, se trouvant projeté sur la bande, possède ses caractères optiques particuliers. Ceux-ci sont tellement saillants que les ouvriers de l’industrie cinématographique apprennent à lire le dialogue du film simplement d’après la bande pelliculaire. Quand on projette le film, ces images visuelles des sons redeviennent un phénomène acoustique. Ce procédé offre de grandes possibilités à l’expérimentation phonétique. Connaissant l’image visuelle de chaque son, on peut simplement dessiner la parole et la transformer par l’intermédiaire d’un film en un phénomène audible. Ainsi on peut faire entendre des parole qui n’ont jamais été proférées par personne. Mais faut-il se borner à imiter servilement les sons existants? En dessinant les sons, on peut successivement modifier, déformer leur image visuelle et obtenir des variétés acoustique naguère inconnues. La phonétique acoustique, qui évolue et s’enrichit de jour en jour, nous permet déjà de résoudre maintes énigmes du son, énigmes que la phonétique motrice n’était pas à même d’aborder. Mais, tout en étant infiniment plus apte à la synthèse, la phonétique acoustique ne peut-elle non plus servir de base autonome à la systématisation et à la classification des phénomènes phoniques du langage. En principe, elle se heurte aux mêmes obstacles que la phonétique motrice. Au début, l’acoustique n’attribuait aux sons qu’un nombre restreint de propriétés caractéristiques. Cela ne veut pas dire que les traits en question seraient leurs propriétés les plus essentielles. La restriction est due avant tout au fait que les facultés analytiques de la nouvelle discipline étaient encore assez modestes. Mais, si nous consultons un ouvrage véritablement moderne dans le domaine de la phonétique acoustique, par exemple la belle monographie du savant Antti Sovijärvi sur les voyelles et les nasales du finnois, « Die gehaltenen, geflüsterten und gesungenen Vokale und Nasale der finnischen Sprache (Helsinki, 1938) », nous nous trouvons derechef devant une multitude écrasante de détails dans la caractéristique de chaque son, le son se décomposant en fractions diverses et innombrables. La phonétique motrice, et de même l’acoustique se sont montrées incapables de nous guider dans ce chaos et de dégager les caractéristiques pertinentes, les éléments constitutifs et imprescriptibles de tel et tel son; l’acoustique peut nous donner avec une précision impressionnante l’image micrographique de chaque son, mais elle ne peut pas interpréter cette image, elle n’est pas à même de faire usage de ses propres données, comme si elles étaient des hyérogliphes d’une langue inconnue. Quand deux sons comme c’est toujours le cas présentent en même temps des ressemblances et des dissemblances, l’acoustique, n’ayant pas de critère propre pour évaluer ce qui est d’importance et ce qui ne l’est pas, ne sait pas si c’est la ressemblance ou la dissemblance qui importe dans chaque cas donné. Elle ne sait pas s’il s’agit de deux variantes d’une unité ou de deux unités autonomes.

Cette situation est critique non seulement pour l’acoustique instrumentale, mais également pour toute transcription phonétique faite d’après l’ouïe, dans la mesure où ce texte ne s’attache qu’à l’impression purement auditive. Les textes s’efforçant de noter toutes les nuances de prononciation, même les plus délicates, à peine perceptibles et fortuites, sont, comme le fait observer Antoine Meillet, difficiles à lire et difficiles à imprimer. Ce n’est pas uniquement une difficulté technique. C’est de nouveau le problème des unités dans la variété qui nous tourmente, car, sans solution à ce problème inquiétant, il n’y a point de système, point de classification. La matière phonique du langage tombe en poussière. Pour la phonétique motrice, en abordant un phénomène analogue, nous avons dû recourir à un critère extrinsèque et poser la question du but immédiat des articulations, ou, plus précisément, du but acoustique; nous posons cette fois-ci la question du but immédiat des sons comme phénomène acoustique. En posant cette question, nous dépassons déjà le plan du signifiant, l’aire du son en soi, et nous touchons au plan du signifié, léaire du sens. Nous avons dit qu’on parle pour être entendu; il faut ajouter qu’on veut être entendu pour être compris. C’est le chemin de l’acte phonatoire au son proprement dit et du son au sens! Ici nous quittons le domaine de la phonétique, discipline étudiant les sons uniquement dans leur aspect moteur et acoustique, et nous abordons un nouveau domaine, celui de la phonologie, qui étudie les sons du langage dans leur aspect linguistique.

Il y a un siècle, un écrivain romantique russe, Vladimir Odoevskij, conta l’histoire d’un homme qui avait reçu d’un magicien malveillant le don de tout voir et de tout entendre: « Tout dans la nature se décomposait devant lui sans que rien ne s’unît dans son esprit », et les sons de la parole se changeaient devant le malheureux en un torrent d’innombrables mouvements articulatoires et de vibrations mécaniques dépourvu de but et de sens. Le triomphe de l’empirisme aveugle n’aurait pu être anticipé et évoqué d’une manière plus pénétrante! Dans le laboratoire des investigateurs de ce bord, les moyens phoniques de la langue se sont désagrégés en une multitude de données microscopiques qu’ils mesuraient assidûment en oubliant à dessein leur but et raison d’être. C’est conformément à ces tendances que les métriciens de l’époque enseignaient qu’on ne peut étudier des vers qu’en oubliant leur langue et leur signification. L’étude des sons du langage perdait tout contact avec le problème véritablement linguistique, celui de leur valeur à titre de signes verbeaux. L’iage rebutante de la multitude chaotique posa avec nécessité le principe anthitétique, celui d’une unité organisatrice. La phonologie, dit le maître de la linguistique française, Antoine Meillet,  » nous délivre d’une espèce de cauchemard qui pesait sur nous ». – La prochaine fois nous essaireons de préciser ce qu’est la phonologie et comment elle réussit à rallier le problème du son à celui du sens.

Sixième leçon

En entamant notre dernier entretien sur les sons et le sens, je me permettrai de dresser rapidement le bilan de nos leçons précédentes. Les sons du langage ne peuvent être compris, délimités, classifiés, expliqués que sous l’angle des tâches qu’ils remplissent dans la langue. La description motrice, acoustique et auditive doit être subordonnée à son analyse structurale. Autrement dit, la phonétique, discipline auxiliaire, doit être mise au service de la phonologie, qui, elle, est une partie intégrante de la linguistique. La phonologie, qui à ses début ne relevait que trop d’un empirisme mécanique et rampant, hérité de la phonétique désuète, cherche de plus en plus à s’émanciper. Il s’agit d’examiner les sons du langage par rapport au sens dont ils sont revêtus, bref, bref les sons en tant que signifiants, et d’élucider avant tout la structure du rapport entre le son et le sens. En analysant l’aspect phonique du mot, nous le dissolvons en une suite d’unités distinctives, ou phonèmes. Le phonème, tout en étant un élément au service de la signification, est en lui-même dépourvu de signification propre. Ce qui le distingue de toutes les autres valeurs linguistiques et sémiotiques en général, c’est qu’il n’a qu’une charge négative.

Le phonème se décompose en propriétés distinctives. C’est un faisceau de ces propriétés; donc, en dépit des conceptions surannées mais toujours courantes, le phonème est une entité complexe: ce n’est pas le phonème mais chacune de ses propriétés distinctives qui est une entité irréductible et purement oppositive. Tout signe linguistique se trouve être situé sur deux axes: l’axe des simultanéités et celui des successivités. Le phonème est la plus petite entité linguistique à deux axes. Les propriétés distinctives se divisens en une classe de propriétés inhérentes, disposant de l’axe des simultanéités, et une classe de propriétés prosodiques qui n’intéressent que l’autre axe, celui des successivités.

Ferdinand de Saussure attribue au signe linguistique deux caractères primordiaux qu’il énonce sous forme de deux principes fondamentaux. L’analyse du phonème, et particulièrement du cumul des qualités distinctives à l’intérieur du phonème, nous a fait renoncer à l’un de ces deux principes, celui qui concerne « le caractère linéaire du signifiants ». L’analyse du système des phonèmes nous permet de réviser aussi l’autre principe, celui qui concerne « l’arbitraire du signe ». Le pionnier de la linguistique générale en Amérique, William Dwight Whitney, qui dans son manuel The Life and growth of language, publié en 1875, a, selon Saussure, « placé la linguistique sur son axe véritable » à force d’insister sur le caractère arbitraire des signes verbaux.

C’est surtout au cours des dernières années que ce principe a suscité des contestations. Saussure enseigne que le signifié d’un mot n’est lié par aucun rapport intérieur à la suite des phonèmes qui lui sert de signifiant; « Il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quel autre: à preuve, les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes: le signifié « boeuf » a pour signifiant b-ö-f, d’un côté de la frontière, et o-k-s (« Ochs ») de l’autre. » Or cette théorie qui remonte à la doctrine de Whitney se trouve être en contradiction flagrante avec les idées les plus précieuses et les plus productives de la linguistique saussurienne. La théorie citée veut nous faire croire que les différentes langues présentent des signifiants variés correspondant à un signifié commun et invariable, mais c’est précisément Saussure qui, dans son Cours, a soutenu à bon droit que le sens des mots à son tour varie d’une langue à l’autre. Les limites des mots » boeuf » et « Ochs » ne se couvrent pas et Saussure lui-même cite « la différence de valeur » entre le français « mouton » et l’anglais « sheep ». Il n’y a pas de sens en lui-même et pour lui-même, le sens fait toujours partie de quelque chose qui nous sert de signe; par exemple, nous interprétons le sens d’un signe linguistique, le sens d’un mot. Dans la langue, il n’y a ni signifié sans signifiant, ni signifiant sans signifié.

Le plus profond des linguistes français modernes, Emile Benveniste, dans son étude intitulée « Nature du signe linguistique » parue dans le premier volume des Acta linguistica (1939), objecte à Saussure que, « entre le sigifiant et le signifié le lien n’est pas arbitraire; au contraire, il est nécessaire« . Du point de vue de la langue française, le signifié « boeuf » est forcément identique au signifiant, à l’ensemble phonique b-ö-f. « Ensemble les deux ont été imprimés dans mon esprit », insiste Benvéniste, « ensemble ils s’évoquent en toute circonstance. Il y a entre eux une symbiose si étroite que le concept « boeuf est comme l’âme de l’image acoustique b-ö-f« .

Saussure fait appel aux différences entre les langues, mais en vérité on ne peut résoudre la question de la liaison arbitraire ou du lien nécessaire entre le signifiant et le signifié qu’en se plaçant dans un état donné d’une langue donné. Rappelons le précepte sagace de Saussure lui-même: « Il serait absurde de dessiner un panorame des Alpes en le prenant simultanément de plusieurs sommets du Jura; unpanorama doit être pris d’un seul point. » Et, du point de vue de sa langue natale, la paysanne française de Suisse a eu raison de s’étonner: comment peut-on appeler le fromage Käse, le mot fromage étant son seul nom naturel?

Contrairement à la Thèse de Saussure, le lien entre le signifiant et le signifié, autrement dit entre la série des phonèmes et le sens, est nécessaire; mais la seule liaison nécessaire entre les deux aspects, c’est l’association reposant sur la contigüité, donc sur un rapport externe, tandis que l’association reposant sur la resemblance (sur un rapport interne) n’est que facultative. Elle ne se manifeste que dans les marges du lexiques conceptuel, dans des mots onomatopéiques et expressifs comme coucou, zigzag, craquer, etc. Mais la question du rapport intime entre les sons et le sens du mot ne se clôt pas là. Le temps ne nous permet que d’ffleurer cette question délicate et compliquée. Nous avons dit que, tout en remplissant une fonction significative, les propriétés distinctive sont en elles-mêmes vides de signification. Ni une qualité distinctive prise en elle-même ni un g=faisceau de qualités distinctives, bref un phonème pris en lui-même, ne signifie rien. Ni la nasalité telle qu’elle, ni le phonème nasal /n/ n’a de signification propre.

Or ce vide cherche à être rempli. L’intimité du lien entre les sons et le sens du mot donne envie aux sujets parlants de compléter le rapport externe par un rapport interne, la contiguïté par une ressemblance, par le rudiment d’un caractère imagé. En vertu des loius neuropsychologiques de la synesthésie, les oppositions phoniques sont à même d’évoquer des rapports avec des sensations musicales, chromatiques, olfactives, tactiles, etc. Par exemple, l’opposition des phonèmes aigus et graves est capable de suggérer l’image du clair et du sombre, du pointu et de l’arrondi, du fin et du gros, du léger et du massif, etc. Ce « symbolisme phonétique », comme le nomme son explorateur Sapir, cette valeur des qualités distinctives intrinsèque, bien que latente, se ranime dès qu’elle trouve une correspondance dans le sens d’un mot donné, dans notre attitude affective ou esthétique envers ce mot et encore plus envers des mots de sigifications polaires.

Dans la langue poétique, où le signe comme tel assume une valeur autonome, ce symbolisme phonétique atteint atteint son actualisation et crée une sorte d’accompagnement du signifié. Les mots tchèques den « jour », et noc « nuit », avec l’opposition du vocalisme aigu et grave, s’associent aisément dans la poésie au contraste de la lumière de midi et des ténèbres noscturnes. Mallarmé déplorait le désaccord entre les sons et le sens dans les mots jour et nuit du français. Mais la poésie réussit à effacer cette divergence par un entourage de vocables aux voyelles aiguës pour le mot jour, graves pour nuit ou bien à faire ressortir des contrastes sémantiques qui s’accordent avev celui des voyelles graves ou aiguës, tels que la pesanteur du jour confrontée avec la légèreté de la nuit.

L’enquète sur la valeur symbolique des phonèmes chacun pris dans sa totalité, risque d’engendrer des interprétations équivoques et futiles, puisque le phonème est une réalité, un faisceau de qualités distinctives. Celles-ci sont douées d’un caractère purement oppositif, et chacune de ces oppositions prise à part se prête à l’action de la synsthésie, dont le langage enfantin offre les preuves les plus aillantes.

Pour Whitney, tout, dans la formation du signe linguistique, est arbitraire et fortuit, tout, y compris le choix de ses éléments constitutifs. A ce propos, Saussure fait observer: « Whitney va trop loin quand il dit que notre choix est tombé par hasard sur les organes vocaux » et que « les hommes auraient pu aussi bien choisir le geste et employer des images visuelles au lieu d’images acoustiques ». Le maître genevois objecte à juste titre que les organes vocaux « nous étaient bien en quelque sorte imposés par la nature », mais en même temps, aux yeux de Saussure, le linguiste américain semble avoir raison sur le point essentiel: « La langue est une convention, et la nature du signe dont on est convenu est indifférente.  » En discutant les rapports entre « la linguistique statique et la linguistique évolutive », Saussure, suivi par ses disciples, va jusqu’à dire que dans la science du langage « les données naturelles n’ont aucune place » et proclame « le caractère toujours fortuit » de tout état de toute langue ainsi que de tout changement d’où cet état est issu. L’inventaire des éléments distinctifs de toute langue donnée ne serait que contingent, et n’importe lequel de ces éléments pourrait être remplacé par un autre, dépourvu de toute ressemblance avec celui-là dans sa matérialité pure, mais revêtu de la même valeur distinctive, et faisant corps avec elle. Saussure identifie ce train des choses avec le jeu d’échec qui permet de remplacer une pièce détruite ou même égarée par une figure tout à fait dissemblable pourvu qu’on lui attribue le même rôle dans le jeu. Surgit alors la question de savoir si le tri des qualités distinctives, si le tri des phonèmes en jeu est en vérité purement arbitraire ou bien si ce tri, tout en étant un phénomène nettement social, nous est néanmoins – comme le fait même de l’emploi de l’appareil vocal – « en quelque sorte imposé par la nature ».

Nous avons fait observer que les propriétés distinctives des phonèmes sont des entités strictement oppositives. Il s’ensuit qu’une propriété distinctive n’est jamais isolée dans le système phonologique. Suivant la nature et, notamment, la nature logique des oppositions, chacune de ces propriétés implique la coprésence de la propriété opposée dans le même système; la longueur ne saurait exister sans la brièveté, le caractère discontinu sans le caractère continu, le caractère aigu sans le caractère grave, et vice versa. La dualité des opposés n’est donc pas arbitraire, mais nécessaire. L’opposition elle-même ne se trouve pas non plus isolée dans le système phonologique. Il y a solidarité entre les oppositions des propriétés distinctives, c’est-à-dire que l’existence d’une opposition implique, admet ou exclut la coexistence de telle ou telle autre opposition dans le même système phonologique, tout comme la présence d’une certaine propriété distinctive implique l’absence ou la présence nécessaire ou au moins probable de telles ou telles autres propriétés distinctives dans le même phonème. ici également le cadre de l’arbitraire est très restreint.

Outre l’étude typologique des systèmes des langues du monde les plus diverses, c’est l’analyse structurale de la langue en devenir – l’analyse du langage enfantin et de ses lois générales – et d’autre part l’analyse du langage en désintégration – celui de l’aphasie – qui nous permet d’élucider la sélection des phonèmes, des propriétés distinctives et leurs rapports mutuels, ainsi que de serrer de plus près les principes cardinaux de cette sélection et de cette interdépendance pour être à même d’établir et d’expliquer les lois universelles qui sous-tendent la structure phonologique des langues du monde. L’examen systématique de la façon dont les ressources phonologiques sont mises en valeur pour aboutir à la construction des formes grammaticales, ébauchée par l’école de Baudoin et celle de Prague sous l’étiquette de « morphologie », promet de jeter un pont indispensable entre l’étude du son et celle du sens en tenant compte de l’échelle des niveaux linguistiques et de leurs particularités imprescriptibles.

Gaston Bachelard

METAPHYSIQUE ET POESIE

I

La poésie est une métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désunit, conquiert son unité.

Tandis que toutes les autres expériences métaphysiques sont préparées en d’interminables avant-propos, la poésie refuse les préambules, les principes, les méthodes, les preuves. Elle refuse le doute. Tout au plus a-t-elle besoin d’un prélude de silence. D’abord, en frappant sur des mots creux, elle fait taire la prose ou les fredons qui laisseraient dans l’âme du lecteur une continuité de pensée ou de murmure. Puis, après les sonorités vides, elle produit son instant. C’est pour construire un instant complexe, pour nouer sur cet instant des simultanéités nombreuses que le poète détruit la continuité simple du temps enchaîné.En tout vrai poème, on peut trouver les éléments d’un temps arrêté, d’un temps qui ne suit pas la mesure, d’un temps que nous appellerons vertical pour le distinguer du temps commun qui fuit horizontalement avec l’eau du fleuve, avec le vent qui passe. D’où un paradoxe qu’il faut énoncer clairement: alors que le temps de la prosodie est horizontal, le temps de la poésie est vertical. La prosodie n’organise que des sonorité successives; elle règle des cadences, administre des fougues et des émois, souvent, hélas, à contre-temps. En acceptant les conséquences de l’instant poétique la prosodie permet de rejoindre la prose, la pensée expliquée, les amours éprouvés, la vie sociale, la vie courante, la vie glissante, linéaire, continue. Mais toutes les règles prosodiques ne sont que des moyens, de vieux moyens. Le but c’est la verticalité, la profondeur ou la hauteur; c’est l’instant stabilisé ou les simultanéités, en s’ordonnant, prouvent que l’instant poétique a une perspective métaphysique.

L’instant poétique est donc nécessairement complexe: il émeut, il prouve – il invite, il console – il est étonnant et familier. Essentiellement, l’instant poétique est une relation harmonique de deux contraires. Dans l’instant passionné du poète, il y a toujours un peu de raison; dans le refus raisonné, il reste toujours un peu de passion. Les antithèses successives plaisent déjà au poète. Mais pour le ravissement, pour l’extase, il faut que les antithèses se contractent en ambivalence. Alors l’instant poétique surgit… Pour le moins, l’instant poétique est la conscience d’une ambivalence. Mais il est plus, car c’est une ambivalence excitée, active, dynamique. L’instant poétique oblige l’être à valoriser ou à dévaloriser. Dans l’instant poétique l’être monte ou descend, sans accepter le temps du monde qui ramènerait l’ambivalence à l’antithèse, le simultané au successif.

On vérifiera aisément ce rapport de l’antithèse et de l’ambivalence si l’on veut bien communier avec le poète qui, de toute évidence, vit en un instant les deux termes de ses antithèses. Le deuxième terme n’est pas appelé par le premier. Les deux termes sont nés ensemble. On trouvera dès lors les véritables instants poétiques d’un poème en tous les points où le cœur humain peut inverser les antithèses. Plus intuitivement, l’ambivalence bien nouée se révèle par son caractère temporel: au lieu du temps mâle et vaillant qui s’élance et qui brise, au lieu du temps doux et soumis qui regrette et qui pleure, voici l’instant androgyne. Le mystère poétique est une androgynie.

II

Mais est-ce du temps encore ce pluralisme d’évènements contradictoires enfermés dans un seul instant. Est-ce du temps, toute cette perspective verticale qui surplombe l’instant poétique? Oui, car les simultanéité accumulées sont des simultanéités ordonnées. Elles donnent une dimension à l’instant puisqu’elles lui donnent un ordre interne. Or le temps est un ordre et n’est rien autre chose. Et tout ordre est un temps. L’ordre des ambivalences dans l’instant est donc un temps. Et c’est ce temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c’est-à-dire le devenir des autres, le devenir de la vie, le devenir du monde. Voici alors les trois ordres d’expériences successives qui doivent délier l’être enchaîné dans le temps horizontal:

1° s’habituer à ne pas référer son temps propre au temps des autres – briser les cadres sociaux de la durée;

2° s’habituer à ne pas référer son temps propre au temps des choses – briser les cadres phénoménaux de la durée;

3° s’habituer – dur exercice – à ne pas référer son temps propre au temps de la vie – ne plus savoir si le cœur bat, si la joie pousse – briser les cadres vitaux de la durée.

Alors seulement on atteint la référence autosynchrone, au centre de soi-même, sans vie périphérique. Soudain toute horizontalité plate s’efface. Le temps ne coule plus. Il jaillit.

III

Pour retenir ou plutôt retrouver cet instant poétique stabilisé, il est des poètes comme Mallarmé, qui brutalisent directement le temps horizontal, qui intervertissent la syntaxe, qui arrêtent ou dévient les conséquences de l’instant poétique. Les prosodies compliquées mettent des cailloux dans le ruisseau pour que les ondes pulvérisent les images futiles, pour que les remous brisent les reflets. En lisant Mallarmé on éprouve souvent l’impression d’un temps récurrent qui vient achever des instants révolus. On vit, alors, en retard, les instant qu’on aurait dû vivre – sensation d’autant plus étrange qu’elle ne participe d’aucun regret, d’aucun repentir, d’aucune nostalgie. Elle est faite seulement d’un temps travaillé qui fait parfois l’écho avant la voix et le refus avant l’aveu.

D’autres poètes, plus heureux saisissent plus naturellement l’instant stabilisé. Baudelaire voit, comme les Chinois, l’heure dans l’œil des chats, l’heure insensible où la passion est si complète qu’elle dédaigne de s’accomplir: « Au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, une heure immobile qui n’est pas marquée par les horloges… ». Pour les poète qui réalisent ainsi l’instant avec aisance, le poème ne se déroule pas, il se noue, il se tisse de nœuds à nœuds. Leur drame ne s’effectue pas. Leur mal est une fleur tranquille.

En équilibre sur minuit, sans rien attendre du souffle des heures, le poète s’allège de toute vie inutile; il éprouve l’ambivalence abstraite de l’être et du non-être. Dans les ténèbres il voit mieux sa propre lumière. La solitude lui apporte la pensée solitaire, une pensée sans diversion, une pensée qui s’élève, qui s’apaise en s’exaltant purement.

Le temps vertical s’élève. Parfois aussi il sombre. Minuit, pour qui sait lire Le Corbeau, ne sonne plus jamais horizontalement. Il sonne dans l’âme en descendant, en descendant… Rares sont les nuits où j’ai le courage d’aller jusqu’au fond, jusqu’au douzième coup, jusqu’à la douzième blessure, jusqu’au douzième souvenir… Alors je reviens au temps plat; j’enchaîne, je me réenchaîne, je retourne auprès des vivants, dans la vie. Pour vivre il faut toujours trahir des fantômes…

C’est sur le temps vertical – en descendant – que s’étagent les pires peines, les peines sans causalité temporelles, les peines aiguës qui traversent un cœur pour rien, sans jamais s’alanguir. C’est sur le temps vertical – en remontant – que se consolide la consolation sans espérance, cette étrange consolation autochtone, sans protecteur. Bref, tout ce qui nous détache de la cause et de la récompense, tout ce qui nie l’histoire intime et le désir même, tout ce qui dévalorise à la fois le passé et l’avenir se retrouve dans l’instant poétique.

Veut-on une étude d’un petit fragment du temps poétique vertical? Qu’on prenne l’instant poétique du regret souriant, au moment même où la nuit s’endort et stabilise les ténèbres, où les heures respirent à peine, où la solitude à elle seule est déjà un remord! Les pôles ambivalents du regret souriant se touchent presque. La moindre oscillation les substituent l’un à l’autre. Le regret souriant est donc l’une des plus sensibles ambivalences d’un cœur sensible. Or il se développe de toute évidence dans un temps vertical puisqu’aucun des deux moments: sourire ou regret n’est antécédent. Le sentiment est ici réversible ou, pour mieux dire, la réversibilité de l’être est ici sentimentalisée: le sourire regrette et le regret sourit, le regret console. Aucun des temps exprimés successivement n’est la cause de l’autre, c’est donc la preuve qu’ils sont mal exprimés dans le temps successif, dans le temps horizontal. Mais il y a tout de même de l’un à l’autre un devenir, un devenir qu’on ne peut éprouver que verticalement, en montant, avec l’impression que le regret s’allège, que l’âme s’élève, que le fantôme pardonne. Alors vraiment le malheur fleurit. Un métaphysicien sensible trouvera ainsi dans le regret souriant la beauté formelle du malheur. C’est en fonction de la causalité formelle qu’il comprendra la valeur de dématérialisation où se reconnaît l’instant poétique. Preuve nouvelle que la causalité formelle se déroule à l’intérieur de l’instant, dans le sens d’un temps vertical, tandis que la causalité efficiente se déroule dans la vie et dans les choses, horizontalement, en groupant des instants aux intensités variées.

Naturellement, dans la perspective de l’instant, on peut éprouver des ambivalences à plus longue portée: « Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires: l’horreur de la vie et l’extase de la vie » (Baudelaire, Mon cœur mis à nu). Les instants où ces sentiments s’éprouvent ensemble immobilisent le temps, car ils s’éprouvent ensemble reliés par l’intérêt fascinateur à la vie. Ils enlèvent l’être en dehors de la durée commune. Une telle ambivalence ne peut se décrire dans les temps successifs, comme un vulgaire bilan des joies et des peines passagères. Des contraires aussi vifs, aussi fondamentaux relèvent d’une métaphysique immédiate. On en vit l’oscillation dans un seul instant, par des extases et des chutes qui peuvent même être en opposition avec les événements: le dégoût de vivre vient nous prendre dans la jouissance aussi fatalement que la fierté dans le malheur. Les tempéraments cycliques qui déroulent dans la durée usuelle, en suivant la lune, des états contradictoires ne présentent que des parodies de l’ambivalence fondamentale. Seule une psychologie approfondie de l’instant pourra nous donner les schémas nécessaires pour comprendre le drame poétique essentiel.

IV

Il est d’ailleurs frappant qu’un des poètes qui aient le plus fortement saisi les instants décisifs de l’être soit le poète des correspondances. La correspondance Baudelairienne n’est pas, comme on l’expose très souvent, une simple transposition qui donnerait un code d’analogies sensuelles. Elle est une somme de l’être sensible en un seul instant. Mais les simultanéités sensibles qui réunissent les parfums, les couleurs et les sons ne font qu’amorcer des simultanéités plus lointaines et plus profondes. Dans ces deux unités de la nuit et de la lumière se retrouve la double éternité du bien et du mal. Ce qu’il y a de « vaste » dans la nuit et dans la clarté ne doit pas d’ailleurs nous suggérer une vision spatiale. La nuit et la lumière ne sont pas évoquées pour leur étendue, pour leur infini, mais pour leur unité. La nuit n’est pas un espace. Elle est une menace d’éternité. Nuit et lumière sont des instants immobiles, des instants noirs ou clairs, gais ou tristes, noirs et clairs, tristes et gais. Jamais l’instant poétique n’a été plus complet que dans ce ver où l’on peut associer à la fois l’immensité du jour et de la nuit. Jamais on n’a fait sentir si physiquement l’ambivalence des sentiments, le manichéisme des principes.

En méditant dans cette voie on arrive soudain à cette conclusion: toute moralité est instantanée. L’impératif catégorique de la moralité n’a que faire de la durée. Il ne retient aucune cause sensible, il n’attend aucune conséquence. Il va tout droit, verticalement, dans le temps des formes et des personnes. Le poète est alors le guide naturel du métaphysicien qui veut comprendre toutes les puissances de liaisons instantanées, la fougue du sacrifice, sans se laisser diviser par la dualité philosophique grossière du sujet et de l’objet, sans se laisser arrêter par le dualisme de l’égoïsme et du devoir. Le poète anime une dialectique plus subtile. Il révèle à la fois, dans le même instant, la solidarité de la forme et de la personne. Il prouve que la forme est une personne et que la personne est une forme. La poésie devient ainsi un instant de la cause formelle, un instant de la puissance personnelle. Elle se désintéresse alors de ce qui brise et de ce qui dissout, d’une durée qui disperse des échos. Elle cherche l’instant. Elle n’a besoin que de l’instant. Elle crée l’instant. Hors de l’instant, il n’y a que prose et chanson. C’est dans le temps vertical d’un instant immobilisé que la poésie trouve son dynamisme spécifique. Il y a un dynamisme pur de la poésie pure. C’est celui qui se développe verticalement dans le temps des formes et des personnes.

Texte publié dans le n°2 de la revues Messages (1939)

PREFACE à « JE et TU » de Martin Buber :

Il faut avoir rencontré Martin Buber pour comprendre, dans le temps d’un regard, la philosophie de la rencontre, cette synthèse de l’évènement et de l’éternité. Alors on sait, d’un seul coup, que les convictions sont des flammes et que la sympathie est la connaissance directe des Personnes.

Un être existe par le Monde, qui vous est inconnu et, soudain, en une seule rencontre, avant de le connaître, vous le reconnaissez. Dans cette nuit un dialogue s’engage, un dialogue qui, par un certain ton, engage à fond les personnes: « C’est toi, Michel? » et la voix répond: »C’est toi, Jeanne? » Aucun n’a besoin de répondre: »Oui, c’est moi ». Car le moi interrogé, s’il transcendait l’interrogation, s’il dérogeait à la grâce infinie de la rencontre; tomberait dans le monologue ou dans la confession, dans ce qui vante ou dans ce qui regrette, dans le plat récit des désirs et des peines. Il dirait ce qu’il était avant de dire ce qu’il est; il dirait ce qu’il est avant de dire ce que, par la rencontre, il est devenu. L’Instant de la Personne humaine en serait tout alangui, tout amolli, tout amorti, privé entièrement de ce vecteur d’avenir que la sympathie vient de lancer. Toute la philosophie de la personne d’après Martin Buber, doit tenir dans cette interrogation mutuelle. Cette philosophie donne au verbe une tonalité particulière qui est faite de confiance et d’étonnement. Cette philosophie multiplie, comme dans un miroir à multiple facettes, cette nuance délicieuse et souvent insaisissable qui joue dans l’ambiguïté de l’interrogation et de l’exclamation. Nous sentons bien qu’il nous faudrait un signe moyen entre ? et ! Nous sentons bien que du ? au ! il y a place pour toute une psychologie qui tonaliserait toutes les paroles, qui saurait interpréter tous les silences et les timbres, les vivacités et les lenteurs, toutes les résonances et tous les arpèges de la sympathie.

Un fantôme de ponctuation peut-il être si vivant? Oui, s’il est le signe d’une rencontre. Un instant peut-il être si riche, si vif? Oui, s’il est l’origine d’une amitié, s’il est l’impulsion d’une Personne.

Or, le temps des personnes est infiniment rare et vide au regard du temps des choses. Nous vivons endormis dans un Monde en sommeil. Mais qu’un tu murmure à notre oreille, et c’est la saccade qui lance les personnes: le moi s’éveille par la grâce du toi. L’efficacité spirituelle de deux consciences simultanées, réunies dans la conscience de leur rencontre, échappe soudain à la causalité visqueuse et continue des choses. La rencontre nous crée: nous n’étions rien – ou rien que des choses – avant d’être réunis.

Ainsi, c’est dans le règne des vecteurs et non dans le règne des points et centres qu’il faut se placer pour avoir un juste schéma du bubérisme. Le je et le tu ne sont pas des pôles séparables. Jadis, en irisant les aimants, on cherchait à isoler le magnétisme nord et le magnétisme sud. On espérait avoir deux principes différents d’attraction. Mais à chaque brisure, si subit, si hypocrite que fût le choc, on retrouvait, dans chacun des morceaux brisés, les deux pôles inséparables. De même, une méthode d’introspection cherchera, par la solitude, à briser quelques liens sociaux, imaginant qu’un jour, en acceptant les trahisons avec ironie ou avec courage, nous pourrons nous voir nous-mêmes, face à face avec nous-mêmes. Vain espoir: un lien rompu est presque toujours un lien idéalisé. Comme l’a dit Fichte, l’homme n’est un homme que parmi les hommes. L’amour est notre destin intime. Et si certaines âmes trouvent la vie dans une contemplation solitaire, c’est qu’elles ont fait une plus grande rencontre, c’est qu’elles sont le pôle d’un plus grand attrait…

Ce n’est donc pas du côté des centres je et tu qu’il faudra chercher une science ontologique de l’être humain, mais puisque l’être humain est relatif à l’humain, c’est dans le lien du je-tu qu’on découvrira les véritables caractères de l’homme. Il y a une sorte d’ontologisme réciproque qui transcende le substantialisme du moi, qui fait du tu, en quelque manière l’attribut le plus prochain, le plus fondamental du je. Je suis une substance si je suis une personne. Je suis une personne si je me lie à une personne. En me détachant de mon frère je m’anéantis. En perdant le souci de mon frère, j’abandonne Dieu. Le livre de Martin Buber est ainsi l’index primitif du personnalisme. Il nous faut saisir l’être, étymologiquement, dans sa religion fondamentale.

Prise ainsi à sa naissance métapsychologique, la méditation du tu doit jeter une vive lumière sur la psychologie et sur la morale.

Dès le début du livre, au niveau même du langage, Martin Buber nous montre les deux sources de la parole qui sont, bien entendu, les deux sources de la pensée: les choses d’une part, les personnes d’autre part, le cela et le tu. Mais les milliers de sources murmurantes, qui nous viennent des choses, ne sont que des affluents de la source centrale qui nous vient du tu. Et l’on va mesurer l’importance de la philosophie bubérienne si l’on étudie systématiquement la désignation des objets dans la communion de deux sujets. Le cela de la troisième personne ne peut venir qu’après le je et le tu des deux premières. Que m’importent les fleurs et les arbres, et le feu et la pierre, si je suis sans amour et sans foyer! Il faut être deux – ou, du moins, hélas! il faut avoir été deux – pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore! Les choses infinies comme le ciel, la forêt et la lumière ne trouvent leur nom que dans un cœur aimant. Et le souffle des plaines, dans sa douceur et dans sa palpitation, est d’abord l’écho d’un sourire attendri. Ainsi l’âme humaine, riche d’un amour élu, anime les grandes choses avant les petites. Elle tutoie l’univers dès qu’elle a senti l’ivresse humaine du tu.

Et puis, dans la clarté nouvelle d’un jeune foyer, les choses deviennent petites, deviennent familières et proches; soudain elles sont de la famille. Non pas tant de l’ancienne famille qui a écrasé l’esprit de l’enfant sous le poids du cela, de l’instruction reçue, uniquement et passivement reçue, mais de la famille choisie, divinement rencontrée sur la route du destin. Alors le tu donne aux choses un autre nom, et même quand il leur donne le nom commun, le nom ancien, voici qu’une résonance inconnue tourmente et rénove les syllabes: « Est-ce là ton porte-plume Michel? – Est-ce là ton miroir, Jeanne? » Une participation de la personne apporte aux choses des valeurs poétiques si évidentes que tout le langage est magnifié. A notre époque où tout se dépersonnalise, où l’ouvrier ne signe plus son ouvrage, où l’homme fasciné par les clichés cinématographiques ne crée plus son visage, n’invente plus son expression, comme ils sonnent étrangement et gravement les versets bubériens si fidèlement traduits par Mlle Bianquis!

Des intérêts humains doivent aussi être attachés à tous les objets pour que ces objets retrouvent leur fonction primitive et les mots leur sens fort. La leçon morale n’est pas loin de la leçon psychologique essentielle. Notre dispersion spirituelle dans le règne du cela, au détriment du règne du tu, a envahi peu à peu le domaine des relations sociales, et nous a fait invinciblement considérer les personnes comme des moyens. Si haut qu’on place l’utilité elle reste un thème égoïste qui doit finalement fausser les âmes. Autrement dit, quand on veut vivre uniquement en face des choses, en les qualifiant par les bienfaits qu’elles nous rendent, encore que ces bienfaits soient aussi spirituellement élevés que les joies esthétiques, une nuance d’égoïsme enlève aux couleurs leur fraîcheur et remplace le duvet des choses par un vernis. Égoïsme ou romantisme souffrent des mêmes monologues. En vain on prétendra se placer au centre des choses, surprendre l’état d’âme d’un paysage, il manquera à cet animisme une confirmation que, seule, la compagnie d’un tu peut apporter. Et c’est ici qu’intervient la catégorie bubérienne la plus précieuse: la réciprocité. Cette réciprocité on ne la trouve jamais clairement sur laxe du je-cela. Elle n’apparaît vraiment que sur l’axe où oscille, ou vibre le je-tu. Alors, oui, l’être rencontré se soucie de moi comme je me soucie de lui; il espère en moi comme j’espère en lui. Je le crée en tant que personne dans le temps même où il me crée en tant que personne. Comme le dit souvent Martin Buber, dans le dialogue, seul, l’existence se révèle comme ayant « un autre côté ». Le noumène, qui se perdait, devant les choses, dans l’indéfini d’une méditation ouverte, s’enrichit en s’enfermant tout-à-coup dans un autre esprit. Le noumène le plus clair est ainsi la méditation d’un esprit par un autre esprit et les âmes, dans un commun regard, sont plus proches, plus convergentes que les prunelles!

C’est peut-être dans le petit livre Zwiesprache, paru neuf années après Ich und Du, en 1932, que se distinguent le plus clairement la vie monologue et la vie dialogue. Un monologue peut être long et disert, il exprime moins d’âme que le dialogue le plus naïf. Si étouffée, si mal balbutié que soit le dialogue , il porte la double marque du donné et du reçu, ou tout au moins, comme un prélude, la double tonalité de l’aspiration et de l’inspiration des âmes. Alors l’oreille est active puisque tendre l’oreille c’est vouloir répondre. Recevoir, c’est s’apprêter à donner. Comment entendre sans s’exprimer! Comment exprimer sans entendre! Encore une fois, notre substance spirituelle n’est en nous que si elle peut aller hors de nous. Elle ne peut aller hors de nous, vaguement, comme une odeur ou un rayonnement. Il faut qu’elle s’offre à quelqu’un, qu’elle parle à un tu. Comme le dit Martin Buber, « la pensée la plus sublime est sans substance si elle est sans allocution ». Et comme il faut avoir dit tu pour dire nous, « la communauté des hommes ne saurait être bâtie que par la possibilité de relations particulières ». Œil pour œil, souffle pour souffle, âme pour âme. Je te vois et te comprends, donc nous sommes des âmes.

Enfin la pensée du Ich und Du a reçu un autre supplément dans le livre Die Frage an den Einzelnen, commencé en 1932, mais qui n’a été publié qu’en 1936. C’est un traité de la responsabilité. La catégorie kierkegaardienne de « l’homme au singulier » est sans doute indispensable, mais elle décide trop vite du destin de l’homme et l’engage dans un défilé. La pensée de Kierkegaard, que l’homme au singulier n’a pas d’autre rapport essentiel que son rapport avec Dieu, apparaît à Martin Buber, comme une simplification erronée. On n’arrive pas à Dieu en évitant le Monde. En nous, c’est tout l’Univers que nous devons tendre vers Dieu, offrir activement à Dieu. Nous sommes ainsi responsables de plus que nous-mêmes, nous sommes responsables de notre prochain. Dire avec Kierkegaard que la foule est fausseté, c’est manquer au devoir de substituer à ce qui est ce qui doit être. Sans doute la foule est « la matière de vérité la plus difficile à manier », mais il faut « démêler la mêlée ». « La chose publique, la chose résistantes entre toutes, c’est là l’épreuve essentielle de l’homme au singulier ». Et l’on peut ainsi mesurer l’immense effort de la pensée bubérienne qui tente, par tous les moyens, en des livres nourris des études les plus variées, formé dans l’exégèse des œuvres d’Israël et dans la méditation des philosophies les plus récentes, d’unir le singulier à l’universel, l’instant à l’éternité, la rencontre à la famille, le fait unique à la Loi inviolable.

Martin Buber

JE ET TU

(passages choisis – traduction de Mme Blanquis)

I Les mots-principes

Le monde est double pour l’homme, car l’attitude de l’homme est double en vertu de la dualité des mots fondamentaux, des mots-principes qu’il est apte à prononcer.

Les bases du langage ne sont pas des mots isolés, ce sont des couples de mots.

L’une de ces bases du langage, c’est le couple Je-Tu.

L’autre est le couple Je-Cela, dans lequel on peut aussi remplacer Cela par Il ou Elle sans que le sens en soit modifié.

Donc le Je de l’homme est double, lui aussi.

Car le Je du couple verbal Je-Tu est autre que celui du couple verbal Je-Cela.

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Les bases du langage ne sont pas des noms de choses, mais de rapports.

Les mots qui sont la base du langage n’expriment pas une chose qui existerait en dehors d’eux, mais une fois dits ils fondent une existence.

Ces mots fondamentaux sont prononcés par l’être lui-même.

Dire Tu, c’est dire en même temps le Je du couple verbal Je-Tu.

Dire Cela, c’est dire en même temps le Je du couple verbal Je-Cela.

Le mot principe Je-Tu ne peut être prononcé que par l’être entier.

Le mot-principe Je-Cela ne ne peut jamais être prononcé par l’être entier.

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Il n’y a pas de Je en soi; il y a le Je du mot-principe Je-Tu et le Je du mot-principe Je-Cela.

Quand l’homme dit Je, il veut dire l’un ou l’autre: Tu ou Cela.

Le Je auquel il pense est présent quand il dit Je.

Même quand il dit Tu ou Cela, c’est le Je de l’un ou de l’autre des mots-principes Je-Tu ou Je-Cela qui est présent. Être Je, dire Je, c’est même chose. Dire Je et dire l’un des mots-principes, c’est même chose.

Quiconque prononce un de ces mots-principes pénètre dans ce mot et s’y établi. (…)

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Voici l’éternelle origine de l’art: une forme se présente à l’homme et demande à être fixée dans une oeuvre. Cette forme n’est pas le produit de son âme, c’est une apparition du dehors qui se présente à cette âme et lui demande la force efficiente. Il s’agit là d’un acte essentiel de l’homme; s’il l’accomplit, s’il dit de tout son être le mot fondamental Je-Tu à la forme qui apparaît, alors la force efficiente ruisselle, l’œuvre naît.

Cet acte renferme un sacrifice et un risque. Un sacrifice? L’infinie possibilité immolée sur l’autel de la Forme. Il va falloir anéantir tout ce qui, naguère encore, se jouait dans la perspective. Rien n’en pénétrera dans l’œuvre. Telles sont les exigences de cette attitude exclusive, les yeux dans les yeux. Un risque? Le mot fondamental ne peut être dit que par l’être entier; celui qui s’y décide ne peut rien réserver de soi; et l’œuvre ne tolère pas, comme l’arbre ou l’homme, que je me délasse par une incursion dans le monde du Cela; car c’est elle qui commande. Si je ne la sert pas bien elle se brise ou elle me brise.

Cette forme qui m’apparaît, je ne peux ni la connaître d’expérience ni la décrire; je ne peux que la réaliser. Et cependant je la contemple dans l’éclat éblouissant du tête-à-tête exclusif, plus claire que toute la clarté du monde empirique. Non comme une chose à classer parmi les choses « intérieures », non comme une construction de notre « imagination », mais comme l’unique présence. Si on lui applique le critère de l’objectivité, cette forme n’a pas d’existence, mais qu’y a-t-il d’aussi présent qu’elle? Et je suis bien véritablement en relation avec elle; elle agit en moi comme j’agis en elle.

Agir, c’est créer; inventer, c’est trouver; donner une forme, c’est découvrir. En créant, je découvre. J’introduis la forme dans le monde du Cela. L’œuvre crée est une chose entre les choses, une somme de qualités, elle est donc expérimentable et descriptible. Mais à qui la contemple et la crée, elle peut bien des fois réapparaître sous une apparence corporelle. (…)

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Relation et réciprocité. Mon Tu agit en moi comme j’agis en lui. Nos élèves nous forment, nos œuvres nous édifient. Le « méchant » nous offre sa révélation dès que le mot fondamental a touché son être. Que de choses nous apprenons des enfants, des animaux! Nous vivons dans le torrent de la réciprocité universelle, unis à lui par un lien ineffable.

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-Tu parles d’amour comme si c’était la seule relation entre les hommes; mais as-t-le droit de le choisir comme unique exemple, puisqu’il y a aussi la haine?

-Tant que l’amour est aveugle, c’est-à-dire tant qu’il ne voit pas la totalité d’un être, c’est qu’il n’est pas encore soumis à cette notion fondamentale de la relation. La haine, de sa nature, reste aveugle: on ne peut haïr qu’une partie d’un être. Celui qui, ayant aperçu un être dans sa totalité, se voit contraint de le répudier, n’est plus dans le domaine de la haine; il est arrivé à la limite humaine de dire Tu. Si l’homme ne peut plus dire à son partenaire le mot fondamental qui exprime toujours l’acceptation de l’être auquel on l’adresse, s’il se sent obligé de renoncer à lui-même ou à l’autre, c’est qu’il touche à cette limite où le pouvoir de relation reconnaît sa propre relativité, limite qui ne peut être abolie qu’avec cette relativité elle-même. Mais celui qui éprouve immédiatement la haine est plus près de la relation que celui qui ne sent ni amour ni haine.

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Voici cependant la haute mélancolie de notre destination: dans le monde où nous vivons, le Tu devient immanquablement un Cela. Si exclusive qu’ait été sa présence dans la relation immédiate, dès qu’il a épuisé son action ou que cette action a été contaminée par des moyens, il devient un objet parmi les objets, l’objet principal peut-être, mais un objet quand même, soumis à la norme et à la loi. Dans l’œuvre, toute réalisation en un certain sens signifie qu’on renonce à toute réalisation dans un autre sens. L’intuition vraie est brève; déjà l’être naturel qui vient de se révèle à moi dans le mystère de l’action réciproque est devenue descriptible, décomposable, classable, n’est plus que le point d’intersection d’innombrables cycles de lois. Et l’amour lui-même ne peut se maintenir dans l’immédiateté de la relation; il dure, mais dans une alternance d’actualité et de latence. L’être humain qui naguère encore semblait unique et homogène, non pas existant mais présent, celui que l’on pouvait non pas éprouver mais réaliser, est devenu un Il ou un Elle, une somme de qualités, une quantité figurée. A présent je peux de nouveau extraire de lui la couleur de ses cheveux, la couleur de ses propos, la nuance de sa bonté; mais tant que j’ai cette possibilité, c’est qu’il n’est plus mon Tu ou ne l’est pas encore devenu. (….)

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On ne peut vivre dans la seule présence, elle nous dévorerait, s’il n’avait été qu’on la surmonte rapidement et totalement. Mais on peut vivre dans le passé uniquement, voire, c’est dans le passé seulement que l’on peut s’organiser une existence. Il suffit de consacrer tous nos instants à expérimenter et à utiliser, alors ils ne nous brûleront plus.

Et si tu veux que je te le dise avec tout le sérieux de la vérité: l’homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s’il ne vit qu’avec le Cela, il n’est pas pleinement un homme.

II Le Monde et l’Homme

L’esprit, tel qu’il se manifeste dans l’homme, est la réponse de l’homme à son Tu. L’homme parle diverses langues – langage verbal, langage de l’art, langage de l’action – mais l’esprit est un, il est la réponse de l’homme au Tu qui surgit au fond du mystère, qui l’appelle de sein du mystère. L’esprit, c’est le Verbe. Et de même que le langage devient parole dans le cerveau de l’homme et son dans son larynx – parole et son n’étant d’ailleurs que des fragments du phénomène vrai, car en réalité ce n’est pas le langage qui est dans l’homme mais l’homme qui est dans le langage et qui parle du sein du langage – de même aussi en est-il de toute parole et de tout esprit. L’esprit n’est pas dans le Je, il est dans la relation du Je au Tu. Il n’est pas comparable au sang qui circule en toi, mais à l’air que tu respire. L’homme vit en esprit quand il sait répondre à son Tu Il le peut quand il entre de tout son être dans la relation. C’est en vertu de sa capacité de relation seulement que l’homme peut vivre en esprit.

Mais c’est ici que se dresse dans toute sa force la fatalité attachée au phénomène de la relation. Plus la réponse est puissante, plus elle s’empare du Tu, plus elle en fait un objet. Seul le silence en présence du Tu, le silence de tous les langages, l’attente muette dans la parole informulée, indifférenciée, préverbale, laisse au Tu sa liberté, s’établit avec lui dans ce rapport d’équilibre où l’esprit, sans se manifester, est présent. Une réponse quelle qu’elle soit enchaîne le Tu au monde du Cela. C’est la mélancolie de l’homme, et c’est sa grandeur. Car c’est à ce prix que naissent chez les vivants et la connaissance, et l’œuvre, et l’image, et le modèle. (…)

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Le mot fondamental Je-Cela ne vient pas du Diable, car la matière ne vient pas du Diable. Ce qui est diabolique, c’est que la matière prétende être l’être. Si l’homme se laisse faire, le monde du Cela l’envahit dans sa croissance incessante, son Je perd pour lui sa réalité, jusqu’au jour où le cauchemar du Cela qui l’oppresse du dehors et le fantôme du Je qui se lève en lui échangent l’aveu chuchotant de leur éternelle damnation.

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(…) De même aussi le travail et la propriété ne peuvent être rachetés que par l’esprit; seule la présence de l’esprit peut infuser à tout travail la signification et la joie, à toute propriété la piété et le dévouement; non qu’il les y fasse couler à plein bords, mais quantum satis. Seul l’esprit peut transfigurer tout le produit du travail, tout le contenu de la propriété, et, tout en les laissant dans le monde du Cela auxquels ils appartiennent, en faire ses partenaires élus et une représentation du Tu. Il n’y a aucun résidu, même au moment de la pire détresse et, dans ce moment seulement, il y a un surplus insoupçonné. (…)

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Le monde du Cela est le règne absolu de la causalité. Tout phénomène « physique », perçu par les sens, mais aussi tout phénomène « psychique », préexistant dans l’expérience de soi, passe nécessairement pour causé et causant. Il n’en faut pas excepter les phénomènes auxquels on peut attribuer un caractère de finalité puisqu’ils font partie de l’ensemble du Cela; cet ensemble tolère bien une téléologie, mais seulement si elle est une contre-partie partielle de la causalité et si elle n’en lèse pas la complète continuité.

Le règne absolu de la causalité dans l’empire du Cela, bien qu’il soit d’une importance fondamentale pour l’ordonnance scientifique de la nature, ne pèse pas à l’homme qui n’est pas limité au monde du Cela et peut toujours s’évader dans le monde de la relation. Là le Je et le Tu s’affrontent librement dans une réciprocité d’action qui n’est liée à aucune causalité et qui n’en a pas la moindre teinture; là l’homme trouve la garantie de la liberté de son être et de la liberté de l’être en général. Celui-là seul qui connaît la relation et la présence du Tu est apte à prendre une décision. Celui qui prend une décision est libre parce qu’il s’est présenté devant la Face.

Voici toute la matière ignée de ma volonté emportée par une prodigieuse ondulation, tout mon possible tourbillonnant comme un monde en gestation, comme une masse enchevêtré et indissoluble, les regards séducteurs des virtualités flamboyant de toutes parts, le Tout présent comme une tentation, et le Je né en un éclair, les deux mains plongées dans la fournaise, le fouillant pour chercher ce qui s’y cache et qui le cherche: son acte; il le saisit enfin! Et aussitôt la menace de l’abîme est écartée, la multiplicité diffuse et fluide cesse de faire valoir l’égalité scintillante et ses appels innombrables, il n’y a plus que deux appels simultanés, l’Un et l’Autre, l’illusion et la mission. Mais c’est alors seulement que je commence à me réaliser. Car la décision ne consiste pas à réaliser l’Un et à laisser l’Autre s’amonceler comme une masse éteinte qui qui, de proche en proche, m’encrasserait l’âme. C’est en dérivant dans l’accomplissement de l’Un toute la force de l’Autre, en faisant entrer dans la réalisation de ce qui a été choisi, la passion intacte de ce qui a été répudiée, c’est en « servant Dieu avec nos mauvais instincts », que nous décidons et que nous décidons de l’événement. Si l’on a compris cela, on sait aussi que c’est bien la justice, la direction juste dans laquelle on se dirige, et selon laquelle on se décide; et s’il y avait un Diable, ce ne serait pas celui qui s’est décidé contre Dieu, mais celui qui de toute éternité ne s’est jamais décidé. (…)

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De même qu’on peut se rendre maître d’un cauchemar en l’interpellant par son nom véritable, le monde du Cela qui naguère encore écrasait de sa force redoutable l’humble force de l’homme est contraint de se soumettre à l’homme qui le connaît dans son fond. Il apparaît alors que ce monde du Cela éloigne de nous et nous rend étrangère cette plénitude proche et jaillissante d’où le Tu terrestre, sous toutes ses formes, vient à notre rencontre; sphère qui nous a semblé parfois grande et redoutable, mais maternelle toujours.

Mais l’homme qui porte, tapi au fond de lui, un fantôme – le Je privé de réalité – comment pourrait-i interpeller le cauchemar par son vrai nom? Comment la force de relation enfouie peut-elle ressusciter chez un être en qui à toute heure un fantôme vigoureux piétine les décombres? Comment un être constamment pourchassé sur une vaine arène pourrait-il se recueillir? Comment celui qui vit dans l’arbitraire prendrait-il conscience de la liberté?

De même que liberté et destinée sont solidaires, arbitraire et fatalité sont liés l’un à l’autre. Mais liberté et destin sont des fiancés qui enlacés composent le sens de la vie; arbitraire et fatalité, le fantôme de l’âme et le cauchemar du monde, signent un compromis, vivent côte à côte tout en s’évitant, sans lien et sans frottement, dans l’absurde, jusqu’à ce qu’en un éclair les regards égarés se rencontrent et qu’explose soudain l’aveu de leur double servitude. Combien d’esprits, d’éloquence et d’artifice ne dépense-t-on pas de nos jours pour empêcher ou tout au moins pour déguiser cet évènement?

L’homme libre est celui dont la Volonté est exempte d’arbitraire. Il croit à la réalité, c’est-à-dire au lien réel qui joint la dualité réelle du Je et du Tu. Il croit à sa destinée, il croit qu’elle a besoin de lui; elle ne le tient pas en lisières, elle l’attend; il faut qu’il aille vers elle de tout son être, il le sait. Ce qui arrivera ne ressemblera pas à ce que sa résolution imagine; mais ce qui adviendra que s’il est résolu à vouloir ce qu’il est capable de vouloir. Il lui faut sacrifier son petit vouloir esclave, régit par les choses et par les instincts, à son grand vouloir qui s’éloigne de l’action déterminée pour aller à l’action prédestinée. Il n’intervient plus, et pourtant il ne se contente pas de laisser faire. Il épie ce qui va se développer au fond de l’être, il surveille le cheminement de ce qui est essentiel dans le monde; non pour se laisser porter par l’essentiel, mais pour le réaliser, tel que l’essentiel veut être réalisé par l’homme dont il a besoin, par le moyen de l’esprit humain et de l’acte humain, de la vie humaine et de la mort humaine. Il croit ais-je dit; ce qui revient à dire: il s’offre à la rencontre.

L’homme qui vit dans l’arbitraire ne croit pas, il ne se prête pas à la rencontre. Il ignore la liaison, il ne connaît que le monde fiévreux du dehors et son fiévreux plaisir dont il sait user; il suffit de donner au pouvoir d’utilisation un nom antique, et il prend place aussitôt parmi les dieux. Quand cet homme là dit Tu, il pense: Toi dont je peux faire usage, et ce qu’il appelle sa destinée, c’est une façon d’armer et de munir d’une sanction son don d’utilisation. En vérité, il n’a pas de destinée, il est déterminée par les choses et par les instincts, et quand il s’y soumet, c’est avec un sentiment de son indépendance qui est justement celui de l’arbitraire. Il n’a pas de grand vouloir, il y substitue l’arbitraire. Il est tout à fait inapte au sacrifice bien qu’il lui arrive d’en parler; tu le reconnaîtra à ce signe qu’il ne fait jamais de sacrifice. Il intervient constamment, et dans l’intention de provoquer les évènements. Comment, te dit-il, devrait-on se priver d’aider la destinée, d’user de moyens accessibles qui en favorisent les fins? C’est sous cet angle aussi qu’il envisage l’homme libre, et il ne peut le voir autrement. Mais l’homme libre n’a pas ici-bas de fin pour laquelle il se procure des moyens; il n’a qu’une résolution,, celle d’aller vers sa destinée. cette résolution prise, il lui arrivera de se renouveler à chaque tournant du chemin, mais il cesserait de croire à sa propre vie plutôt que de croire que la résolution de son grand vouloir soit insuffisante et qu’il faille la soutenir par des moyens. Mais l’homme de l’arbitraire, incrédule jusqu’aux moelles, ne voit partout qu’incrédulité et arbitraire, choix des fins et invention des moyens. Un homme privé du sacrifice et de la grâce, de la rencontre et de la présence, un monde empêtré dans les fins et dans les moyens, voilà son monde; il ne peut être indifférent, et c’est là ce qu’on appelle la fatalité. Ainsi, malgré toute sa gloriole, il est empêtré inextricablement, empêtré dans l’irréel, et il le sait, dès qu’il y réfléchit; c’est pourquoi il emploie le meilleur de son esprit à empêché ou tout au moins à déguiser cette réflexion. Mais s’il permettait à ce sentiment de sa propre déchéance, de la différence entre le Je réel et le Je irréel, de plonger des racines dans l’humus nourricier que l’homme appelle le désespoir et d’où germent la destruction de soi et la régénération, ce serait déjà le début du revirement.

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(…) Voyons un peu, voyons s’il en est ainsi. Les formes du langage verbal ne prouvent rien; bien des Tu exprimés ne signifient au fond qu’un Cela auquel on dit Tu par habitude et par apathie, et beaucoup de Cela signifient un Tu dont on a gardé au fond de soi un souvenir lointain. Ainsi en des cas innombrables le Je n’est qu’un pronom indispensable, une abréviation nécessaire de Celui qui parle. Mais la conscience de soi? Quand dans une phrase on emploie le vrai Tu de la relation et dans une autre le Cela d’une expérience, et quand dans les deux cas on a vraiment pensé le Je, est-ce la même conscience de soi qui s’exprime?

Le Je du mot fondamental Je-Tu est différent du Je du mot fondamental Je-Cela.

Le Je du mot fondamental Je-Cela apparaît comme un être isolé et prend conscience de soi comme d’un sujet (sujet de la connaissance pratique et de l’usage).

Le Je du mot fondamental Je-Tu apparaît comme une personne et prend conscience de soi comme d’une subjectivité (sans génitif régime).

L’être subjectif apparaît dans la mesure où il se distingue des autres êtres isolés. La personne apparaît au moment où elle entre en relation avec d’autres personnes.

L’un est le signe intellectuel d’une séparation naturelle, l’autre est le signe intellectuel d’une liaison naturelle.

Le but de cette séparation c’est l’expérience et l’utilisation, qui ont pour fin à leur tour la vie, c’est-à-dire la mort étendue au terme d’une vie humaine.

Le but de la relation c’est un être propre, c’est-à-dire le contact du Tu. Car dans le contact d’un Tu, quel qu’il soit, nous sentons passer un souffle de ce Tu qui est la Vie éternelle.

Celui qui est dans la relation participe à une réalité, c’est à dire à un être qui n’est pas uniquement en lui ni uniquement hors de lui. (…)

III Le toi éternel

Les lignes de toutes les relations, si on les prolonge, se coupent dans le Tu éternel.

Chaque Tu individuel ouvre une perspective sur le Tu éternel. Dans chaque Tu individuel, le mot fondamental invoque le Tu éternel. Cette fonction médiatrice du Tu de tous les êtres permet aux relations entre les êtres de s’accomplir, mais entrave aussi l’accomplissement de ces relations. Le Tu inné se réalise en chacun et ne se parachève en aucun. Il ne se réalise parfaitement que dans la relation immédiate avec le seul Tu qui par essence ne puisse jamais devenir un Cela.

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L’instinct du Tu, qui est inné à l’homme, lorsqu’il a rencontré, au terme de ses relations avec les êtres isolés, la déception de les voir se transformer en Cela, aspire à dépasser ces êtres, et pourtant il ne s’élance pas vers son Tu éternel. On ne cherche pas ce Tu comme on cherche une chose; il n’y a pas, à proprement parler, de « quête de Dieu », parce qu’il n’y a rien où on ne le puisse trouver. Entreprise folle et désespérée, que de s’écarter du chemin de sa propre vie pour chercher Dieu! Se fût-on approprié toute la sagesse de la solitude et toute la vertu du recueillement, on manquerait à trouver Dieu. L’homme qui cherche Dieu est bien plutôt comparable à celui qui, allant son chemin, souhaite que ce soit le bon chemin; c’est dans la force de ce vœu que s’exprime son aspiration. Chaque relation, à mesure qu’elle se produit, est une station qui lui ouvre un jour sur la relation seule satisfaisante; ainsi, dans toutes ces relations, il participe à la relation totale, mais aussi il en est exclu, du fait qu’il y est présent. Toujours sur le qui-vive, mais sans rien chercher, il suit sa route; de là sa sérénité à l’égard des choses et cette façon qu’il a de les toucher comme pour leur venir en aide. Mais quand il a trouvé la relations vraie, son cœur ne se détourne pas des choses, bien que tout à présent lui soit donné d’un seul coup. Il bénit tous les ermitages qui l’ont hébergé et tous ceux qui l’abriteront encore à l’avenir. Car cette rencontre n’est pas le terme du chemin, elle en est éternellement le milieu.

C’est une trouvaille que l’on n’a pas cherchée, une découverte de ce qui est originel et primitivement donné. L’instinct du Tu qui ne peut s’assouvir avant d’avoir trouvé son Tu infini se l’est représenté dès l’origine; il a fallu seulement que cette présence prenne pour lui sa pleine réalité, parce que la vie tout entière lui est apparue désormais sanctifiée. (…)

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La situation « religieuse » de l’homme, son existence dans la présence est caractérisée par des antinomie essentielles et insolubles. Ces antinomies en font justement l’essence, parce qu’elles sont insolubles. Admettre la thèse en excluant l’antithèse, c’est altérer le sens de cette situation. Chercher à représenter ces antinomies comme relatives, c’est détruire le sens de la situation. Vouloir résoudre les conflits de ces antinomies avec autre chose qu’avec la vie, c’est pécher contre le sens de la situation. Le sens de cette situation, c’est qu’elle doit être vécue avec toutes ses antinomies et qu’elle ne peut qu’être vécue, vécue plusieurs fois, de façon toujours nouvelle et imprévisible, inimaginable et imprescriptible d’avance.

Une comparaison entre les antinomies religieuses et les antinomies philosophiques rendra les choses plus claires. Kant peut bien ramener à la relativité l’antinomie philosophique de la nécessité et de la liberté, en attribuant l’une au monde phénoménal, l’autre au monde nouménal, de telle sorte que les deux postulats cessent de s’opposer de front et signent un compromis, comme les deux mondes dans lesquels ils sont valables. Mais si je pense la nécessité et la liberté non dans des mondes abstraits mais dans la réalité de ma présence devant Dieu, si je sais que je suis « livré » et qu’en même temps « tout dépend de moi », alors je ne peux plus chercher à échapper au paradoxe qui est ma vie même, alors il est inutile d’assigner aux deux principes inconciliables deux domaines séparés, inutile d’avoir recours à aucun artifice théologique pour réconcilier ces concepts; je suis contraint de les vivres simultanément, et lorsqu’on les vit, ils sont un.

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Le monde du Cela est cohérent dans l’espace et dans le temps.

Le monde du Tu n’est cohérent ni dans l’espace ni dans le temps.

Il a sa cohérence au point central où les lignes prolongées des relations se coupent dans le Tu éternel.

A l’intérieur du grand privilège de la relation pure, les privilèges du monde du Cela sont abolis. La continuité du monde du Tu est faite de ce privilège: les moments isolés de la relation se groupent pour former une vie universelle de liens réciproques. Ce privilège confère au monde du Tu sa force plastique; l’esprit est apte à pénétrer et à transformer le monde du Cela. Par ce privilège nous échappons à l’hétérogénéité du monde, à l’irréalité du moi, à la tyrannie des fantômes. Le revirement consiste à reconnaître que l’on a atteint le milieu du chemin, et à faire volte-face. Dans cet acte essentiel ressuscite la force de relation enfouie dans l’homme, le flot qui gonfle les sphères des diverses relations se déverse en torrents de vie et renouvelle notre monde.

Peut-être pas le nôtre seulement. Car nous pouvons pressentir que le monde métacosmique, la forme primitive de la dualité, inhérente au monde comme totalité dans son rapport avec ce qui n’est pas le monde, cette dualité dont la forme humaine est la dualité des attitudes, des bases du langage et des aspects de l’univers, se manifeste dans un double mouvement: l’un qui se détournant de l’origine première entretient le Tout en état de devenir, et l’autre qui, revenant à cette origine première permet au Tout la rédemption dans l‘être. Ces deux mouvements se déploient nécessairement dans le temps, mais ils sont enclos par grâce dans la Création intemporelle, qui, de façon inconcevable, est à la fois libération et retenue, abandon et liaison. La conscience que nous avons de cette dualité fait silence devant le paradoxe du mystère initial.